Le Printemps arabe contre le terrorisme : enjeux et perspectives

De Baripedia

L’enjeu de cette réflexion est d’examiner le lien entre le Printemps arabe et le terrorisme. Si le Printemps arabe a pu constituer une parenthèse dans l’action violente, il semble aujourd’hui, au regard des dynamiques observées dans les pays anciennement « libérés », que l’on puisse parler d’un phénomène inverse : le terrorisme contre le Printemps arabe.

Quelles relations peut-on établir entre le Printemps arabe, mouvement à la fois populaire et spontané, et la place du terrorisme dans l’espace musulman ? La première interrogation porte sur la justice et l’équité, fondements d’une gouvernance politique saine et inclusive. Ces révolutions ont été animées par une quête de justice et non par une volonté de recours à la violence politique. Le réveil des peuples s’est manifesté par une soif de démocratie et un rejet de toute forme de violence, qu’elle soit d’ordre militaire, comme celle exercée par les régimes prétoriens, ou qu’elle prenne la forme d’un terrorisme motivé par des idéologies radicales. Toutefois, ces sociétés étaient et demeurent marquées par des blocages structurels profonds : chômage élevé, inégalités socio-économiques croissantes et hiérarchisation rigide des statuts sociaux. La spontanéité des soulèvements du Printemps arabe révèle une certaine authenticité, celle d’une mobilisation en faveur d’une transformation politique où la démocratie de la rue devrait, en théorie, conduire à une démocratie institutionnalisée.

Deux grandes visions s’opposent quant au lien entre révolution populaire et question terroriste. La première suggère une relation de cause à effet immédiate : le réveil démocratique, de Tunis à Benghazi en passant par Le Caire, aurait marginalisé le terrorisme. Selon cette perspective, la soif de démocratie et d’égalité aurait porté un coup fatal aux formes de violence politique, y compris celles portées par des groupes tels qu’Al-Qaïda.

La seconde vision nuance cette approche optimiste. Elle postule que si le Printemps arabe a ouvert une fenêtre d’émancipation, il a également soulevé une question fondamentale : celle de la viabilité des transitions démocratiques. Ces transitions étant généralement lentes et incertaines, une partie de la population, frustrée par l’absence de résultats concrets, pourrait être tentée de se tourner vers des alternatives radicales. Une hypothèse pessimiste envisagerait ainsi que ce vide politique et institutionnel ait favorisé un retour du fondamentalisme religieux, réactivant les dynamiques d’un islam politique indissociable de la violence, qu’elle soit portée par des groupes terroristes comme Al-Qaïda ou instrumentalisée à des fins étatiques.

Ces deux lectures antithétiques ont profondément marqué le débat sur l’issue des Printemps arabes. Ces derniers auraient pu soit ouvrir la voie à une nouvelle forme de violence politique, soit constituer une opportunité historique pour éliminer l’action violente. La temporalité joue ici un rôle déterminant : elle permet d’envisager soit l’émergence d’un nouvel ordre politique et social, soit un enlisement dans des conflits et des crises récurrentes. Contrairement à la simple protestation, qui exprime une opposition mais n’implique pas nécessairement une transition démocratique, l’instauration d’une véritable démocratie requiert des mécanismes de régulation sociale et institutionnelle capables de transformer la contestation en projet de construction et d’échange.

Enfin, le Printemps arabe a engendré un effet de cascade [« the Arab Spring’s cascading effects »], la Tunisie ayant joué un rôle de catalyseur dans la diffusion du mouvement. Toutefois, l’analyse doit aussi s’attarder sur les pays qui n’ont pas connu de soulèvements similaires et sur les facteurs expliquant cette absence. Comprendre et analyser ce phénomène reste un défi, d’autant plus que les référentiels occidentaux tendent à biaiser notre perception de la démocratie et des dynamiques politiques dans le monde arabe. L’interprétation et l’intégration de ces révolutions dans une grille de lecture globale se sont avérées complexes en Occident, révélant la difficulté à saisir pleinement la singularité des transitions politiques à l’œuvre.

Le Printemps arabe et le terrorisme islamiste : la théorie de la boîte de Pandore

L’ouverture des régimes autoritaires comme déclencheur d’instabilité

L’hypothèse de la boîte de Pandore repose sur l’idée que tant que les régimes politiques du Moyen-Orient demeuraient autoritaires et répressifs, ils parvenaient à contenir les tensions internes. Le Printemps arabe a brisé cet équilibre, précipitant une instabilité qui, dans plusieurs cas, a empêché l’émergence d’un ordre démocratique stable.

Si ces soulèvements étaient initialement portés par une volonté de réforme et d’ouverture, leur dynamique a souvent abouti à un vide politique dans les États où les régimes en place ont été renversés. Cette vacance du pouvoir, combinée à l’absence de structures institutionnelles solides, a favorisé l’émergence d’acteurs non étatiques cherchant à exploiter cette transition chaotique. Ainsi, loin de marquer un tournant vers la démocratie, le Printemps arabe s’est parfois transformé en catalyseur de nouvelles formes d’instabilité, facilitant la montée en puissance de mouvements terroristes islamistes.

Dans certains pays, cette instabilité a conduit à l’effondrement des institutions étatiques, laissant le champ libre à des groupes radicaux capables de tirer profit du désordre ambiant. En Syrie, en Libye ou encore au Yémen, l’affaiblissement du pouvoir central a offert un terreau favorable à des organisations comme Daech ou Al-Qaïda, qui ont su instrumentaliser les frustrations sociales et politiques pour asseoir leur influence. Dès lors, le Printemps arabe peut être perçu non plus seulement comme un mouvement de libération démocratique, mais également comme un facteur ayant facilité la réactivation de la menace terroriste à l’échelle régionale.

Un prisme occidental biaisant l’interprétation du Printemps arabe

L’Occident a appréhendé les révolutions arabes à travers le prisme de ses propres modèles politiques, profondément ancrés dans l’héritage de la cité athénienne et des démocraties libérales modernes. Cette grille de lecture a souvent conduit à une vision biaisée des événements, empêchant une compréhension fine des dynamiques institutionnelles propres aux sociétés du Moyen-Orient.

En projetant sur ces sociétés ses propres référents démocratiques, l’Occident a eu tendance à considérer le Printemps arabe comme une étape naturelle vers l’instauration de gouvernements représentatifs et stables. Cette approche a cependant sous-estimé la complexité des contextes locaux, marqués par des structures étatiques fragiles, des divisions sociopolitiques profondes et des héritages historiques spécifiques. Loin d’être un simple processus de transition vers un modèle démocratique universel, les révolutions arabes ont révélé des tensions internes qui n’ont pas toujours trouvé de résolution institutionnelle, ce qui a contribué à la persistance de l’instabilité.

Par ailleurs, cette perception occidentale a parfois conduit à des attentes irréalistes quant à la rapidité et à la viabilité des transformations politiques en cours. La croyance en un passage quasi automatique de l’autoritarisme à la démocratie a occulté les multiples obstacles à cette transition, notamment le rôle des forces armées, des groupes religieux et des rivalités claniques dans la recomposition du pouvoir. Ce décalage entre les projections occidentales et la réalité du terrain a ainsi alimenté une incompréhension des trajectoires politiques post-révolutionnaires, rendant plus difficile l’élaboration de stratégies adaptées aux nouveaux équilibres régionaux.

La modernité politique, un monopole occidental ?

Pendant longtemps, la science politique occidentale a entretenu l’idée que la modernité politique — définie comme la capacité d’une société à évoluer vers un régime démocratique — était une spécificité des démocraties libérales. Cette conception reposait sur l’hypothèse selon laquelle l’histoire politique occidentale constituait un modèle universel, applicable à toute société engagée dans un processus de transformation institutionnelle.

Dans cette perspective, les régimes du Moyen-Orient ont souvent été perçus comme intrinsèquement réfractaires à la démocratie, en raison de facteurs supposés immuables tels que l’héritage tribal, le poids des structures religieuses ou la centralisation autoritaire du pouvoir. Cette lecture simpliste a conduit à une perception erronée des trajectoires politiques de la région, en négligeant les dynamiques internes qui, à plusieurs reprises, ont témoigné d’une volonté de réforme et d’adaptation.

En réalité, l’évolution politique de ces États ne peut être réduite à un simple retard par rapport à l’Occident. Les contextes historiques, économiques et sociaux dans lesquels ils se sont développés ont façonné des modèles de gouvernance spécifiques, qui ne suivent pas nécessairement le cheminement linéaire imaginé par la science politique occidentale. En minimisant ces particularités, les analyses dominantes ont souvent omis d’examiner comment des formes alternatives de modernité politique pouvaient émerger, indépendamment des schémas institutionnels européens.

L’illusion d’une transition démocratique par le développement économique

Un postulat central de la pensée politique occidentale a longtemps reposé sur l’idée que la démocratisation suivait naturellement le développement économique. Selon cette vision, la mise en place d’un modèle de croissance libérale devait mécaniquement favoriser l’émergence d’institutions démocratiques, comme cela avait été observé en Europe et en Amérique du Nord.

Ce schéma a conduit à des tentatives d’ingénierie politique visant à transposer des modèles démocratiques dans des pays dont les structures socio-politiques différaient profondément des contextes occidentaux. L’approche reposait sur l’hypothèse que la libéralisation économique entraînerait nécessairement l’ouverture politique et la consolidation d’un État de droit. Cependant, l’histoire récente a démontré que cette transition n’était ni automatique ni linéaire.

Dans plusieurs cas, les bouleversements économiques et politiques ont généré des frustrations au sein des populations, en raison de l’aggravation des inégalités et de la persistance de structures oligarchiques ou clientélistes. Loin de favoriser une transition démocratique harmonieuse, ces déséquilibres ont parfois renforcé les tensions sociales et les revendications identitaires. Ce climat d’incertitude a offert un terreau favorable aux mouvements extrémistes, qui ont su exploiter les désillusions liées à ces processus de transformation inaboutis. Ainsi, loin d’être un levier automatique vers la démocratie, le développement économique peut aussi générer des effets contradictoires lorsqu’il n’est pas accompagné d’une refonte institutionnelle adaptée aux réalités locales.

A priori conceptuels de la vision ethnocentrique de la modernité politique occidentale

L’analyse de la modernité politique dans le monde arabe a longtemps été dominée par une approche ethnocentrique, selon laquelle l’Occident détiendrait le monopole du progrès démocratique. Cette perception repose sur des théories postulant l’incapacité des sociétés moyen-orientales à développer leurs propres dynamiques de modernisation, nécessitant ainsi une impulsion exogène pour amorcer une transition démocratique.

Daniel Lerner (1917-1980), professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), illustre cette perspective dans The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East (1958), une étude portant sur l’Égypte, l’Iran, la Jordanie, le Liban, la Syrie et la Turquie. Selon lui, ces sociétés sont structurellement entravées par des facteurs internes tels que le poids des tribus, la corruption et l’influence des militaires, qui empêchent toute évolution vers la modernité politique. Dès lors, la démocratisation ne pourrait être qu’un phénomène imposé de l’extérieur, l’Occident étant perçu comme le seul acteur capable d’initier un tel processus. Cette vision exclut d’emblée la possibilité d’une modernité politique propre au monde arabe et considère le changement comme une nécessité exogène.

Dans le cadre de la théorie de la modernisation, cette transition passerait avant tout par un bouleversement économique. L’industrialisation, la diffusion des technologies, la transformation des rapports de production et la massification des biens de consommation sont considérés comme les principaux vecteurs d’un changement sociétal aboutissant inéluctablement à la démocratie. L’urbanisation y joue un rôle clé : en altérant les structures sociales traditionnelles, elle favoriserait l’adoption de nouvelles normes compatibles avec le modèle démocratique occidental. Par ailleurs, Lerner attribue aux médias et aux nouvelles technologies une fonction centrale dans ce processus, considérant que l’élargissement de l’espace communicationnel permettrait de diffuser des valeurs universalistes et d’accélérer la transition politique.

Cependant, ces théories ont progressivement perdu en pertinence, car elles reposent sur une vision dépassée du développement économique et politique, ignorant la diversité des trajectoires historiques et culturelles du monde arabe. En réaction à ces approches, d’autres perspectives ont émergé, proposant une lecture alternative des dynamiques de modernisation, prenant en compte les spécificités locales et remettant en question le postulat selon lequel la modernité politique serait l’apanage exclusif de l’Occident.

L’émergence d’une modernité politique arabe : une alternative aux modèles occidentaux

En réponse à la vision dominante véhiculée par Lerner et d’autres théoriciens du développement, certains intellectuels ont défendu l’idée d’une modernité politique propre aux sociétés arabes. Parmi eux, Jacques Berque (1910-1995) a plaidé pour une remise en question du paradigme occidental de la modernisation. Il invite à s’éloigner de la conception hégémonique imposée par l’Occident pour envisager ce qu’il nomme une « seconde modernité », spécifiquement arabe.

Berque souligne que la modernité que nous considérons comme universelle est en réalité une modernité occidentale, façonnée par l’héritage de la démocratie athénienne et du welfare state. Cette approche tend à exclure d’autres formes d’organisation politique qui, bien que distinctes des modèles européens, ne sont pas nécessairement incompatibles avec les principes démocratiques. Selon lui, l’une des erreurs fondamentales des analyses dominantes réside dans l’hypothèse d’une incompatibilité structurelle entre islam et démocratie. Or, il existerait au sein des sociétés musulmanes des traditions de gouvernance de proximité et des droits d’expression individuelle qui ne correspondent pas aux standards occidentaux, mais qui participent néanmoins à la vie politique locale.

De plus, Berque met en avant l’existence de « poches démocratiques » au sein de certains régimes autoritaires arabes, où des formes d’expression politique et sociale ont pu émerger en marge du pouvoir central. Sous les présidences d’Anouar el-Sadate et de Hosni Moubarak en Égypte, par exemple, certains espaces de dialogue et de participation ont existé, bien que de manière limitée. Ces exemples suggèrent que la modernité politique arabe ne doit pas être envisagée exclusivement à travers le prisme occidental, mais peut suivre des dynamiques propres, ancrées dans les réalités culturelles et historiques de la région.

Cette lecture alternative permet de dépasser l’idée selon laquelle l’Occident détient le monopole du progrès démocratique. Elle ouvre la voie à une réflexion plus nuancée sur les trajectoires politiques du monde arabe, en tenant compte des facteurs locaux et en reconnaissant l’existence d’une modernité politique qui ne se limite pas aux cadres définis par les démocraties libérales occidentales.

Vision du monde politique arabe comme celui de la fixité

L’Occident et la perception d’un monde arabe immobile

L’un des biais majeurs de l’analyse occidentale du monde arabe repose sur une vision figée de son développement politique, le présentant comme un espace immobile et incapable d’évolution. Cette perception de la fixité découle d’une approche ethnocentrique où l’Occident, se considérant comme le moteur du progrès, a défini les sociétés arabes comme structurellement statiques, incapables de produire leurs propres dynamiques de modernisation.

Ce discours se traduit notamment par une caricature des figures politiques arabes, à l’image de Gamal Abdel Nasser, souvent réduit au rôle de dirigeant autoritaire hostile à toute réforme. De même, les régimes militaires arabes sont généralement perçus comme des structures prétoriennes fermées sur elles-mêmes, ne laissant aucune place à l’évolution institutionnelle. L’islam, quant à lui, est fréquemment présenté comme un facteur intrinsèque d’incompatibilité avec la démocratie, contribuant à entretenir l’idée que les sociétés arabes seraient enfermées dans un modèle politique rigide, imperméable au changement.

Cette vision réductrice occulte pourtant les transformations internes qui ont traversé ces sociétés et qui témoignent d’une capacité d’adaptation bien plus complexe que ne le laissent entendre les analyses dominantes.

La Guerre froide et l’instrumentalisation de la fixité politique

Une vision schizophrénique de la démocratie et du soutien aux régimes autoritaires

L’Occident développe une contradiction fondamentale dans son rapport au monde arabe, prônant la démocratie comme un modèle exclusivement occidental tout en soutenant des régimes autoritaires qui entravent toute ouverture politique. Cette posture paradoxale est particulièrement manifeste après la décolonisation : d’un côté, les puissances occidentales revendiquent le droit des peuples à l’autodétermination, mais de l’autre, elles maintiennent leur influence en consolidant leur soutien aux régimes militaires les plus rigides, considérés comme des remparts contre l’instabilité.

Cette approche relève d’une logique de realpolitik où la stabilité régionale prime sur les principes démocratiques. Dans cette perspective, les régimes autoritaires sont perçus non pas comme des entraves au progrès politique, mais comme des alliés stratégiques garantissant un ordre conforme aux intérêts occidentaux. Loin d’encourager des transformations politiques significatives, la stratégie occidentale vise donc plutôt à tempérer certaines politiques de ces gouvernements pour les rendre plus « acceptables » sur la scène internationale, sans remettre en question leur autoritarisme structurel.

Cette contradiction a des conséquences directes sur les dynamiques politiques internes du monde arabe. En privant les populations locales de véritables perspectives démocratiques et en consolidant des élites soutenues de l’extérieur, l’Occident alimente un sentiment de frustration et d’exclusion. Cette situation nourrit à son tour des revendications de rupture qui, dans certains cas, trouvent un écho dans des formes d’opposition radicales, renforçant les tensions politiques et sociales à long terme.

La respectabilité stratégique des régimes arabes

Le paradoxe occidental se manifeste de manière flagrante au tournant des années 1990, lorsque plusieurs régimes arabes autoritaires gagnent en légitimité en raison de leur alignement stratégique avec l’Occident. Entre 1990 et 1991, l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie s’engagent aux côtés des puissances occidentales dans la coalition internationale contre l’Irak de Saddam Hussein. Cette participation leur confère un regain de respectabilité diplomatique, malgré la nature autoritaire de leurs gouvernements. Loin d’inciter à des réformes politiques, l’Occident renforce alors ses liens avec ces États, consolidant leur pouvoir au détriment d’une véritable ouverture démocratique.

Un second moment clé dans cette convergence entre régimes autoritaires arabes et Occident survient après les attentats du 11 septembre 2001. La lutte contre le terrorisme devient une priorité absolue, reléguant au second plan toute volonté de démocratisation du monde arabe. Des États autrefois dénoncés comme complices du terrorisme international, à l’image de la Libye de Mouammar Kadhafi, voient leur statut évoluer dès lors qu’ils adoptent une posture sécuritaire conforme aux attentes occidentales. Autrefois marginalisé et considéré comme un acteur central du terrorisme global, le régime libyen devient progressivement un interlocuteur « respectable », du moment qu’il s’aligne sur les priorités occidentales en matière de lutte contre l’islamisme radical.

Cette évolution illustre la flexibilité des critères de reconnaissance internationale appliqués aux régimes arabes, où les considérations démocratiques sont éclipsées par les impératifs stratégiques, consolidant des régimes autoritaires sous couvert de stabilité régionale.

Une contradiction aux conséquences profondes

Le paradoxe occidental – prônant la démocratie tout en soutenant des régimes qui la répriment – a engendré des conséquences majeures sur la stabilité politique du monde arabe. En privilégiant la coopération avec des gouvernements autoritaires sous couvert de maintien de l’ordre et de la stabilité, l’Occident a indirectement nourri la frustration des populations locales, privées de perspectives démocratiques et soumises à des régimes répressifs.

Cette contradiction a renforcé un sentiment de désenchantement vis-à-vis des valeurs démocratiques, perçues comme instrumentalisées au gré des intérêts géopolitiques. Loin de voir en l’Occident un promoteur sincère des libertés et des droits politiques, de nombreux mouvements contestataires ont progressivement interprété son action comme une complicité avec les dynamiques autoritaires du monde arabe. Cette dissonance a non seulement alimenté la défiance à l’égard des puissances occidentales, mais aussi favorisé l’émergence de formes d’opposition radicales, certaines dérivant vers des idéologies hostiles à l’ordre politique soutenu par l’Occident.

En légitimant des régimes autoritaires tout en affichant un discours en faveur de la démocratie, l’Occident a donc contribué à créer un terrain propice à l’instabilité et à l’exacerbation des tensions politiques au sein du monde arabe.

La reconnaissance tacite des régimes autoritaires en tant que remparts contre l’islamisme

Dans ce contexte, certains régimes autoritaires arabes, bien que critiqués par les puissances occidentales, ont bénéficié d’une forme de reconnaissance tacite dès lors qu’ils faisaient de la lutte contre l’islamisme un pilier de leur politique. La Libye de Mouammar Kadhafi en est un exemple frappant : longtemps qualifiée d’« État terroriste » en raison de son soutien à divers mouvements armés, elle a néanmoins gagné une certaine légitimité lorsqu’elle a adopté une ligne répressive à l’égard des groupes islamistes radicaux.

Ce pragmatisme occidental illustre une application évidente de la realpolitik, où l’idéologie et les principes démocratiques sont relégués au second plan face aux impératifs stratégiques. La stabilité régionale, perçue comme un enjeu prioritaire, a conduit les grandes puissances à tolérer, voire à soutenir, des régimes autoritaires jugés indispensables à la lutte contre l’islamisme radical.

Ainsi, la représentation d’un monde arabe figé politiquement n’apparaît pas tant comme une réalité intrinsèque que comme une construction stratégique, façonnée pour justifier certaines alliances et préserver les équilibres régionaux. Loin d’être immobile, le monde arabe a connu et continue de connaître des transformations profondes, souvent occultées par des prismes analytiques façonnés par des intérêts extérieurs.

La reconnaissance tacite des régimes autoritaires en tant que remparts contre l’islamisme

La légitimation de régimes autoritaires sous couvert de lutte contre l’islamisme

Dans un contexte où l’islamisme est perçu comme une menace prioritaire, plusieurs régimes autoritaires arabes ont bénéficié d’une reconnaissance tacite de la part des puissances occidentales, malgré leur gouvernance répressive. La lutte contre l’islamisme radical est ainsi devenue un facteur clé de légitimation internationale, permettant à ces régimes de renforcer leur position sur la scène diplomatique.

La Libye de Mouammar Kadhafi illustre parfaitement ce basculement. Longtemps considérée comme un État terroriste en raison de son soutien à divers mouvements armés, elle a progressivement regagné une certaine respectabilité à partir du moment où son régime a adopté une posture plus agressive à l’égard des groupes islamistes radicaux. Ce revirement stratégique a permis à Kadhafi de redéfinir son rôle dans l’échiquier géopolitique, en apparaissant non plus comme un facteur d’instabilité, mais comme un rempart contre l’expansion du terrorisme islamiste.

Ce type d’évolution témoigne du caractère fluctuant des alliances internationales, où les considérations sécuritaires priment souvent sur les principes démocratiques, conduisant à une acceptation pragmatique des régimes autoritaires dès lors qu’ils s’alignent sur les priorités stratégiques occidentales.

La realpolitik au détriment des principes démocratiques

La reconnaissance tacite des régimes autoritaires arabes s’inscrit dans une logique de realpolitik, où les impératifs stratégiques prennent systématiquement le pas sur les principes démocratiques. Loin de promouvoir des réformes politiques, l’objectif premier des puissances occidentales a été d’assurer la stabilité régionale en s’appuyant sur des gouvernements perçus comme des remparts face à la menace islamiste.

Dans ce cadre, les régimes autoritaires ne sont plus considérés comme des obstacles à la modernisation politique, mais comme des partenaires nécessaires pour contenir les forces radicales. Ce pragmatisme a conduit les grandes puissances à non seulement tolérer, mais parfois soutenir activement ces gouvernements, malgré leurs pratiques répressives. En échange d’un engagement ferme contre l’islamisme, ces régimes ont bénéficié d’une certaine impunité diplomatique, leur permettant de renforcer leur pouvoir sans être réellement contraints à des évolutions démocratiques.

Cette complaisance a eu des conséquences directes sur les sociétés locales, où les espoirs de transformation politique ont été étouffés par la consolidation des régimes autocratiques. En privilégiant la stabilité immédiate à une transition démocratique progressive, les puissances occidentales ont indirectement contribué au maintien d’un statu quo qui a nourri frustration et radicalisation au sein des populations.

Une construction stratégique masquant les transformations du monde arabe

Derrière la reconnaissance tacite des régimes autoritaires arabes se cache une vision stratégique qui repose sur une représentation figée du monde arabe. Cette image d’immobilisme politique ne relève pas d’une réalité objective, mais plutôt d’une construction visant à justifier le maintien d’alliances avec des gouvernements autoritaires sous prétexte de stabilité régionale. En soutenant ces régimes, l’Occident a contribué à figer artificiellement certaines dynamiques politiques, occultant ainsi les évolutions profondes à l’œuvre dans ces sociétés.

Pourtant, le monde arabe n’a jamais été statique. Il a connu et continue de connaître des transformations politiques, économiques et sociales majeures, souvent sous-estimées ou mal interprétées par les prismes analytiques occidentaux. Ces mutations, bien que parfois chaotiques ou inabouties, témoignent d’une aspiration au changement qui ne correspond pas aux schémas figés imposés par les grilles de lecture extérieures.

Ce décalage entre les réalités du terrain et la perception occidentale a renforcé l’incompréhension mutuelle et exacerbé les tensions. En maintenant des alliances avec des régimes autoritaires tout en affichant un discours en faveur de la démocratie, l’Occident a alimenté la défiance et le ressentiment au sein des sociétés arabes. Cette contradiction fait de la question du soutien aux régimes autoritaires un enjeu central dans l’équilibre géopolitique du monde arabe, avec des implications durables sur la stabilité régionale et la légitimité des acteurs en présence.

Vision du monde politique arabe à travers le spectre des « stratégies de survie »

Une impasse politique et économique

À partir des années 1970 et tout au long des années 1980, de nombreux États arabes entrent dans une logique de « stratégie de survie », marquée par une impasse à la fois politique et économique. Ces régimes, souvent soutenus par des ressources considérables — issues des hydrocarbures, de l’aide internationale ou du commerce —, peinent à transformer ces revenus en une redistribution équitable des richesses. Cette stagnation économique s’accompagne d’inégalités persistantes, tant sur le plan social que territorial, renforçant les clivages internes et alimentant des tensions latentes.

En parallèle, ces États sont soumis à une pression croissante de la globalisation occidentale, qui impose de nouvelles règles économiques et accentue leur vulnérabilité face à la concurrence mondiale. Gouvernés par des régimes prétoriens figés, tolérés par l’Occident pour des raisons stratégiques, ces pays voient leur modèle économique centralisé s’affaiblir sous l’effet des réformes néolibérales prônées par les institutions financières internationales. L’intégration progressive de ces économies dans le marché mondial, loin de favoriser leur stabilité, précipite une crise de gouvernance, où l’autoritarisme se heurte aux nouvelles exigences de modernisation et d’ouverture économique.

Cette tension entre immobilisme politique et transformations économiques forcées place ces États dans une position paradoxale : ils doivent s’adapter aux mutations du système global tout en préservant les structures de pouvoir en place, un équilibre fragile qui nourrit des frustrations grandissantes au sein des sociétés concernées.

La contrainte d’une ouverture économique forcée

Pris dans un dilemme entre la préservation d’un régime autoritaire et l’impossibilité d’une transition démocratique, les États arabes sont contraints d’engager des réformes économiques qui sapent leurs propres fondements. Cette ouverture au marché mondial, souvent imposée par des institutions financières internationales et encouragée par la globalisation, bouleverse les équilibres internes en fragilisant les piliers traditionnels du pouvoir.

L’un des effets les plus marquants de cette transformation est la réduction drastique des secteurs publics, qui constituaient jusqu’alors un instrument essentiel du contrôle bureaucratique des régimes prétoriens. La fonction publique, en tant que moteur d’emploi et de redistribution sociale, se retrouve progressivement démantelée sous la pression des réformes néolibérales. Cette contraction de l’État affaiblit les dispositifs de protection sociale et limite la capacité des gouvernements à assurer un minimum de stabilité économique pour les classes populaires et moyennes.

En démantelant les structures qui garantissaient un certain équilibre social, cette ouverture économique forcée exacerbe les inégalités et génère un profond mécontentement. Loin d’assurer une modernisation harmonieuse, elle accentue la précarité et réduit l’influence de l’État sur la sphère économique, créant ainsi un vide qui favorise l’émergence de nouvelles contestations politiques et sociales.

Une montée des contestations et de l’islam politique

L’érosion progressive des structures sociales et économiques a intensifié le mécontentement des classes moyennes et populaires, qui constatent une dégradation continue de leurs conditions de vie. Face à cette détresse croissante et à l’absence d’alternatives politiques crédibles, deux formes majeures de contestation émergent.

Dans un contexte où les régimes en place sont de plus en plus perçus comme illégitimes et corrompus, une partie croissante de la population se tourne vers les partis islamistes. Ces derniers apparaissent comme les seuls capables de proposer un projet politique alternatif et de répondre aux inégalités sociales exacerbées par les réformes économiques. En s’appuyant sur des réseaux de solidarité bien implantés, notamment dans les milieux populaires, les mouvements islamistes deviennent une force d’opposition structurée face à des États en déclin.

Avec des gouvernements incapables d’assurer une stabilité économique et sociale, les tensions s’exacerbent et se traduisent par une multiplication des mobilisations populaires. Manifestations, revendications identitaires et contestations politiques se multiplient, exprimant un rejet de plus en plus marqué de l’ordre établi. L’espace public devient ainsi un terrain d’affrontement où se cristallise la contestation contre des régimes jugés oppressifs et inadaptés aux besoins de la population.

Ainsi, la « stratégie de survie » des régimes arabes, en cherchant à maintenir un équilibre fragile entre autoritarisme et libéralisation économique forcée, a paradoxalement favorisé l’émergence de dynamiques de contestation qui ont culminé avec les soulèvements du Printemps arabe. Cette crise systémique révèle l’échec d’un modèle qui, en tentant de préserver l’ordre en place, a involontairement précipité sa propre remise en cause.

Stratégies déployées autour des années 1990 – 2000

Les concessions d’opportunité : un simulacre de réforme

À partir des années 1990, les régimes autoritaires arabes adoptent une nouvelle stratégie de préservation du pouvoir, alternant entre répression et illusions de réforme. Pour donner l’impression d’une transition vers un pluralisme démocratique, ces gouvernements mettent en place des « concessions d’opportunité », des réformes limitées destinées à satisfaire temporairement les revendications populaires sans jamais remettre en cause l’ossature du pouvoir.

Ces concessions restent largement symboliques : elles se traduisent par des ajustements mineurs, comme l’autorisation de certains partis d’opposition ou des réformes électorales partielles, mais elles ne touchent jamais aux structures fondamentales du régime. Les principales aspirations des populations – la fin du clientélisme, la refonte de la bureaucratie d’État, la levée de la censure et la garantie des libertés publiques – demeurent largement ignorées.

Un exemple significatif de cette stratégie d’ouverture contrôlée se trouve au Maroc. Entre 2004 et 2005, le roi Mohammed VI affiche une volonté de libéralisation et annonce une réforme constitutionnelle susceptible d’ouvrir la voie à une monarchie constitutionnelle. Toutefois, cette réforme est rapidement abandonnée, révélant la nature purement opportuniste de ces annonces. Ce cas illustre un schéma récurrent dans le monde arabe, où les promesses de réformes servent principalement à gagner du temps et à désamorcer temporairement la contestation, sans pour autant mener à une transformation politique réelle.

L’échec de l’« autoritarisme réformé » et la montée des contestations

À mesure que les réformes partielles se révèlent inefficaces et que les populations constatent l’absence de véritable transformation politique, ces stratégies de survie atteignent leurs limites structurelles. Incapables d’honorer leurs promesses de changement, les régimes finissent par se refermer sur eux-mêmes, renforçant la répression et le contrôle des libertés publiques afin de préserver leur pouvoir.

Cette fermeture politique produit un paradoxe majeur : alors que l’État multiplie les annonces de réformes qu’il n’a jamais l’intention d’appliquer, la frustration populaire s’intensifie. Déçues par les promesses non tenues et privées d’espace d’expression, les mobilisations populaires se radicalisent, trouvant dans l’islam politique un nouveau cadre de contestation. C’est précisément cette accumulation de tensions qui aboutit au Printemps arabe, soulignant l’échec du concept d’« autoritarisme réformé », qui n’a jamais été conçu pour mener à une réelle démocratisation, mais uniquement pour temporiser et contenir les revendications sociales et politiques.

Dans ce contexte, une grille d’analyse simpliste se diffuse dans certaines sphères politiques et académiques occidentales, renforçant le paradigme de l’incompatibilité entre islam et démocratie. L’argument dominant consiste alors à interpréter la contestation de l’« autoritarisme réformé » non pas comme l’expression d’une aspiration démocratique, mais comme la manifestation d’une incapacité des sociétés arabes à s’engager dans un véritable processus de transition politique. Cette vision réductrice conduit à assimiler la spontanéité des soulèvements populaires à une « révolution conservatrice », où l’islamisme politique serait perçu comme la seule alternative, se substituant automatiquement aux régimes autoritaires en place.

Ce cadre d’analyse erroné, fondé sur une vision figée du monde arabe, contribue à légitimer une lecture biaisée des dynamiques politiques et sociales, occultant les véritables causes des révoltes populaires et leurs aspirations profondes à un changement politique et social durable.

L’incompréhension des chancelleries occidentales

Les chancelleries occidentales, imprégnées d’une grille d’analyse biaisée, ont largement sous-estimé la nature des revendications populaires qui ont conduit aux soulèvements du Printemps arabe. Plutôt que de voir dans ces révoltes une exigence de justice sociale et de réformes politiques, elles les ont perçues comme une menace à l’ordre établi, assimilant toute contestation à une tentative de subversion pouvant conduire au chaos ou à la montée de l’islamisme.

Cet aveuglement diplomatique s’est illustré par des prises de position controversées, révélant une proximité idéologique et stratégique avec les régimes autoritaires en place. Un exemple frappant de cette complaisance est la réaction du gouvernement français face aux événements de Tunisie en janvier 2011. Alors que la contestation contre le régime de Ben Ali prend de l’ampleur, la ministre de l’Intérieur française, Michèle Alliot-Marie, propose devant l’Assemblée nationale l’envoi de la gendarmerie française pour soutenir les forces de l’ordre tunisiennes. Cette déclaration démontre non seulement l’incapacité des élites occidentales à saisir l’ampleur des bouleversements en cours, mais aussi leur attachement à la préservation d’un ordre politique considéré comme garant de la stabilité régionale.

L’échec des stratégies de survie mises en place par les régimes arabes, combiné à l’incompréhension des puissances occidentales, a précipité l’explosion du Printemps arabe. Ces soulèvements ont révélé les limites d’un système où les réformes étaient conçues comme un simple outil de maintien du pouvoir, et non comme une réponse sincère aux aspirations profondes des populations. L’incapacité des acteurs occidentaux à anticiper et à accompagner ces dynamiques de transformation politique a contribué à renforcer la rupture entre les peuples en quête de changement et les gouvernements perçus comme complices des régimes autoritaires.

Le printemps arabe et la « marginalisation » d’Al-Qaïda

Origines et fondements idéologiques d’Al-Qaïda

Le mouvement terroriste Al-Qaïda trouve ses racines bien avant les attentats du 11 septembre 2001. Son nom, « Al-Qaïda », qui signifie « la base » pour certains et « la règle » pour d’autres, possède des références historiques antérieures. L’expression « Al-qâ’ida al sulba », traduite par « base solide », a notamment été utilisée pour désigner la ville de Médine, premier centre de consolidation politique et religieuse de l’Islam sous Mahomet.

L’idéologie d’Al-Qaïda prend véritablement forme en 1979, dans le contexte de la guerre d’Afghanistan. Ce conflit oppose les moudjahidines islamistes aux troupes soviétiques venues soutenir le régime communiste afghan. Al-Qaïda émerge alors comme un mouvement anti-impérialiste, rejetant toute domination étrangère sur les terres musulmanes. Bien que s’inspirant des modèles du panarabisme nassérien et de la lutte armée palestinienne, le mouvement s’en distingue par son hostilité aux idéologies socialistes et laïques, jugées incompatibles avec l’Islam.

C’est dans ce contexte que Abdallah Azzam, figure clé du jihad moderne, joue un rôle fondateur dans la structuration d’Al-Qaïda. Il établit un lien entre le « jihad palestinien » et le « jihad afghan », définissant la lutte armée comme une obligation individuelle (fard ‘ayn) pour tous les musulmans. En 1984, il publie La Défense des territoires musulmans, où il théorise cette obligation. Avec Oussama Ben Laden, il crée le premier camp d’entraînement pour les volontaires arabes en Afghanistan, donnant naissance à un réseau transnational de combattants.

Cependant, en 1989, Abdallah Azzam est assassiné dans un attentat, laissant le champ libre à Ben Laden, qui radicalisera davantage l’idéologie du mouvement. Cet héritage idéologique demeure au cœur de la stratégie d’Al-Qaïda, qui évoluera vers une doctrine globalisée du jihad, dépassant le cadre afghan pour cibler l’Occident et les gouvernements jugés apostats dans le monde musulman.

Le territoire, enjeu central du jihadisme global

Depuis ses origines, Al-Qaïda et ses affiliés ont constamment cherché à établir une base territoriale, que ce soit en Afghanistan, au Moyen-Orient ou plus récemment en Afrique. Cette quête de territorialité ne relève pas uniquement d’un objectif stratégique, mais s’inscrit dans une vision théologico-politique, où l’ancrage sur un espace physique est un élément fondamental de légitimité.

L’islam radical, notamment dans sa version portée par Al-Qaïda, développe une approche qui repose sur une géopolitique sacrée. Dans cette perspective, le territoire est à la fois un symbole spirituel et une réalité matérielle, dont le contrôle est perçu comme une obligation religieuse. Le Coran définit cette dualité à travers la distinction entre dâr al-Islam (la maison de l’Islam), où la souveraineté islamique est pleinement établie, et dâr al-harb (le monde de la guerre), où les musulmans doivent mener le jihad pour rétablir l’ordre islamique et reconquérir les terres perdues.

Cette ambition trouve son aboutissement dans la réinterprétation du califat, perçu non seulement comme un idéal théologique, mais aussi comme une nécessité politique garantissant la souveraineté de l’Islam face aux influences extérieures. Depuis l’abolition du califat ottoman en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk, cette institution reste une référence majeure pour les mouvements jihadistes, qui cherchent à restaurer un ordre islamique unifié sous un seul pouvoir, légitimé par la charia.

Ce projet de califat globalisé repose donc sur une logique où la territorialisation du pouvoir islamique devient un impératif central. Al-Qaïda, en revendiquant cette ambition, inscrit son combat dans une rivalité entre le califat divin et les structures politiques modernes, où le territoire sert de ciment idéologique et stratégique pour légitimer la lutte jihadiste sur la scène mondiale.

De la confrérie des Frères musulmans à Al-Qaïda : une continuité idéologique

La création des Frères musulmans par Hassan Al-Banna en 1928 s’inscrit dans un contexte de déclin du califat ottoman, aboli en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk. Bien que la stratégie des Frères musulmans diffère de celle d’Al-Qaïda, les deux mouvements partagent une aspiration commune : le rétablissement d’un vicariat islamique unifié, rejetant l’influence occidentale perçue comme une corruption du monde musulman.

Les Frères musulmans, à travers une approche progressive et institutionnelle, cherchent à s’infiltrer dans les structures étatiques pour réislamiser la société de l’intérieur, en s’appuyant sur des réseaux sociaux, éducatifs et politiques. À l’inverse, Al-Qaïda adopte une posture radicalement transnationale, considérant que seule la violence révolutionnaire et le jihad armé permettront de renverser les régimes en place et d’imposer un ordre islamique conforme à la charia.

Un des principes structurants d’Al-Qaïda repose sur l’idée que toute terre ayant été sous domination musulmane doit impérativement réintégrer dâr al-Islam. Cette doctrine, adoptée tardivement par l’organisation, nourrit une vision expansionniste du califat, perçu comme la somme des territoires islamiques perdus qu’il convient de reconquérir dans un projet global de restauration du règne de l’Islam.

Bien que s’inscrivant dans une continuité historique, Al-Qaïda et les Frères musulmans divergent profondément dans leurs méthodes. Là où les Frères musulmans privilégient une stratégie d’influence sur les régimes en place, Al-Qaïda considère ces États comme hérétiques et illégitimes, les plaçant au même rang que les puissances occidentales dans leur combat jihadiste.

Cette distinction entre les deux mouvements sera déterminante dans l’évolution du jihadisme post-Printemps arabe : alors que les Frères musulmans chercheront à capitaliser sur les ouvertures politiques nées des révoltes populaires, Al-Qaïda dénoncera ces processus comme des compromissions avec l’ennemi, poursuivant sa quête d’un califat fondé sur la confrontation directe avec les États et l’Occident.

Symbole géopolitique de l’Afghanistan insoumis

L’Afghanistan, sanctuaire du jihadisme international

Le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989 et l’assassinat d’Abdallah Azzam constituent un tournant majeur pour Oussama Ben Laden, qui prend alors les rênes du mouvement jihadiste et impose sa propre vision stratégique. Il s’éloigne de la logique du jeu de domino d’Azzam, qui reposait sur l’idée qu’une victoire en Afghanistan entraînerait une dynamique révolutionnaire dans le monde musulman.

En 1989, Ben Laden fonde al-qâida al-ma’lûmat, une structure de coordination et de renseignement visant à :

  • retracer les combattants disparus,
  • fournir des informations aux familles des moudjahidines,
  • centraliser les données sur les volontaires jihadistes arabes.

Cette organisation marque le passage d’un jihad décentralisé à un réseau structuré, capable de planifier et coordonner des opérations à une échelle plus large. C’est à partir de ce moment qu’Al-Qaïda devient non plus simplement un mouvement de combattants, mais une véritable organisation transnationale visant à étendre son influence au-delà du champ de bataille afghan.

L’exil au Soudan et la consolidation d’une base territoriale

En 1992, Oussama Ben Laden quitte l’Afghanistan pour s’installer au Soudan, où il bénéficie de la protection du régime islamiste d’Omar el-Béchir. Cet exil marque une étape déterminante dans l’évolution de son organisation, lui permettant d’affiner sa stratégie et de structurer une base opérationnelle territorialisée. Ce sanctuaire lui offre l’opportunité de consolider Al-Qaïda en une organisation jihadiste transnationale capable d’articuler ses actions sur plusieurs fronts simultanément.

Depuis le Soudan, Ben Laden continue d’entretenir des liens avec la résistance afghane et organise l’approvisionnement en armes pour les moudjahidines encore actifs contre le régime pro-soviétique à Kaboul. Son objectif est de maintenir une pression constante sur l’Afghanistan afin de conserver un bastion jihadiste viable. En parallèle, il mobilise ses réseaux financiers en s’appuyant sur des mécènes proches des cercles islamistes, consolidant un système de collecte de fonds qui lui permet de financer des opérations de grande envergure et de garantir une indépendance économique à son organisation. Cette période voit également l’émergence d’une stratégie de formation et de recrutement méthodique, avec l’accueil de nouveaux combattants venus du monde arabe, attirés par l’idéal du jihad global. L’exil soudanais permet ainsi à Al-Qaïda d’élargir son vivier de militants, en mettant en place une infrastructure d’entraînement et de radicalisation.

Par ailleurs, Ben Laden ne se limite pas à la sphère militaire et terroriste, mais développe également un empire économique en exploitant les opportunités offertes par le régime soudanais. Grâce à son entreprise, le groupe Ben Laden, il investit dans d’importants projets de construction, notamment des ponts, des routes, des aéroports et des complexes résidentiels. Ces investissements lui permettent d’accroître son influence et de masquer ses activités jihadistes sous l’apparence d’un entrepreneur prospère. En utilisant ces projets comme façade, il parvient à blanchir une partie de ses fonds et à financer discrètement les opérations d’Al-Qaïda.

Toutefois, cette situation devient de plus en plus intenable face aux pressions croissantes exercées par les États-Unis et leurs alliés sur le régime soudanais. L’activisme de Ben Laden et ses liens avérés avec des réseaux terroristes internationaux finissent par compromettre ses relations avec Khartoum. En 1996, sous la pression diplomatique et économique américaine, le gouvernement soudanais décide d’expulser Ben Laden, mettant ainsi un terme à cette phase de consolidation territoriale. Contraint de quitter le Soudan, il retourne en Afghanistan, où il retrouve un environnement plus favorable grâce au soutien des Talibans, qui viennent de prendre le pouvoir à Kaboul. Ce retour marque un nouveau tournant dans l’histoire d’Al-Qaïda, qui va désormais évoluer dans un cadre où la protection étatique des Talibans lui permet d’organiser son jihad à une échelle encore plus large, en préparation des attentats majeurs qui suivront.

15.3. L’Afghanistan, territoire sacralisé du jihad

Dès son retour en Afghanistan en 1996, Oussama Ben Laden cherche à donner une nouvelle dimension à son combat en l’inscrivant dans une lecture historique et religieuse du jihad. Il ne se contente plus de promouvoir la guerre sainte comme un simple combat militaire contre des forces étrangères, mais la présente désormais comme un devoir sacré ancré dans la continuité de l’histoire islamique. Le 23 août 1996, depuis les montagnes de l’Hindou Kouch, il diffuse un message appelant les musulmans à se soulever contre la présence militaire américaine en Arabie Saoudite. Ce texte, rédigé sous forme de déclaration de guerre contre les Américains occupant la terre des Deux Sanctuaires, constitue un tournant dans la rhétorique jihadiste en plaçant la lutte contre les États-Unis au cœur du combat islamiste mondial.

Dans ce discours, Ben Laden insiste sur la sacralité des Deux SanctuairesLa Mecque et Médine, qualifiant la présence militaire américaine en Arabie Saoudite de profanation inacceptable. En assimilant cette présence étrangère à une nouvelle occupation coloniale, il mobilise un registre religieux puissant qui fait écho à l’histoire de l’Islam et à l’hégire du Prophète Mahomet. Comme l’a souligné Jean-Pierre Filiu, Ben Laden ancre ainsi son combat dans une topographie légendaire, en établissant un parallèle entre son exil en Afghanistan et celui du Prophète en Médine. Cette analogie vise à légitimer son rôle de leader spirituel et militaire du jihad global, renforçant ainsi son aura auprès des combattants islamistes.

L’Afghanistan devient alors le sanctuaire à partir duquel Ben Laden entend orchestrer la reconquête islamique. Il élabore une vision où certains espaces religieux sont investis d’une signification sacrée et deviennent des territoires à défendre ou à libérer. Dans cette perspective, La Mecque et la Kaaba apparaissent comme le cœur de l’unité islamique, un espace symbolique menacé par l’influence occidentale. Médine, berceau de la première communauté musulmane et lieu de l’hégire du Prophète, représente le modèle de la cité idéale régie par la charia. Jérusalem, avec la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher, est perçue comme un territoire sous occupation, dont la reconquête s’inscrit dans une vision eschatologique du jihad.

Cette sacralisation du combat confère à l’Afghanistan un statut central dans la stratégie jihadiste de Ben Laden. Plus qu’un simple sanctuaire logistique ou militaire, ce territoire devient un lieu mythifié, un foyer du jihad global d’où doit partir la guerre contre les ennemis de l’Islam. À travers cette mise en scène, il cherche à mobiliser non seulement des combattants, mais aussi un large pan de la communauté musulmane, en leur faisant croire que le jihad afghan est le prélude à une restauration du pouvoir islamique sur les terres saintes. Cette approche idéologique permet à Al-Qaïda de transcender les frontières nationales et d’attirer des jihadistes du monde entier, convaincus de participer à une guerre sacrée ayant pour finalité ultime l’établissement d’un califat régi par la loi islamique.

Du jihad afghan au jihad global : la rupture de 1998

Le 23 février 1998, Oussama Ben Laden marque une étape décisive dans l’évolution stratégique d’Al-Qaïda en annonçant la création du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés. Ce manifeste, qui constitue un appel explicite au jihad contre les États-Unis et leurs alliés, rompt définitivement avec la stratégie adoptée par Abdallah Azzam, qui s’était jusqu’alors concentré sur la lutte contre les régimes arabes jugés corrompus et infidèles. Là où Azzam voyait dans le jihad une lutte prioritairement dirigée contre les gouvernements locaux soutenus par l’Occident, Ben Laden adopte une posture plus radicale en faisant de l’affrontement direct avec les puissances occidentales l’axe central de son combat.

Cette déclaration marque une universalisation du jihad, en désignant pour la première fois l’Occident comme la cible principale. La rhétorique de Ben Laden évolue ainsi vers une vision globale du conflit, où la guerre ne se limite plus à un affrontement régional contre des régimes arabes perçus comme apostats, mais s’étend à une lutte planétaire contre les États-Unis, l’Europe et tous ceux qui soutiennent leurs politiques au Moyen-Orient. L’ennemi n’est plus seulement local, il devient une entité transnationale, incarnée par l’axe Washington-Tel Aviv. Ce changement stratégique transforme la nature d’Al-Qaïda, qui passe d’un mouvement jihadiste enraciné dans les conflits afghans et arabes à une organisation offensive, revendiquant la guerre contre l’ensemble du monde occidental.

Cette rupture repose sur ce que l’on pourrait qualifier de troisième cercle de conflictualité, dans lequel le jihad planétaire nécessite plus que jamais une base territoriale solide pour se structurer et mener une guerre d’envergure. L’Afghanistan, sous contrôle des Talibans depuis 1996, offre alors à Ben Laden une profondeur stratégique sans précédent, lui permettant d’accélérer le déploiement de son réseau à l’échelle mondiale. Dans ce sanctuaire, il peut former des combattants, planifier des attentats d’envergure et renforcer son influence sur d’autres groupes jihadistes partageant la même idéologie.

Avec cette déclaration de 1998, Ben Laden inscrit son projet dans une logique d’affrontement civilisationnel, où l’Islam radical doit mener une guerre de longue durée contre l’Occident, accusé d’avoir profané les terres musulmanes et d’exploiter le monde islamique à travers des alliances avec des régimes corrompus. Ce tournant stratégique conduira directement aux attaques contre des cibles américaines en Afrique en 1998, puis aux attentats du 11 septembre 2001, qui constitueront l’aboutissement de cette transformation du jihad afghan en jihad global.

L’Afghanistan, dernier bastion du projet jihadiste

En Afghanistan, Oussama Ben Laden met à profit son expérience accumulée en Afghanistan et au Soudan pour développer une base jihadiste permanente, consolidée sous la protection du régime taliban. Son ambition est de faire de l’Afghanistan un "Jihadistan", un État sanctuaire entièrement dédié au combat islamiste et à la diffusion d’un jihad global. Ce territoire devient alors le centre névralgique d’Al-Qaïda, où se forment les nouvelles générations de combattants et où se conçoivent des opérations terroristes à l’échelle internationale. Grâce à son alliance avec les Talibans, Ben Laden bénéficie d’un environnement sécurisé pour organiser son réseau et renforcer la coordination entre les différentes cellules jihadistes opérant dans d’autres régions du monde, notamment en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est.

Cependant, cette situation privilégiée prend fin avec les attentats du 11 septembre 2001, qui déclenchent une réaction immédiate des États-Unis et de leurs alliés. L’intervention militaire américaine en Afghanistan entraîne la chute rapide du régime taliban, privant Al-Qaïda de son sanctuaire. L’effondrement de cet État islamique met un terme à l’expérience territorialisée du jihadisme sous une forme centralisée, obligeant l’organisation à revoir entièrement son mode de fonctionnement. Privée d’un espace sûr pour former ses combattants et planifier ses opérations, Al-Qaïda doit se réorganiser dans la clandestinité. Ses membres se dispersent à travers plusieurs pays, trouvant refuge dans des zones tribales au Pakistan, au Yémen, en Irak ou encore dans la région du Sahel, où de nouveaux foyers jihadistes émergent.

Cet échec stratégique pousse Al-Qaïda à évoluer vers un modèle plus fluide et décentralisé, où la lutte ne repose plus sur la gestion d’un État sanctuaire, mais sur une idéologie mobile, adaptable et disséminée à travers plusieurs théâtres de conflits. À partir de là, l’organisation adopte une structure fondée sur des cellules autonomes, opérant de manière indépendante tout en partageant la même vision doctrinale. Ce changement marque une mutation du jihadisme global, qui ne cherche plus nécessairement à contrôler un territoire unique, mais à s’infiltrer dans des zones instables pour y développer de nouvelles bases et inspirer des attaques menées par des groupes affiliés ou des individus radicalisés à distance.

Si l’Afghanistan a longtemps représenté le cœur du jihad global, son occupation par les forces internationales après 2001 signe la fin du rêve d’un califat jihadiste unifié sous un territoire unique. L’échec de cette stratégie territoriale ne signifie cependant pas la disparition du jihadisme, mais plutôt son adaptation à un monde où la guerre asymétrique et la clandestinité deviennent les piliers de sa survie et de son expansion.

Chute du régime des Talibans

L’effondrement du sanctuaire afghan et la dispersion d’Al-Qaïda

L’intervention militaire américaine en octobre 2001, lancée en réponse aux attentats du 11 septembre, marque la fin du sanctuaire afghan d’Al-Qaïda et précipite la chute rapide du régime taliban. Privé de son principal soutien étatique, le réseau jihadiste perd son infrastructure centrale et est contraint d’entrer dans une phase de dispersion et de clandestinité. Oussama Ben Laden et les principaux chefs d’Al-Qaïda trouvent refuge dans les zones tribales du Pakistan, où ils bénéficient d’une protection relative grâce à l’opacité de cette région et au soutien de certains éléments au sein de la société pachtoune. D’autres cadres du mouvement se dispersent vers différents théâtres d’opération où des conflits en cours offrent des opportunités stratégiques, notamment en Irak, au Yémen, dans la Corne de l’Afrique et au Sahel.

Cette dispersion inaugure une mutation profonde du jihadisme mondial, qui passe d’un modèle centralisé et territorial à une nébuleuse plus fragmentée, dans laquelle plusieurs groupes opèrent de manière autonome tout en restant affiliés à l’idéologie d’Al-Qaïda. La chute du sanctuaire afghan marque la fin de l’idée d’un "Jihadistan" ancré dans un État sanctuaire, où le jihad pouvait être préparé et encadré de manière organisée sous la protection d’un régime islamiste.

Face à cette nouvelle réalité, l’organisation ajuste sa doctrine et adopte une stratégie de jihad décentralisé. Plutôt que de concentrer ses forces sur un seul territoire, elle encourage désormais l’action de cellules autonomes, capables de frapper simultanément dans plusieurs régions du monde, sans nécessairement dépendre d’une structure de commandement hiérarchisée. Ce tournant marque le passage d’une stratégie territoriale à une guerre asymétrique transnationale, où Al-Qaïda ne cherche plus à gouverner directement un territoire, mais à diffuser son idéologie et à inspirer des attaques menées par des affiliés locaux ou des combattants isolés.

L’échec de l’expérience afghane pousse ainsi Al-Qaïda à revoir son mode opératoire, en misant sur un jihad plus fluide, plus adaptable et plus difficile à éradiquer. Si la chute des Talibans en 2001 semble dans un premier temps affaiblir considérablement l’organisation, elle marque en réalité le début d’une reconfiguration stratégique, qui permettra à Al-Qaïda de survivre, muter et influencer durablement le paysage jihadiste mondial.

Les contradictions du jihadisme global face aux dynamiques locales

Si la chute des Talibans en 2001 et la dispersion des cadres d’Al-Qaïda permettent une expansion de l’idéologie jihadiste, elles mettent également en évidence une contradiction majeure entre la vision d’un jihad globalisé et la réalité des conflits locaux. L’exportation du combat jihadiste dans divers théâtres de guerre révèle rapidement une tension fondamentale : d’un côté, l’idéal d’un califat transnational, prôné par Al-Qaïda, et de l’autre, des conflits enracinés dans des revendications nationalistes, ethniques ou politiques, qui ne coïncident pas toujours avec les objectifs d’un jihadisme universel.

L’exemple de la Tchétchénie illustre bien cette opposition. Si des combattants étrangers introduisent au sein de la guérilla tchétchène des techniques et un discours jihadiste inspiré du wahhabisme, la résistance tchétchène demeure avant tout un mouvement nationaliste et indépendantiste. Son objectif principal est la libération du territoire tchétchène face à la domination russe, et non l’instauration d’un califat universel. Le jihadisme international, tel que conçu par Al-Qaïda, s’intéresse moins à l’indépendance de la Tchétchénie qu’à l’exploitation du conflit comme un nouveau front dans une guerre mondiale. Cette divergence conduit à une méfiance croissante entre les islamo-nationalistes tchétchènes, qui cherchent à structurer un État tchétchène autonome, et les jihadistes internationaux, qui considèrent la Tchétchénie comme un simple bastion temporaire dans leur lutte globale.

Une situation similaire se retrouve en Palestine, où les organisations politiques et militaires locales, qu’il s’agisse du Fatah ou du Hamas, rejettent la vision d’Al-Qaïda. Malgré l’influence de l’islam politique dans le discours du Hamas, la lutte palestinienne demeure essentiellement territoriale et nationale, centrée sur la confrontation avec Israël. L’idée d’un jihad global détaché des réalités locales est perçue comme une distraction inutile, voire comme un facteur de division. Al-Qaïda, en essayant d’instrumentaliser la cause palestinienne sans apporter de contribution militaire significative, échoue à s’intégrer dans ce conflit.

Le même phénomène se produit en Irak, après l’invasion américaine de 2003. Les insurgés sunnites irakiens, engagés dans une résistance contre l’occupation et soucieux de restaurer leur hégémonie politique face aux chiites, entrent rapidement en conflit avec les jihadistes d’Al-Qaïda en Irak (AQI). Ces derniers, sous l’impulsion d’Abou Moussab al-Zarqaoui, cherchent à imposer un califat immédiat, sans tenir compte des dynamiques locales et des équilibres politiques tribaux. Cette volonté d’imposition brutale de la charia et de domination sur les forces sunnites locales entraîne un rejet progressif d’Al-Qaïda par une partie des groupes insurgés, notamment les tribus sunnites qui, à partir de 2006-2007, formeront les Conseils du Réveil (Sahwa) pour combattre les jihadistes.

Ces exemples montrent que, malgré son ambition universelle, Al-Qaïda peine à imposer son modèle dans des conflits où les revendications identitaires, ethniques et nationalistes priment sur l’idéologie religieuse. La volonté de Ben Laden et de ses successeurs de créer une guerre permanente contre l’Occident entre ainsi en contradiction avec les réalités politiques des groupes locaux, qui perçoivent souvent le jihadisme internationaliste comme une ingérence étrangère plus qu’un soutien à leur cause. Cette fracture entre jihad global et luttes locales continuera de façonner les tensions au sein du jihadisme mondial et contribuera à la fragmentation du mouvement jihadiste après la chute des Talibans.

Un jihadisme éclaté et des rivalités internes

L’échec du modèle afghan et la dispersion des combattants d’Al-Qaïda à partir de 2001 accélèrent une fragmentation du jihadisme mondial, où les rivalités entre groupes deviennent de plus en plus marquées. Al-Qaïda, qui avait jusqu’alors tenté d’incarner une structure centralisée et idéologiquement homogène, perd progressivement son monopole sur le jihad global. Si l’organisation de Ben Laden prône une vision transnationale et idéologique du jihad, d’autres factions privilégient une approche plus pragmatique, ancrée dans des enjeux nationalistes, tribaux ou politiques. Cette divergence se manifeste à mesure que des groupes locaux adoptent des stratégies qui diffèrent de la ligne directrice d’Al-Qaïda, parfois au point d’entrer en conflit ouvert avec son réseau.

Cette dynamique s’observe particulièrement en Irak, où l’implantation d’Al-Qaïda après 2003 rencontre rapidement des résistances au sein des tribus sunnites locales. L’organisation jihadiste, sous la direction d’Abou Moussab al-Zarqaoui, impose une politique d’extrême violence, ciblant aussi bien les forces américaines que les chiites et les sunnites modérés, qu’il considère comme des apostats. Cette radicalité entraîne des tensions croissantes avec les insurgés sunnites irakiens, dont l’objectif principal est la reconquête du pouvoir face au gouvernement chiite, et non l’instauration immédiate d’un califat islamique. Ce différend aboutit, à partir de 2006, à la formation des Conseils du Réveil (Sahwa), des milices sunnites soutenues par les États-Unis, qui combattent activement Al-Qaïda en Irak. Cet épisode illustre comment la stratégie jihadiste globale de Ben Laden entre en contradiction avec des intérêts plus locaux, rendant difficile l’alignement des forces insurgées sur une même ligne idéologique.

Cette fragmentation du jihadisme atteint son paroxysme en 2013 avec l’émergence de l’État islamique (Daech), qui adopte une approche radicalement différente d’Al-Qaïda. Contrairement à l’organisation de Ben Laden, qui prône une expansion progressive et discrète du jihad, Daech revendique une rupture brutale avec l’ordre existant, en imposant immédiatement un califat territorial. Là où Al-Qaïda privilégiait une implantation souterraine et une infiltration progressive des sociétés musulmanes, Daech, sous l’impulsion d’Abou Bakr al-Baghdadi, impose sa domination par la force, rejetant toute stratégie d’attente. Cette divergence idéologique conduit à un schisme ouvert entre les deux organisations jihadistes, aboutissant à une guerre fratricide entre Al-Qaïda et Daech, notamment en Syrie et en Irak, où chaque faction tente d’attirer sous son influence les combattants islamistes.

Ce schisme marque l’échec définitif du projet d’un jihad totalement unifié. Plutôt qu’une structure centralisée capable de coordonner les efforts jihadistes à l’échelle mondiale, le mouvement se divise en entités concurrentes, chacune développant sa propre vision du combat islamiste. Cette rupture met en lumière les fractures profondes qui traversent le jihadisme globalisé depuis la chute des Talibans et démontre que, loin d’être un bloc homogène, le jihadisme est en réalité traversé par des tensions internes qui affaiblissent sa cohésion. Ces rivalités ne disparaîtront pas, et continueront à structurer l’évolution du jihadisme international, où la compétition entre groupes jihadistes devient parfois aussi intense que leur confrontation avec l’Occident ou les régimes locaux.

De la chute des Talibans à la résurgence jihadiste

La chute du régime taliban en 2001, conséquence directe de l’intervention militaire américaine, semble dans un premier temps porter un coup fatal à Al-Qaïda, privé de son sanctuaire afghan et traqué par les forces occidentales. L’élimination progressive de ses cadres, la destruction de ses infrastructures et la dispersion de ses combattants auraient pu signifier la disparition de l’organisation. Cependant, la résilience du jihadisme et sa capacité d’adaptation lui permettent de survivre, muter et s’étendre sous d’autres formes. Al-Qaïda abandonne progressivement l’idée d’un État sanctuaire unique, pour adopter une structure plus décentralisée, où plusieurs franchises régionales émergent et prennent une autonomie relative.

Cette transformation marque la montée en puissance de groupes jihadistes affiliés à Al-Qaïda, chacun adapté à son propre contexte local. Parmi eux, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) se développe en Afrique du Nord et au Sahel, en exploitant les réseaux criminels et les instabilités politiques de la région. Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) devient l’un des acteurs les plus redoutés, avec des attaques de grande ampleur contre des cibles occidentales et locales. En Syrie, Jabhat al-Nosra, bien que rivalisant avec l’État islamique, incarne une autre déclinaison de la stratégie jihadiste inspirée d’Al-Qaïda, en tentant de s’inscrire dans le tissu socio-politique du pays. Ces différentes factions opèrent avec une grande autonomie, tout en diffusant la doctrine jihadiste globale, illustrant ainsi le passage d’un modèle centralisé à une nébuleuse jihadiste transnationale et fragmentée.

Parallèlement, le retrait progressif des troupes américaines d’Afghanistan à partir de 2014 ouvre un nouveau cycle d’instabilité, dont les Talibans vont habilement tirer parti. Malgré treize années de présence occidentale, l’incapacité du gouvernement afghan à consolider son pouvoir, combinée à la résurgence des Talibans en tant que force militaire et politique, conduit à la reprise progressive du pays. En août 2021, les Talibans reprennent Kaboul, mettant fin au gouvernement soutenu par l’Occident et rétablissant leur émirat islamique. Ce retour au pouvoir des Talibans illustre le caractère cyclique des conflits jihadistes, où les victoires militaires occidentales s’avèrent souvent temporaires face à la résilience des mouvements islamistes armés.

Le retour des Talibans au pouvoir pose désormais la question du rôle futur de l’Afghanistan dans l’architecture du jihadisme mondial. Officiellement, les Talibans affichent une volonté de ne pas soutenir les groupes terroristes transnationaux, notamment Al-Qaïda, afin d’obtenir une reconnaissance internationale et d’éviter une nouvelle intervention occidentale. Cependant, la situation demeure instable, et de nombreux observateurs soulignent la possibilité d’un nouveau sanctuaire jihadiste sur le sol afghan. Bien que les Talibans privilégient un islamisme ethno-nationaliste et centré sur l’Afghanistan, des liens historiques avec Al-Qaïda subsistent, notamment via des factions talibanes plus radicales ou des figures comme le réseau Haqqani, qui entretient des relations avec des groupes jihadistes étrangers.

Ainsi, la chute du régime taliban en 2001 a certes marqué la fin d’un modèle centralisé de jihadisme territorial, mais elle n’a pas mis un terme au phénomène jihadiste. Elle a au contraire conduit à une redéfinition des stratégies jihadistes, passant d’un État islamique unique à une constellation de groupes autonomes, chacun cherchant à imposer sa vision du jihad en fonction des réalités locales. Cette mutation marque le passage d’un jihadisme structuré autour d’un sanctuaire unique à un jihadisme transnational, opportuniste et éclaté, capable de renaître à chaque crise politique ou vide sécuritaire. Le cas afghan reste emblématique de cette dynamique, illustrant la difficulté à éradiquer un mouvement jihadiste enraciné dans des structures locales fortes et une idéologie adaptable.

Une double distanciation : d’Al-Qaïda envers la révolution arabe et la distanciation acquise envers Al-Qaïda

L’indifférence d’Al-Qaïda face au Printemps arabe

L’irruption du Printemps arabe en 2011 constitue une surprise stratégique pour Al-Qaïda, qui se retrouve marginalisé face à un mouvement de contestation populaire qu’il ne contrôle ni sur le plan idéologique ni sur le plan opérationnel. Alors que l’organisation jihadiste avait toujours prôné la chute des régimes autoritaires arabes à travers une guerre sainte armée, elle assiste impuissante à l’effondrement de plusieurs dictatures sans que son action n’y joue un rôle déterminant. Les soulèvements qui éclatent à Tunis, au Caire, à Tripoli ou à Damas ne relèvent pas de l’agenda jihadiste, tant en termes de revendications que de modes d’action.

Pour Al-Qaïda, la Tunisie, point de départ des révoltes, ne constitue pas un espace stratégique prioritaire. Historiquement, le Maghreb n’a jamais été un foyer idéologique central du jihadisme global, une région où l’islamisme politique a plutôt été structuré autour des Frères musulmans et non des groupes jihadistes transnationaux. Contrairement à l’Afghanistan, l’Irak ou la Palestine, la Tunisie n’a jamais été un champ de bataille privilégié par Al-Qaïda, qui se concentre sur des territoires perçus comme des fronts de confrontation directe avec l’Occident et ses alliés locaux.

L’immolation de Mohammed Bouazizi, acte déclencheur du Printemps arabe, illustre cette incompatibilité entre la dynamique révolutionnaire et le jihadisme global. En effet, ce geste s’inscrit dans une protestation sociale et économique, dépourvue de référence explicite à l’islam politique. Il traduit avant tout un sentiment d’injustice, nourri par la corruption, le chômage et la brutalité de l’appareil d’État, et non une volonté de rétablir un ordre islamique basé sur la charia. Le mouvement qui en découle se structure autour de revendications démocratiques, de justice sociale et d’égalité, en rupture totale avec l’idéologie jihadiste. Contrairement à Al-Qaïda, qui prône une transformation par la violence et l’instauration d’un califat, les manifestants du Printemps arabe revendiquent une réforme institutionnelle et une ouverture politique, souvent dans un cadre inspiré des modèles occidentaux de démocratie représentative.

Pour Al-Qaïda, cette dynamique est d’autant plus inquiétante qu’elle repose sur un modèle de mobilisation populaire autonome, échappant totalement aux structures hiérarchisées et idéologiquement rigides du jihadisme. Alors que l’organisation de Ben Laden repose sur une stratégie top-down, où la révolution doit être menée par une avant-garde militante structurée, les soulèvements de 2011 émergent de manière spontanée et horizontale, sans qu’aucun mouvement islamiste radical n’en prenne la direction. Cette rupture entre la vision jihadiste et la réalité des révolutions arabes souligne un décalage profond entre Al-Qaïda et la jeunesse contestataire, qui privilégie l’action politique et sociale à la violence armée.

En fin de compte, le Printemps arabe représente un revers idéologique majeur pour Al-Qaïda, en démontrant qu’il est possible de renverser des régimes autoritaires sans recourir au jihad, mais par la mobilisation civile et les revendications démocratiques. Cette contestation pacifique des structures de pouvoir fragilise la légitimité du jihadisme, qui se présente depuis des décennies comme la seule alternative aux dictatures arabes. Al-Qaïda se retrouve ainsi mis à l’écart du processus révolutionnaire, incapable d’adapter son discours et ses stratégies à une réalité politique qui lui échappe totalement.

Une jeunesse en rupture avec l’idéologie jihadiste

Si Al-Qaïda observe avec méfiance et incompréhension les soulèvements du Printemps arabe, cette défiance est réciproque. Les manifestants eux-mêmes expriment une distanciation marquée vis-à-vis du jihadisme, ne faisant aucune référence au califat, à la guerre contre l’Occident ou à une idéologie rigoriste fondée sur la charia. Contrairement aux attentes des organisations islamistes radicales, la jeunesse arabe mobilisée dans ces révoltes ne partage ni les codes idéologiques ni les objectifs d’Al-Qaïda.

Loin de s’inscrire dans une logique de rupture avec l’Occident, cette génération exprime plutôt une attirance pour le modèle occidental, perçu comme un horizon d’émancipation politique, sociale et économique. Le Printemps arabe traduit ainsi une fracture profonde entre les aspirations des jeunes protestataires et l’idéologie jihadiste. Ces jeunes, souvent qualifiés de "jeunesse de la misère", évoluent dans des contextes économiques dégradés, marqués par un chômage de masse, une corruption omniprésente et une stagnation politique. Contrairement à la génération de jihadistes des années 1990 et 2000, qui percevait le califat comme une alternative à la domination occidentale, ces jeunes considèrent les démocraties libérales comme un modèle plus attrayant que le jihadisme. La liberté d’expression, la fin de l’arbitraire étatique et l’accès à des opportunités économiques leur apparaissent comme des revendications prioritaires, bien loin du projet d’un État islamique fondé sur l’austérité, la répression religieuse et la violence systématique.

Cette distanciation avec Al-Qaïda s’explique également par l’expérience politique des régimes autoritaires sous lesquels ces jeunes ont grandi. En Égypte, en Tunisie, en Libye ou en Syrie, la menace jihadiste a souvent servi de prétexte à des politiques répressives, justifiant l’état d’urgence, les arrestations arbitraires et l’absence de réformes politiques profondes. Face à des États qui ont utilisé la lutte contre le terrorisme comme un levier pour museler toute opposition, la jeunesse du Printemps arabe ne voit pas dans Al-Qaïda un moyen d’émancipation, mais plutôt un facteur aggravant de la répression et du chaos.

Dans ce contexte, le discours jihadiste apparaît déconnecté des préoccupations réelles des manifestants. Là où Al-Qaïda prône un retour à une gouvernance islamique radicale, la jeunesse arabe réclame un État de droit, une justice sociale et une démocratie fonctionnelle. Loin d’être séduite par l’utopie du califat, elle rejette une vision du monde qui lui semble archaïque et inadaptée aux réalités contemporaines. Cette désillusion vis-à-vis du jihadisme marque une crise profonde pour Al-Qaïda, qui perd une partie de son potentiel de recrutement et se voit progressivement marginalisé face aux nouvelles formes de mobilisation politique nées du Printemps arabe.

Une marginalisation politique du jihadisme après 2011

La distanciation réciproque entre Al-Qaïda et les révolutions arabes traduit une crise plus large du jihadisme face aux transformations du monde musulman. Contrairement aux prédictions des islamistes radicaux, la chute des régimes autoritaires au cours du Printemps arabe ne débouche pas sur l’instauration immédiate d’un califat, mais plutôt sur des expériences démocratiques et des transitions politiques, bien que souvent chaotiques. La montée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte et en Tunisie entre 2011 et 2012 démontre que l’islam politique peut exister sous une forme partisane et institutionnelle, offrant ainsi une alternative au jihad armé prôné par Al-Qaïda.

Face à cette nouvelle réalité, Al-Qaïda se retrouve en marge du paysage politique post-révolutionnaire. Alors que l’organisation a toujours prôné la destruction des régimes corrompus, elle assiste à leur effondrement sans y avoir joué un rôle déterminant. Pire encore, les nouvelles autorités qui émergent, qu’il s’agisse des Frères musulmans ou d’autres forces politiques, ne reprennent aucun des principes fondamentaux du jihadisme global. Là où Al-Qaïda espérait voir s’imposer un État islamique basé sur la charia, les transitions postrévolutionnaires, bien qu’instables, restent dominées par des acteurs politiques inscrits dans une logique institutionnelle.

Si certains groupes jihadistes parviennent à exploiter le chaos laissé par l’effondrement des États, notamment en Libye, en Syrie et au Yémen, la majorité des soulèvements arabes ne s’appuie sur aucune structure jihadiste établie. Al-Qaïda ne parvient pas à imposer son discours ni à convertir les aspirations démocratiques en un projet islamiste radical, ce qui témoigne de son incapacité à incarner une alternative crédible aux yeux des populations. Cette marginalisation politique du jihadisme après 2011 marque un tournant décisif : alors que l’organisation de Ben Laden s’est toujours présentée comme la seule force capable de renverser les dictatures arabes, elle se retrouve dévitalisée au moment où ces dictatures tombent sans son intervention.

Toutefois, cette exclusion du processus révolutionnaire ne signifie pas la disparition du jihadisme, mais plutôt une mutation de ses formes d’action. À partir de 2014, un autre acteur jihadiste prend le relais : l’État islamique (Daech), qui adopte une lecture radicalement différente des révolutions arabes. Contrairement à Al-Qaïda, Daech s’appuie sur une stratégie d’implantation territoriale immédiate, profitant du vide laissé par l’effondrement des États postrévolutionnaires. Là où Al-Qaïda privilégiait une guerre d’usure sur le long terme, Daech proclame immédiatement un califat en Irak et en Syrie, imposant un contrôle direct sur des territoires et attirant un nombre considérable de combattants étrangers.

Ce tournant montre que, si Al-Qaïda a échoué à s’adapter aux révolutions arabes, d’autres groupes jihadistes ont su exploiter le chaos pour imposer leur propre agenda. L’effondrement des structures étatiques en Libye, en Syrie et en Irak crée un terrain fertile pour l’émergence de mouvements jihadistes territorialisés, qui ne cherchent plus simplement à infiltrer la société, mais à l’administrer et la gouverner par la force.

Ainsi, le Printemps arabe représente un tournant majeur pour le jihadisme global, révélant l’incapacité d’Al-Qaïda à s’intégrer dans un mouvement de contestation populaire et à incarner un modèle politique attractif pour la jeunesse arabe. Cette rupture historique marque une double distanciation : d’une part, Al-Qaïda reste étranger à une révolution qu’il ne comprend pas et, d’autre part, les populations arabes rejettent un jihadisme perçu comme obsolète et éloigné de leurs aspirations. Cette fracture contribue à marginaliser l’idéologie d’Al-Qaïda, même si d’autres groupes, à l’image de l’État islamique, sauront tirer profit des failles laissées par les révolutions inachevées.

« Génération tweeter » vs. Réseau ou de la nébuleuse d’al-qaïda

L’appropriation des réseaux sociaux au service du renouveau démocratique

L’essor de la « génération Twitter » lors du Printemps arabe marque une rupture fondamentale avec les méthodes traditionnelles du jihadisme, bouleversant les modes de mobilisation politique au sein du monde arabe. Alors qu’Al-Qaïda repose sur un modèle clandestin et hiérarchisé, privilégiant l’action violente, l’anonymat et la propagande secrète, la nouvelle génération de contestataires utilise Internet et les réseaux sociaux pour mener une lutte publique, transparente et pacifique, portée par des revendications démocratiques et sociales plutôt que par un projet islamiste rigoriste.

Les plateformes numériques telles que Facebook, Twitter et YouTube jouent un rôle déterminant dans cette dynamique, permettant aux manifestants de mobiliser rapidement des foules, de documenter les violences étatiques en temps réel et de contourner la censure des régimes autoritaires. Ce mode d’action s’oppose directement à la stratégie d’Al-Qaïda, qui repose sur la discrétion opérationnelle, la diffusion d’une propagande ciblée et l’exaltation du secret militaire. Là où Al-Qaïda cherche à saper les États par la terreur et l’instabilité, la jeunesse du Printemps arabe privilégie une pression citoyenne directe, exploitant l’espace public et numérique pour exiger des réformes politiques et économiques.

Dans les régimes autoritaires, le contrôle de l’information constitue un pilier du maintien du pouvoir. En brisant ce monopole grâce aux technologies numériques, la génération du Printemps arabe remet en cause la légitimité des gouvernements sans recourir aux méthodes violentes d’Al-Qaïda. Cet usage des réseaux sociaux comme outil de mobilisation et de diffusion de l’information démontre l’obsolescence du discours jihadiste, qui présente la violence comme la seule issue face aux régimes dictatoriaux. Contrairement aux jihadistes qui prônent une destruction radicale de l’ordre existant, ces nouveaux contestataires veulent réformer le système de l’intérieur, en imposant une transition démocratique progressive.

De fait, la jeunesse arabe ne peut se reconnaître dans la vision apocalyptique d’Al-Qaïda, qui promeut un modèle de gouvernance encore plus oppressif que les régimes qu’elle combat. Alors que cette génération aspire avant tout à plus de libertés et d’opportunités, elle rejette massivement un système jihadiste fondé sur la terreur, la répression idéologique et l’exclusion politique. Le Printemps arabe, par son ancrage dans une contestation civique et ouverte, démontre ainsi l’échec du jihadisme à proposer une alternative crédible aux aspirations des nouvelles générations arabes.

Une triple revendication en rupture avec le jihadisme

Les jeunes contestataires du Printemps arabe s’imposent comme les acteurs d’une nouvelle dynamique politique, marquée par une refonte des revendications traditionnelles dans le monde arabe. Cette génération, qui rejette les régimes autoritaires en place, ne trouve cependant aucune affinité avec le jihadisme. Au contraire, elle s’oppose directement aux principes d’Al-Qaïda, tant sur les objectifs que sur les moyens de transformation du système. Cette opposition repose sur trois revendications majeures, qui contrastent avec le projet jihadiste.

L’aspiration principale des manifestants du Printemps arabe est la construction d’un véritable espace démocratique, où la liberté d’expression, le pluralisme politique et l’État de droit sont garantis. La génération Twitter revendique une participation citoyenne accrue et réclame des institutions légitimes et représentatives, capables de répondre aux attentes des populations.

À l’inverse, Al-Qaïda prône un modèle théocratique autoritaire, basé sur une application rigide de la charia et l’élimination de tout pluralisme politique. Son projet repose sur une vision répressive et dogmatique, qui réduit les libertés individuelles et supprime toute forme d’opposition politique. Cette contradiction fondamentale explique pourquoi les manifestants du Printemps arabe rejettent massivement l’idéologie jihadiste, qui leur apparaît comme une alternative encore plus oppressive que les régimes qu’ils combattent.

La montée des révoltes dans le monde arabe est alimentée par une frustration sociale profonde, née d’une précarité économique croissante, d’un chômage endémique et de l’accroissement des inégalités. La mondialisation libérale a souvent renforcé la marginalisation des classes populaires, créant un terreau favorable aux mouvements contestataires. Cependant, alors qu’Al-Qaïda exploite la pauvreté pour radicaliser et recruter, la jeunesse du Printemps arabe adopte une approche totalement différente.

Les manifestants ne cherchent pas à remplacer un système corrompu par une gouvernance islamique ultra-répressive, mais bien à mettre en place des réformes économiques structurelles. L’objectif n’est pas de renverser les États pour établir un califat, mais d’imposer aux gouvernements des politiques publiques plus justes, capables de garantir une répartition équitable des richesses et un accès élargi aux opportunités économiques. Là où Al-Qaïda prône la destruction d’un système perçu comme injuste, les révolutionnaires du Printemps arabe militent pour sa réforme.

Si le rejet de l’hégémonie américaine est un point commun entre les jihadistes et les manifestants du Printemps arabe, la manière dont il s’exprime est fondamentalement différente. Al-Qaïda s’oppose frontalement à l’Occident, prônant une lutte armée et terroriste contre les États-Unis et leurs alliés. Son objectif est une rupture totale avec le monde occidental, perçu comme corrompu et incompatible avec l’islam.

À l’inverse, la génération du Printemps arabe privilégie une résistance politique et diplomatique, dénonçant l’influence excessive de Washington sur les régimes arabes, notamment à travers les politiques antiterroristes mises en place après le 11 septembre 2001. Ce rejet ne se traduit pas par une guerre contre l’Occident, mais par une revendication de souveraineté nationale. Contrairement à Al-Qaïda, qui cherche à isoler le monde arabe dans une opposition binaire, les révolutionnaires du Printemps arabe ne rejettent pas le dialogue avec les puissances étrangères, mais souhaitent redéfinir les relations entre leurs pays et l’Occident sur une base plus équilibrée.

Ainsi, alors qu’Al-Qaïda prône la violence comme moyen de transformation politique, la jeunesse arabe du Printemps arabe adopte une approche plus pragmatique et inclusive. Son combat repose sur des revendications démocratiques, économiques et sociales, qui s’opposent à la logique jihadiste fondée sur la destruction des institutions et l’instauration d’un régime totalitaire. Cette divergence profonde contribue à marginaliser encore davantage Al-Qaïda, qui apparaît de plus en plus comme une force dépassée, incapable de répondre aux attentes des nouvelles générations arabes.

Une opposition idéologique et stratégique irréconciliable

Les différences fondamentales entre la génération Twitter du Printemps arabe et la nébuleuse jihadiste d’Al-Qaïda révèlent une opposition totale, tant sur la vision du monde que sur les moyens d’action. Là où Al-Qaïda affirme que seule la violence peut provoquer un changement radical, les révolutions arabes démontrent que la mobilisation citoyenne, la pression populaire et l’action publique peuvent conduire à des avancées politiques majeures. Cette confrontation entre deux paradigmes de lutte souligne l’incompatibilité entre l’idéologie jihadiste et les nouvelles formes de contestation politique portées par la jeunesse arabe.

L’essor du numérique et des réseaux sociaux constitue un facteur clé dans cette rupture. Alors qu’Al-Qaïda repose sur un modèle clandestin, fondé sur des cellules isolées et des réseaux secrets de communication, la génération Twitter s’appuie sur une communication ouverte, instantanée et participative. À l’ère des médias numériques, les outils de mobilisation politique ont profondément évolué, fragilisant la capacité d’Al-Qaïda à recruter et influencer. Face à une jeunesse qui s’organise librement, qui revendique publiquement et qui refuse la terreur comme mode d’action, le jihadisme perd progressivement son attrait. Il apparaît de plus en plus comme un modèle dépassé, dogmatique et inadapté aux réalités contemporaines.

Cette évolution marginalise Al-Qaïda, non seulement dans le paysage politique postrévolutionnaire, mais aussi dans l’imaginaire collectif des nouvelles générations arabes. Contrairement aux décennies précédentes, où certains jeunes en rupture sociale pouvaient voir dans le jihadisme une forme ultime d’opposition aux régimes en place, le Printemps arabe a offert une alternative crédible et concrète, fondée sur la protestation pacifique, l’engagement civique et la construction d’institutions démocratiques.

Ainsi, la génération Twitter du Printemps arabe ne se contente pas de rejeter Al-Qaïda, elle le rend obsolète en prouvant que la transformation des régimes arabes peut s’opérer sans la terreur, mais par l’action politique et sociale. Cette nouvelle forme de contestation politique, ancrée dans la modernité numérique et les principes démocratiques, représente une alternative puissante au jihadisme, qui peine à se réinventer face à des aspirations populaires en mutation. Refusant d’évoluer avec son époque, Al-Qaïda se retrouve isolé, incapable de proposer une réponse cohérente aux attentes des nouvelles générations.

Le combat d’Al-qaïda est dépassé et surtout historicisé

L’idéologie et les stratégies d’Al-Qaïda apparaissent aujourd’hui dépassées et profondément ancrées dans un contexte historique spécifique, celui de la fin de la Guerre froide et de l’occupation soviétique en Afghanistan. Conçu dans un cadre où la lutte jihadiste se présentait comme une réponse au communisme athée et à la domination occidentale sur le monde musulman, le combat d’Al-Qaïda ne parvient plus à s’adapter aux nouvelles dynamiques géopolitiques et aux transformations profondes du monde arabe.

La jeunesse du Printemps arabe perçoit Al-Qaïda comme un vestige du passé, un mouvement dont la rhétorique et les méthodes appartiennent à un autre cycle historique. Là où les jihadistes se présentent encore comme les héritiers du jihad afghan et de la lutte contre l’impérialisme, les nouvelles générations arabes s’inscrivent dans un contexte radicalement différent, marqué non plus par une opposition frontale aux puissances étrangères, mais par des revendications internes de justice sociale, de démocratie et d’équité économique.

L’impact des attentats du 11 septembre 2001 a également contribué à altérer la perception du jihadisme. Loin de fragiliser l’Occident, ces attaques ont provoqué un retour du militarisme unilatéral américain, renforçant la présence des forces occidentales au Moyen-Orient et justifiant l’intervention massive des États-Unis en Afghanistan et en Irak. Ce tournant géopolitique a profondément bouleversé l’équilibre international, ouvrant la voie à de nouvelles puissances émergentes et à un multilatéralisme en expansion, remettant en cause la pertinence du combat jihadiste tel qu’il avait été pensé par Ben Laden à la fin du XXe siècle.

Dans ce contexte, le projet d’Al-Qaïda ne trouve plus sa place dans les aspirations contemporaines du monde arabe. La jeunesse qui s’est soulevée en 2011 ne s’identifie ni à un combat militaire globalisé contre l’Occident, ni à l’établissement d’un califat islamique fondé sur la charia. Au contraire, elle se tourne vers des modèles de gouvernance modernes, cherchant à s’émanciper à la fois des dictatures locales et des schémas jihadistes archaïques.

Ainsi, Al-Qaïda apparaît aujourd’hui comme un mouvement enfermé dans son propre passé, incapable d’évoluer face aux nouvelles attentes des sociétés musulmanes. Son discours, autrefois perçu comme une alternative révolutionnaire aux régimes autoritaires, est désormais éclipsé par d’autres formes de contestation, plus en phase avec les aspirations politiques et sociales des nouvelles générations. Ce décalage historique contribue à la marginalisation progressive du jihadisme global, qui peine à trouver un écho au sein des dynamiques postrévolutionnaires du monde arabe.

Les tentatives du retour d’Al-Qaïda dans le printemps arabe

Si le Printemps arabe a marqué une marginalisation évidente d’Al-Qaïda, la question qui se pose est celle de la capacité de l’organisation jihadiste à rebondir. Al-Qaïda a-t-elle été la seule force conservatrice dépassée par ces bouleversements politiques et sociaux ? Comment expliquer sa lenteur à se repositionner face aux nouvelles dynamiques issues des révolutions arabes ?

Loin d’abandonner la scène politique, Al-Qaïda tente d’exploiter le chaos postrévolutionnaire pour retrouver une pertinence. Cependant, son idéologie rigide et son incapacité à s’adapter aux nouvelles attentes des populations la freinent considérablement. Là où la génération du Printemps arabe aspire à des réformes démocratiques et à une justice sociale, Al-Qaïda persiste à prôner une solution jihadiste fondée sur la violence et l’imposition de la charia. Ce décalage idéologique profond l’empêche d’attirer un large soutien populaire et la condamne à opérer en marge des nouveaux processus politiques.

Un autre facteur expliquant la lenteur d’Al-Qaïda à rebondir est la complexité du contexte postrévolutionnaire. Contrairement aux années 1990 et 2000, où les conflits étaient principalement définis par une opposition entre régimes autoritaires et mouvements jihadistes, les soulèvements de 2011 introduisent de nouveaux acteurs sur la scène politique. Des partis islamistes modérés, comme les Frères musulmans en Égypte et Ennahdha en Tunisie, réussissent à s’imposer dans l’espace politique sans recourir à la violence, remettant en cause l’idée que seule une approche jihadiste peut renverser un régime et instaurer un gouvernement islamique. Cette alternative légale à l’islam politique fragilise encore davantage le discours d’Al-Qaïda.

De plus, les transformations géopolitiques issues du Printemps arabe n’ont pas immédiatement offert à Al-Qaïda des sanctuaires stables pour reconstruire ses réseaux. L’instabilité en Libye, en Syrie et au Yémen a certes créé des espaces de chaos, mais l’organisation jihadiste a dû composer avec d’autres acteurs armés, notamment les milices locales, les groupes islamistes rivaux et les interventions étrangères. Cette fragmentation a compliqué la structuration d’un jihad centralisé, expliquant pourquoi Al-Qaïda a mis du temps à retrouver un rôle actif dans certains conflits.

Enfin, l’apparition de l’État islamique (Daech) à partir de 2013 constitue un coup dur pour Al-Qaïda. Alors que cette dernière cherche encore à s’adapter aux conséquences du Printemps arabe, Daech impose un modèle jihadiste radicalement différent, basé sur la prise immédiate de territoires et la proclamation d’un califat. Son approche plus offensive, plus médiatique et plus brutale lui permet d’attirer une nouvelle génération de combattants, affaiblissant encore plus Al-Qaïda, qui apparaît comme une organisation vieillissante, incapable de rivaliser avec les dynamiques jihadistes modernes.

Ssi Al-Qaïda a cherché à profiter du Printemps arabe, elle a souffert d’un décalage idéologique, d’une concurrence avec des mouvements islamistes modérés et radicaux, et d’un environnement postrévolutionnaire fragmenté qui a compliqué son retour. Ces éléments expliquent pourquoi l’organisation jihadiste, autrefois au centre du jihad mondial, s’est retrouvée reléguée au second plan, peinant à s’imposer comme une alternative crédible dans un monde arabe en mutation.

Les Frères Musulmans en Égypte

Un attentisme initial face aux soulèvements populaires

Lorsque les manifestations éclatent en Égypte en janvier 2011, les Frères Musulmans adoptent une position de prudence et d’observation. Bien que leur organisation soit l’une des plus influentes du pays, elle ne perçoit pas immédiatement la portée du soulèvement et craint que le régime de Hosni Moubarak ne réprime brutalement la contestation, comme cela avait été le cas lors de précédents mouvements d’opposition.

Cette hésitation s’explique par une double méfiance. D’une part, les Frères Musulmans ont toujours évolué dans un équilibre délicat avec le pouvoir en place, oscillant entre persécutions et intégration partielle dans le système politique. Ils craignent donc qu’un engagement trop précoce dans la contestation ne leur porte préjudice, surtout si le régime parvient à rétablir son autorité. D’autre part, ils sont réservés vis-à-vis des jeunes manifestants, qu’ils considèrent comme imprévisibles et difficilement contrôlables. Contrairement aux mouvements révolutionnaires spontanés, les Frères Musulmans ont développé une stratégie politique à long terme, fondée sur l’infiltration progressive des institutions, et non sur des soulèvements brusques et non coordonnés.

L’attentisme initial des Frères Musulmans traduit ainsi leur incompréhension du phénomène révolutionnaire en cours. Habitués à opérer dans un cadre autoritaire structuré, ils peinent à saisir la dynamique inédite et horizontale du Printemps arabe, qui échappe aux logiques traditionnelles de mobilisation islamiste ou nationaliste. Ce décalage explique pourquoi ils choisissent d’attendre avant de s’impliquer activement, préférant évaluer la situation et ajuster leur stratégie en fonction des évolutions du rapport de force.

Une entrée tardive dans la contestation

Après plusieurs jours d’attentisme, les Frères Musulmans prennent conscience de l’ampleur du soulèvement et de la fragilisation du régime de Hosni Moubarak. Face à cette dynamique irréversible, ils décident de modifier leur posture et d’apporter leur soutien à la contestation. Ce ralliement ne relève cependant pas d’un engagement idéologique immédiat, mais plutôt d’une stratégie opportuniste visant à préserver leur influence et à capitaliser sur la révolution en cours.

Contrairement à Al-Qaïda, qui demeure hostile à toute forme de négociation avec les institutions politiques, les Frères Musulmans optent pour une logique de coalition et de concertation avec d’autres forces d’opposition. Leur expérience du jeu politique sous Moubarak, ainsi que leur ancrage local profond, leur permettent de se repositionner rapidement en tant qu’acteur incontournable de la transition postrévolutionnaire.

Cette stratégie porte ses fruits après la chute du régime, puisque les Frères Musulmans deviennent l’une des principales forces politiques du pays. Contrairement aux jihadistes, qui privilégient une confrontation armée avec les régimes en place, ils misent sur la légitimité démocratique et électorale pour s’imposer. Ce choix leur permet d’arriver au pouvoir en 2012, avec l’élection de Mohamed Morsi, marquant ainsi leur entrée officielle dans le jeu institutionnel.

Toutefois, cette intégration dans le processus démocratique ne se fait pas sans tensions, notamment face à des adversaires laïques et militaires qui voient leur ascension comme une menace pour l’équilibre du pouvoir en Égypte. Leur présence au sein des nouvelles institutions les place ainsi dans une position paradoxale : d’un côté, ils cherchent à consolider leur emprise sur l’État, et de l’autre, ils doivent composer avec des élites hostiles, qui finiront par orchestrer leur chute en 2013, lors du coup d’État du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.

L’entrée tardive des Frères Musulmans dans la contestation illustre ainsi leur pragmatisme politique, mais aussi les limites de leur stratégie d’intégration institutionnelle, qui les expose à des tensions internes et externes dans un contexte postrévolutionnaire marqué par l’instabilité.

La fracture entre Islam politique et jihadisme global

Une divergence idéologique fondamentale

L’attitude prudente des Frères Musulmans face aux Printemps arabes contraste avec l’incapacité d’Al-Qaïda à se repositionner dans ce nouvel environnement politique. Cette divergence repose sur une opposition idéologique de fond quant à la nature du changement politique et aux moyens d’action à privilégier.

D’un côté, les Frères Musulmans adoptent une approche pragmatique, fondée sur l’infiltration des institutions et l’intégration progressive dans le jeu démocratique. Leur objectif n’est pas de détruire les régimes, mais de les réformer de l’intérieur, en participant aux élections et en obtenant des postes de pouvoir. Cette stratégie leur permet d’éviter la confrontation directe avec les États et de présenter l’islam politique comme une alternative légitime au sein des démocraties arabes naissantes.

À l’inverse, Al-Qaïda rejette catégoriquement toute forme de compromis avec les régimes en place. Sa doctrine repose sur la conviction que les États arabes sont intrinsèquement corrompus, car fondés sur des lois humaines au lieu de la charia. Pour Al-Qaïda, la seule solution viable passe par la destruction totale des gouvernements existants et leur remplacement par un califat islamique basé sur une lecture radicale du jihad.

Cette opposition idéologique se reflète également dans leurs stratégies de communication.

  • Les Frères Musulmans s’adaptent aux nouveaux outils numériques, développant leurs propres plateformes comme Ikhwan Book et Ikhwanweb, et utilisant Facebook et Twitter pour mobiliser leurs sympathisants et influencer l’opinion publique.
  • Al-Qaïda, en revanche, demeure enfermée dans un modèle clandestin, privilégiant des supports de propagande plus traditionnels, comme les vidéos diffusées sur des canaux sécurisés ou des revues jihadistes. Cette approche restreint son accès aux nouvelles générations, qui privilégient des formes d’engagement plus ouvertes et interactives.

Alors que les Frères Musulmans capitalisent sur le Printemps arabe pour asseoir leur légitimité et accéder au pouvoir, Al-Qaïda se retrouve marginalisée, incapable d’adapter sa stratégie à un contexte politique où la rue ne revendique pas un État islamique, mais plutôt plus de libertés et de justice sociale. Cette divergence marque une fracture majeure entre l’islam politique réformiste et le jihadisme global, qui peine à se renouveler face aux nouvelles dynamiques du monde arabe.

Une confusion stratégique au sein d’Al-Qaïda

Face aux Printemps arabes, Al-Qaïda se retrouve dans une impasse stratégique, incapable d’adopter une position claire sur ces soulèvements populaires qui échappent à son cadre idéologique et à sa vision révolutionnaire fondée sur le jihad armé.

Dès le début des révoltes, les différentes branches d’Al-Qaïda réagissent de manière contradictoire, illustrant une absence de ligne directrice face à un phénomène qu’elles ne maîtrisent pas :

  • Le 13 janvier 2011, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) publie un communiqué en soutien aux manifestants tunisiens, espérant récupérer leur colère contre le régime et orienter la révolte vers un projet islamiste.
  • Le 8 février 2011, Al-Qaïda en Irak adopte une position diamétralement opposée, dénonçant les révoltes égyptiennes comme une illusion démocratique qui ne mènera qu’à l’installation d’un nouveau système impie, incompatible avec l’instauration d’un califat islamique.

Cette hésitation stratégique met en lumière un décalage profond entre les aspirations populaires et le projet jihadiste global. Contrairement aux attentes d’Al-Qaïda, les révolutions arabes ne se dirigent ni vers une radicalisation islamiste, ni vers une rupture totale avec l’Occident. Au contraire, elles portent des revendications démocratiques, sociales et économiques, bien loin des objectifs jihadistes traditionnels.

Incapable de comprendre cette dynamique et de s’y adapter, Al-Qaïda perd en cohérence, apparaissant comme un mouvement dépassé par l’histoire. Alors que les Frères Musulmans parviennent à intégrer le jeu politique, l’organisation jihadiste reste enfermée dans une vision figée de la révolution, où le changement ne peut passer que par la destruction totale des régimes en place et la guerre contre l’Occident. Cette fracture idéologique contribue à marginaliser encore davantage Al-Qaïda, qui peine à capter l’attention des nouvelles générations arabes, davantage tournées vers les réformes que vers le jihad.

La tentative de récupération des Printemps arabes par Al-Qaïda

La dernière tentative de Ben Laden pour redonner un sens au jihadisme

À l’approche de sa mort, Oussama Ben Laden tente une ultime réorientation idéologique face aux Printemps arabes, mouvement qu’il n’avait ni anticipé ni intégré dans sa stratégie jihadiste. Le 1er mai 2011, dans son dernier message enregistré, il qualifie ces soulèvements de « rare opportunité historique », reconnaissant que « le soleil de la révolution s’est levé au Maghreb ». Cependant, plutôt que de soutenir les aspirations démocratiques des manifestants, il cherche à détourner cette dynamique vers un objectif islamiste global, aligné avec le projet d’instauration du califat.

Ben Laden ne rejette pas totalement les révoltes, mais il les recontextualise dans un cadre jihadiste en affirmant qu’elles doivent dépasser les revendications politiques et sociales pour s’inscrire dans une triple logique révolutionnaire islamique :

  1. Libérer les pays musulmans des régimes impies : selon lui, les régimes arabes renversés ne sont que des marionnettes de l’Occident, et leur chute doit être vue comme une première étape vers un retour à la souveraineté islamique totale.
  2. Rejeter toute forme de gouvernement basé sur la loi des hommes : il considère que la démocratie et les institutions issues du Printemps arabe ne sont que des illusions, et qu’elles doivent être remplacées par un État islamique fondé sur la charia.
  3. Lutter contre la domination occidentale : Ben Laden insiste sur le fait que la véritable révolution ne peut aboutir que si elle s’attaque aux puissances étrangères, qui maintiennent leur influence sur les États musulmans à travers des élites corrompues.

Dans son message, il met également en garde les manifestants contre toute forme de compromis avec les institutions démocratiques naissantes, insistant sur le fait que seule la confrontation directe avec les régimes et leurs alliés occidentaux permettra une réelle transformation politique. Pour lui, les soulèvements ne doivent pas aboutir à une transition démocratique, mais à une révolution islamique totale, intégrant le jihad comme moyen central du changement.

Cette tentative de récupération idéologique témoigne d’un profond malaise au sein d’Al-Qaïda, qui peine à s’adapter aux nouvelles dynamiques du monde arabe. Alors que les populations réclament plus de libertés, Ben Laden reste enfermé dans une rhétorique guerrière dépassée, ce qui renforce la marginalisation de son organisation au sein des mouvements révolutionnaires post-2011.

Une récupération idéologique vouée à l’échec

Malgré la tentative de récupération opportuniste des Printemps arabes par Oussama Ben Laden, cette stratégie se heurte à une réalité politique et sociale qui condamne d’emblée son succès. Le mouvement révolutionnaire qui se propage à travers le monde arabe en 2011 est profondément incompatible avec les principes et les méthodes prônés par Al-Qaïda.

Tout d’abord, les manifestants du Printemps arabe rejettent massivement l’idéologie jihadiste. Leurs revendications sont centrées sur les libertés individuelles, la justice sociale et la démocratie, bien loin du projet d’un État islamique autoritaire et répressif. Contrairement aux discours d’Al-Qaïda, les manifestants n’appellent ni à un retour à la charia comme loi unique, ni à un affrontement militaire avec l’Occident, mais aspirent à des réformes politiques et économiques profondes.

Ensuite, les Frères Musulmans réussissent à s’imposer comme une alternative politique crédible, prenant l’espace que Ben Laden et ses héritiers auraient pu convoiter. Contrairement à Al-Qaïda, ils parviennent à mobiliser des soutiens au sein des institutions et à participer activement aux transitions politiques post-révolutionnaires, notamment en Égypte et en Tunisie. Ce succès des islamistes modérés marginalise encore davantage les jihadistes, qui apparaissent comme un mouvement rigide, incapable de s’adapter aux nouvelles dynamiques politiques.

Enfin, à partir de 2013, l’ascension de l’État islamique (Daech) vient achever la perte d’influence d’Al-Qaïda. Alors que cette dernière prônait une expansion progressive du jihad, Daech impose une stratégie plus radicale et immédiate en s’emparant de territoires en Irak et en Syrie, en proclamant un califat territorial, et en attirant une nouvelle génération de jihadistes plus séduits par son approche brutale et médiatique. Ce choc stratégique marque une nouvelle étape dans la déchéance d’Al-Qaïda, qui perd non seulement la bataille idéologique face aux révolutions démocratiques, mais aussi sa suprématie au sein du jihadisme mondial.

Si Al-Qaïda a cherché à exploiter les Printemps arabes, elle n’a jamais su adapter son discours et ses méthodes aux nouvelles réalités du monde arabe. Son modèle, fondé sur la violence et le rejet absolu des institutions, s’est avéré obsolète face à une jeunesse arabe cherchant des réformes et des alternatives politiques concrètes. Cette fracture idéologique contribue à la marginalisation progressive d’Al-Qaïda, qui apparaît de plus en plus comme une organisation dépassée, prisonnière d’une vision archaïque du jihadisme mondial.

Priorités d’Al-Qaïda définies par Ayman Al-Zawahiri début juin 2011

La continuité stratégique d’Al-Qaïda sous Ayman Al-Zawahiri

À la mort d’Oussama Ben Laden en mai 2011, Ayman Al-Zawahiri prend officiellement la tête d’Al-Qaïda en juin 2011, dans un contexte où l’organisation est confrontée à une crise stratégique majeure. Plutôt que de repenser la place du mouvement face aux Printemps arabes, il choisit de poursuivre le jihad dans la stricte continuité idéologique de son prédécesseur.

Dès son arrivée à la direction du groupe, il réaffirme les priorités historiques du jihadisme global :

  1. La libération de la Palestine et la destruction de l’État d’Israël, présentée comme une étape essentielle du jihad mondial.
  2. La poursuite de la guerre en Afghanistan, considérée comme un front prioritaire face aux forces occidentales.
  3. Le jihad contre les États-Unis et leurs alliés, perçus comme les garants du maintien des régimes « impies » dans le monde musulman.

Tout en maintenant ces objectifs classiques, Al-Zawahiri tente de s’approprier le discours des révolutions arabes, en leur accordant un soutien conditionnel. Pour lui, ces soulèvements doivent être perçus comme une première étape vers un véritable changement qui ne pourra être achevé que par un retour total de la Oumma sous la charia. Il cherche ainsi à récupérer la dynamique révolutionnaire en appelant à un rapprochement entre la jeunesse du Printemps arabe et les groupes islamistes radicaux, espérant convertir l’élan démocratique en une vague jihadiste.

Cependant, cette tentative d’instrumentalisation des révolutions entre rapidement en contradiction avec les aspirations des manifestants, qui revendiquent plus de libertés individuelles, de justice sociale et de démocratie, plutôt que l’instauration d’un régime islamiste autoritaire. Contrairement aux Frères Musulmans, qui parviennent à capitaliser sur les révolutions en intégrant les nouvelles institutions, Al-Qaïda reste figée dans une logique de confrontation totale, refusant toute transition politique autre que celle imposée par la violence.

Face à cette rigidité idéologique, le mouvement jihadiste perd progressivement en influence, incapable de répondre aux nouveaux enjeux du monde arabe postrévolutionnaire. Loin de favoriser son expansion, la stratégie d’Al-Zawahiri contribue à renforcer la marginalisation d’Al-Qaïda, qui peine à s’imposer comme un acteur pertinent face aux transformations politiques en cours.

La tentative d’AQMI de relier Al-Qaïda au Printemps arabe

Dans le contexte des révolutions arabes, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) cherche à établir un lien idéologique entre les soulèvements populaires et le jihadisme, malgré une incompatibilité évidente entre ces deux dynamiques. Après la mort de Ben Laden, AQMI publie un communiqué affirmant que « les événements qui secouent le monde arabe ne sont qu’un fruit parmi les fruits que le jihad a récolté et dans lequel le cheikh – Oussama Ben Laden – a joué un rôle de premier plan ».

Cette déclaration vise à réinsérer Al-Qaïda dans le récit des révolutions arabes, en laissant entendre que le jihadisme aurait, d’une manière ou d’une autre, influencé ou préparé le terrain à ces soulèvements. Pourtant, cette lecture ne repose sur aucune base factuelle. En réalité, le Printemps arabe s’est développé indépendamment du jihadisme, sans aucune référence à Ben Laden ou aux idéaux d’Al-Qaïda. Les mouvements de protestation ne revendiquent ni le jihad armé, ni l’instauration d’un califat islamique, mais expriment au contraire des revendications politiques et sociales issues du contexte interne des sociétés arabes.

Le moteur des révolutions arabes repose sur trois principales revendications :

  1. Le rejet des régimes autoritaires et corrompus, responsables d’un blocage politique et d’un déficit de libertés fondamentales.
  2. La lutte contre le chômage et les inégalités sociales, exacerbées par des économies rentières et une mauvaise redistribution des richesses.
  3. L’aspiration à un État de droit, où les citoyens peuvent participer à la vie politique et économique sans être soumis à un régime répressif.

Cette dynamique s’oppose frontalement à la vision d’Al-Qaïda, qui rejette tout modèle démocratique et prône une transformation violente imposée par la force. Contrairement à ce que tente de suggérer AQMI, le jihadisme n’a joué aucun rôle moteur dans ces soulèvements, et la majorité des manifestants se distancient activement de toute forme d’islamisme radical.

Ainsi, la tentative de récupération du Printemps arabe par Al-Qaïda apparaît comme une stratégie opportuniste, visant à masquer son propre isolement face aux changements en cours. En cherchant à s’associer aux révolutions populaires, AQMI espère redonner à Al-Qaïda une légitimité idéologique, alors même que l’organisation est en perte d’influence au sein du jihadisme mondial.

Cependant, cette instrumentalisation ne fonctionne pas, car les aspirations des manifestants entrent en contradiction avec le projet jihadiste. Al-Qaïda se retrouve de plus en plus marginalisée, incapable de proposer une alternative crédible aux transformations politiques qui façonnent le monde arabe postrévolutionnaire. Cette situation illustre l’obsolescence croissante du modèle jihadiste d’Al-Qaïda, désormais concurrencé par de nouvelles forces politiques et des groupes jihadistes plus radicaux, comme l’État islamique (Daech).

La chute du régime de Kadhafi : la bouffée d’air frais

L’intervention occidentale et la transformation du récit jihadiste

Avant l’intervention militaire en Libye, les Printemps arabes semblaient hors de portée de la rhétorique jihadiste. Al-Qaïda, qui fonde son discours sur le rejet de l’Occident et la nécessité d’un jihad armé, se retrouvait marginalisée face à des mouvements révolutionnaires spontanés, menés sans référence à son idéologie. L’absence de toute ingérence étrangère directe dans les premières révoltes, notamment en Tunisie et en Égypte, privait l’organisation de tout argument crédible pour légitimer sa lutte dans ce contexte.

Toutefois, l’intervention militaire occidentale en Libye en mars 2011 constitue un tournant stratégique. Dirigée par une coalition franco-britannique avec l’appui des États-Unis, cette opération, officiellement menée sous mandat de l’ONU pour protéger la population civile contre les forces de Kadhafi, offre à Al-Qaïda un nouvel angle d’attaque. L’organisation, qui jusque-là peinait à s’insérer dans les soulèvements arabes, trouve enfin un moyen de réintégrer ces événements dans son discours en dénonçant une manipulation étrangère.

Dans cette relecture des événements, Al-Qaïda ne présente plus le Printemps arabe comme une dynamique de libération populaire, mais comme une entreprise de remodelage politique orchestrée par les puissances occidentales. Le mouvement révolutionnaire est ainsi redéfini comme une menace, détournée de son objectif initial pour servir des intérêts étrangers. Cette stratégie discursive repose sur plusieurs accusations. L’organisation jihadiste affirme d’abord que l’Occident instrumentalise les révolutions pour imposer des gouvernements qui lui sont favorables, sapant ainsi toute tentative d’émancipation authentique des peuples arabes. Elle soutient ensuite que les régimes postrévolutionnaires ne seront en réalité que des vassaux des puissances occidentales, remplaçant une dictature par une autre forme de domination, cette fois plus insidieuse. Enfin, l’intervention militaire en Libye est interprétée comme la preuve que les peuples arabes ne contrôlent pas réellement leur destin, puisque ce sont des forces étrangères qui, en dernier recours, décident du sort des dirigeants déchus.

A travers la guerre en Libye, Al-Qaïda parvient à réorienter son discours pour regagner une certaine pertinence dans le contexte des révolutions arabes. En exploitant la présence militaire occidentale, elle cherche à recrédibiliser sa propagande et à convaincre que la seule voie de libération réelle passe par le jihad et non par les soulèvements populaires soutenus, ou tolérés, par l’Occident.

La guerre civile libyenne : un terrain fertile pour Al-Qaïda

La chute du régime de Kadhafi en octobre 2011 marque le début d’une période de profonde instabilité en Libye. L’effondrement de l’appareil d’État entraîne une fragmentation politique, avec la multiplication de milices locales aux agendas divergents. En l’absence d’un pouvoir central fort, le pays devient un espace propice à l’implantation de groupes jihadistes, qui exploitent le chaos pour renforcer leur influence.

Al-Qaïda perçoit rapidement l’opportunité stratégique offerte par cette situation. La disparition des forces de sécurité libyennes et l’affaiblissement des structures gouvernementales permettent à ses combattants de s’implanter et de tisser des alliances avec certaines factions armées. Plusieurs éléments facilitent cette expansion. L’effondrement de l’armée libyenne laisse derrière lui d’importants stocks d’armes, qui se retrouvent sur le marché noir et sont récupérés par divers groupes armés, y compris les jihadistes. Ce réservoir d’armement confère à Al-Qaïda et à ses affiliés les moyens matériels de poursuivre leur lutte dans un nouveau théâtre d’opérations.

Par ailleurs, l’absence d’autorité centrale crée un vide sécuritaire que les groupes jihadistes exploitent pour établir des bases et organiser des réseaux clandestins. Contrairement aux autres États touchés par les Printemps arabes, où des structures étatiques ont subsisté après les révolutions, la Libye devient un véritable espace de non-droit, où Al-Qaïda peut se réorganiser sans craindre une répression immédiate.

Enfin, le rôle des anciens combattants jihadistes libyens contribue à renforcer la présence d’Al-Qaïda dans le pays. De nombreux Libyens avaient rejoint les rangs d’Al-Qaïda en Afghanistan ou en Irak dans les décennies précédentes. Avec la chute de Kadhafi, ces vétérans reviennent dans leur pays et participent activement à l’implantation de cellules jihadistes, en mettant à profit leur expérience militaire et leurs connexions internationales.

La Libye devient ainsi un espace privilégié pour la relocalisation des jihadistes après la fermeture progressive des sanctuaires afghans et irakiens. Alors qu’Al-Qaïda avait été affaiblie par la traque des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie du Sud, la guerre civile libyenne lui offre une nouvelle base d’opérations. Elle permet non seulement de relancer ses activités, mais aussi d’élargir son influence vers d’autres régions, notamment le Sahel, où les armes et les combattants libyens viendront alimenter de nouveaux foyers de violence jihadiste.

L’annonce de la charia et la récupération islamiste

Le 24 octobre 2011 marque un tournant dans la transition post-Kadhafi, lorsque Moustapha Abdeljalil, président du Conseil National de Transition (CNT), annonce que la charia sera la base de la future législation libyenne. Cette déclaration, qui survient peu après la chute officielle du régime, reflète une tentative de rassurer les factions islamistes présentes en Libye et d’ancrer la nouvelle gouvernance dans une légitimité religieuse.

Cette annonce a un impact immédiat sur la perception des Printemps arabes par les groupes jihadistes, notamment Al-Qaïda et ses affiliés. Pour eux, elle constitue une preuve que la chute des régimes autoritaires ne mène pas systématiquement à des démocraties occidentalisées, mais peut, au contraire, ouvrir la voie à une gouvernance islamique. Al-Qaïda, qui jusque-là dénonçait ces révoltes comme des mouvements détournés par l’Occident, y voit désormais une opportunité : la transition libyenne démontre qu’à condition que les islamistes parviennent à marginaliser les factions laïques et démocratiques, les révolutions peuvent être orientées vers l’instauration d’un État islamique.

Cette évolution est exploitée par les jihadistes sous deux angles majeurs. D’une part, elle justifie leur engagement en Libye en affirmant que le pays est désormais un terrain de lutte essentiel pour garantir l’établissement d’un État islamique authentique. L’idée est de faire de la Libye un nouveau laboratoire jihadiste, où l’application de la charia servirait de modèle pour d’autres pays en transition. Les groupes affiliés à Al-Qaïda tentent donc de s’implanter durablement en infiltrant certaines factions armées et en revendiquant un rôle dans le futur politique du pays.

D’autre part, cette annonce alimente l’idée que les Printemps arabes peuvent être islamisés et transformés en un levier pour l’établissement de régimes fondés sur la charia. Dans cette perspective, les jihadistes diffusent un discours appelant à l’élimination des éléments modérés et des influences occidentales, considérées comme des obstacles à la mise en place d’un véritable État islamique. Cette rhétorique contribue à radicaliser certaines factions en Libye et ailleurs, en les convainquant que la victoire ne sera complète que lorsque l’ordre islamique remplacera définitivement les institutions héritées des régimes déchus.

Ainsi, bien que le Printemps arabe ait initialement représenté une dynamique éloignée du jihadisme, les événements en Libye offrent une brèche permettant aux groupes islamistes radicaux de reformuler leur discours et de s’insérer dans les nouvelles réalités politiques de la région.

Une opportunité stratégique pour Al-Qaïda dans le Sahel

La chute du régime de Kadhafi en 2011 ne se limite pas à ses conséquences internes en Libye. Elle redessine profondément l’équilibre sécuritaire du Sahel, transformant cette région en un nouveau front majeur pour le jihadisme international.

L’un des effets les plus immédiats de l’effondrement du régime libyen est la prolifération incontrôlée d’armes à travers la région. Le démantèlement de l’armée libyenne laisse derrière lui d’immenses stocks d’armes lourdes et légères, allant des fusils d’assaut aux lance-roquettes et missiles sol-air. En l’absence d’un pouvoir central capable d’encadrer cette redistribution, ces arsenaux tombent rapidement entre les mains de multiples groupes armés, y compris les factions jihadistes actives au Sahel.

Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est l’un des principaux bénéficiaires de cette situation. Dès 2012, ses combattants récupèrent une partie de ces armes et les utilisent pour intensifier leurs opérations au Mali, au Niger et au Burkina Faso. D’autres groupes jihadistes sahéliens, comme Ansar Dine et le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), profitent également de cet afflux de matériel militaire pour accroître leur capacité de nuisance.

Au-delà des armes, la Libye post-Kadhafi devient également une zone de transit essentielle pour les jihadistes, qui utilisent son territoire pour s’organiser, recruter et planifier des attaques dans toute la bande sahélienne. L’absence de contrôle aux frontières permet une libre circulation des combattants et des ressources, facilitant ainsi l’expansion du jihadisme vers l’Afrique subsaharienne.

Le chaos libyen ne se contente pas de favoriser une implantation durable d’Al-Qaïda et d’autres groupes jihadistes en Libye. Il constitue également un catalyseur pour l’essor du terrorisme au Sahel, en transformant cette région en un nouvel épicentre du jihadisme mondial. Ce basculement sera particulièrement visible dès 2012 avec l’occupation du nord du Mali par les groupes jihadistes, illustrant parfaitement comment la déstabilisation d’un État centralisé peut servir de levier stratégique pour l’expansion des mouvances terroristes régionales.

Une relégitimation temporaire pour Al-Qaïda

Alors que les révolutions tunisienne et égyptienne avaient initialement marginalisé Al-Qaïda en démontrant que des changements politiques pouvaient émerger sans recours au jihad, la guerre en Libye et l’intervention occidentale lui offrent une nouvelle opportunité de redéfinition stratégique. Le chaos post-Kadhafi conforte les thèses jihadistes selon lesquelles seule une gouvernance islamique stricte peut garantir la stabilité et que les interventions occidentales ne font qu’aggraver le désordre et la guerre civile.

Dans ce contexte, Al-Qaïda exploite plusieurs arguments pour se relégitimer auprès de ses partisans. D’une part, l’anarchie libyenne et la fragmentation des forces politiques postrévolutionnaires permettent à l’organisation de se repositionner comme un acteur structurant, capable d’offrir une alternative à l’instabilité persistante. D’autre part, l’intervention militaire occidentale lui fournit un nouvel angle de propagande, en dénonçant la mainmise des puissances étrangères sur le destin des nations musulmanes et en appelant à une résistance armée contre cette ingérence.

Toutefois, cette relégitimation reste temporaire. Si Al-Qaïda parvient à profiter du vide sécuritaire libyen pour se réimplanter et recruter, son influence sera rapidement contestée par l’émergence d’un adversaire plus radical et expansionniste : l’État islamique (Daech). À partir de 2014, Daech adopte une approche plus brutale et immédiate dans sa quête d’un califat territorial, s’appuyant sur une stratégie d’occupation militaire et d’extrême violence qui surpasse celle d’Al-Qaïda. Ce basculement marque le début d’une rivalité féroce entre les deux organisations, affaiblissant progressivement Al-Qaïda et réduisant sa capacité à capitaliser durablement sur les bouleversements nés des Printemps arabes.

Le dossier syrien : seconde étape

L’engagement d’Al-Qaïda dans le conflit syrien

Après la chute de Kadhafi en Libye, la Syrie devient la seconde grande opportunité pour Al-Qaïda d’exploiter les bouleversements du Printemps arabe afin de relancer son agenda jihadiste. Contrairement aux soulèvements en Tunisie ou en Égypte, qui ont été en grande partie pacifiques, et à la Libye, où l’intervention occidentale a structuré la chute du régime, la Syrie plonge rapidement dans une guerre civile prolongée, créant ainsi un terrain propice à l’implantation jihadiste.

Dès le 12 février 2012, Ayman Al-Zawahiri publie une vidéo sur des forums jihadistes dans laquelle il exprime son soutien explicite à la rébellion syrienne. Il appelle les musulmans de Turquie, de Jordanie et du Liban à soutenir activement les insurgés et à renverser Bachar al-Assad, qualifié d’anti-islamique, pernicieux et cancéreux. Il insiste sur la nécessité pour les combattants syriens de ne pas dépendre de l’Occident ni de la Turquie, accusés d’avoir soutenu Damas avant de l’abandonner lorsque le régime a vacillé. Dans sa rhétorique jihadiste habituelle, il exhorte les rebelles à ne compter que sur Allah, leurs sacrifices et leur résistance, réaffirmant ainsi l’idée que la lutte doit être menée dans une perspective islamiste pure et non corrompue par des influences extérieures.

Contrairement aux autres révolutions arabes, qui ont débouché sur des transitions politiques plus ou moins organisées, le conflit syrien échappe à tout cadre institutionnel stable. La prolongation de l’état de siège, la répression brutale des manifestants par le régime d’Assad et l’absence d’intervention militaire directe de l’Occident créent une zone de chaos où l’implantation de groupes jihadistes devient non seulement possible, mais inévitable.

La paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies, due au double veto russe et chinois, empêche toute solution diplomatique rapide, renforçant le vide sécuritaire qui profite aux groupes extrémistes. Dès lors, la Syrie devient un champ de bataille central pour le jihadisme international, où des combattants étrangers affluent en masse pour rejoindre des factions radicales affiliées à Al-Qaïda.

L’implantation d’Al-Qaïda en Syrie ne relève pas seulement d’une opportunité tactique, mais d’un changement stratégique majeur. Contrairement à la Libye, où l’organisation jihadiste n’a pas réussi à s’imposer, la Syrie offre une position géographique clé, à proximité de l’Irak et d’Israël, qui permet aux jihadistes d’inscrire leur combat dans une perspective plus large.

Le discours d’Al-Zawahiri ne se limite pas à un appel au renversement du régime syrien. Il propose une vision plus ambitieuse, où la Syrie devient le point de départ d’une expansion jihadiste, menant à la création d’un État islamique qui défend les pays musulmans et combat les "ennemis de l’islam", notamment Israël.

L’absence d’une opposition unifiée et la fragmentation progressive des forces rebelles créent un environnement idéal pour l’émergence de factions jihadistes structurées, capables de s’imposer sur le terrain face aux autres groupes insurgés. C’est dans ce contexte que le Front al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, prend de l’ampleur, marquant ainsi une nouvelle phase dans l’évolution du jihadisme post-Printemps arabe.

La Syrie comme nouveau champ de bataille stratégique

Contrairement à la Libye, où l’implication d’Al-Qaïda est restée limitée en raison de l’intervention militaire occidentale, la Syrie représente une opportunité stratégique bien plus importante pour le jihadisme global. La proximité géographique avec Israël et le Golan occupé permet aux groupes jihadistes d’inscrire le conflit syrien dans une lutte plus large contre les "ennemis de l’islam", élargissant ainsi leur discours mobilisateur. Ayman Al-Zawahiri insiste sur cette dimension en appelant les insurgés syriens à établir un État islamique, qui ne se contenterait pas de renverser le régime d’Assad, mais deviendrait un bastion du jihad mondial visant notamment la libération de Jérusalem.

L’un des éléments clés qui favorisent l’implantation jihadiste en Syrie est l’absence d’intervention militaire occidentale directe. Contrairement à la Libye, où l’OTAN a joué un rôle décisif dans la chute de Kadhafi, les États-Unis et leurs alliés restent prudents sur la Syrie, notamment en raison de la complexité du conflit et de l’opposition diplomatique russe et chinoise. Cette paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies, due aux vétos de Moscou et Pékin, empêche toute action concertée des grandes puissances, laissant un vide que les groupes jihadistes s’empressent d’exploiter.

De plus, la brutalité de la répression d’Assad, qui bombarde sans distinction les zones rebelles et multiplie les massacres contre la population civile, radicalise progressivement l’opposition. Ce contexte crée un terreau fertile pour la montée en puissance de factions extrémistes, qui apparaissent de plus en plus comme les seules forces capables de s’opposer efficacement au régime. Là où les révolutions tunisienne et égyptienne avaient favorisé des dynamiques politiques, la situation syrienne pousse à une militarisation croissante du soulèvement, ouvrant ainsi la porte à une intervention massive des groupes jihadistes affiliés à Al-Qaïda.

La Syrie ne représente pas seulement un conflit interne aux yeux d’Al-Qaïda, mais une occasion unique d’ancrer le jihadisme dans un territoire stratégiquement crucial, à la jonction du Machrek et du Levant. Ce qui n’a pas été possible en Libye semble désormais réalisable en Syrie : établir une base territoriale durable et relancer la dynamique jihadiste après la marginalisation d’Al-Qaïda suite aux Printemps arabes.

La Syrie, un terreau plus fertile que la Libye

Après avoir échoué à capitaliser pleinement sur la révolution libyenne, Al-Qaïda voit dans la Syrie une opportunité bien plus prometteuse pour sa résurgence. Contrairement à la Libye, où l’intervention occidentale a rapidement structuré l’après-Kadhafi et où les dynamiques jihadistes sont restées secondaires face aux forces locales, le conflit syrien offre un environnement de chaos prolongé, idéal pour l’implantation et l’expansion des groupes jihadistes.

L’un des principaux facteurs qui favorisent cette implantation est l’absence de solution politique viable. À mesure que la guerre civile syrienne s’intensifie, l’opposition au régime d’Assad se fragment en une multitude de factions rivales, allant de groupes démocratiques et modérés à des brigades islamistes de plus en plus radicalisées. Ce morcellement de l’opposition crée un vide idéologique et militaire qu’Al-Qaïda s’efforce de remplir en proposant une structure de commandement et un cadre idéologique clair, basé sur le jihad global.

Parallèlement, les combattants étrangers affluent en Syrie par milliers, attirés par l’appel au jihad et par l’image d’un conflit présenté comme une lutte existentielle entre l’islam et un régime impie allié à l’Iran et à la Russie. Cette affluence massive de jihadistes internationaux constitue une rupture avec les dynamiques précédentes, où Al-Qaïda peinait à mobiliser autant de volontaires pour ses campagnes en Afghanistan, en Irak ou au Yémen. En quelques années, la Syrie devient le centre névralgique du jihadisme mondial, surpassant même l’Afghanistan et l’Irak en termes de recrutement et d’intensité des combats.

La géographie de la Syrie joue également un rôle crucial dans cette transformation. Située au cœur du Moyen-Orient, elle offre à Al-Qaïda une proximité immédiate avec des zones stratégiques comme le Liban, l’Irak, la Turquie et la Jordanie. Cette position géopolitique permet une facilité de circulation des combattants, des armes et des financements, renforçant la capacité des groupes jihadistes à se structurer durablement. De plus, la faiblesse des frontières syriennes, notamment avec l’Irak, permet un recyclage des réseaux jihadistes issus de la guerre d’Irak, qui trouvent un nouveau terrain d’action dans le Levant.

La Syrie ne représente pas seulement une nouvelle opportunité pour Al-Qaïda, elle constitue un tournant majeur pour le jihadisme international. Là où la Libye est restée une expérience limitée et périphérique, la guerre en Syrie devient un conflit central, offrant aux jihadistes un espace où ils peuvent à la fois combattre, s’organiser et reconstruire une base territoriale après la chute des Talibans en 2001 et la répression d’Al-Qaïda en Irak après 2007.

Des faisceaux de faits qui semblent favoriser sur le terrain l’arrivée d’Al-Qaïda

L’apparition de Jabhat al-Nosra et l’influence d’Al-Qaïda en Syrie

Au fil des mois, Jabhat al-Nosra s’impose comme l’une des forces armées les plus efficaces dans la lutte contre le régime de Bachar al-Assad. Son expérience du combat asymétrique, héritée d’Al-Qaïda en Irak, lui permet d’exploiter les faiblesses des forces loyalistes et d’adopter des tactiques de guérilla avancées. Contrairement aux factions rebelles plus modérées, qui souffrent d’un manque de coordination et de ressources, Jabhat al-Nosra bénéficie d’un financement structuré provenant de réseaux jihadistes transnationaux, ainsi que d’un afflux régulier de combattants étrangers prêts à se sacrifier pour la cause islamiste.

Le groupe se distingue par son recours systématique aux attentats-suicides, qui deviennent une signature de son mode opératoire. En ciblant les infrastructures du régime et les forces de sécurité syriennes, il cherche à créer un climat de chaos qui lui permet de s’implanter durablement. La montée en puissance de Jabhat al-Nosra inquiète rapidement les acteurs régionaux et internationaux, notamment en raison de ses liens avérés avec Al-Qaïda. Dès décembre 2012, les États-Unis placent officiellement l’organisation sur la liste des groupes terroristes, tentant ainsi de freiner son expansion et d’empêcher que l’opposition syrienne ne tombe sous l’influence jihadiste.

Si Jabhat al-Nosra s’impose rapidement comme la branche syrienne d’Al-Qaïda, son ascension ne se fait pas sans tensions internes. Dès 2013, une scission majeure se produit au sein du jihadisme syrien, lorsque Abou Bakr al-Baghdadi, leader de l’État islamique en Irak (EII), annonce l’intégration de Jabhat al-Nosra au sein d’une nouvelle entité : l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), plus tard connu sous le nom de Daech. Cette annonce est immédiatement rejetée par Abou Muhammad al-Golani, qui refuse d’abandonner son allégeance à Ayman al-Zawahiri, chef d’Al-Qaïda.

Ce désaccord entraîne une guerre fratricide entre les deux factions jihadistes, chacune cherchant à imposer son hégémonie sur le champ de bataille syrien. L’État islamique adopte une approche encore plus brutale et expansionniste, s’attaquant non seulement aux forces du régime mais aussi aux autres groupes rebelles, y compris Jabhat al-Nosra. Cette rivalité marque un tournant dans la dynamique du conflit, fragmentant davantage le jihadisme syrien et illustrant la compétition croissante entre les différentes factions extrémistes pour le contrôle du territoire et des ressources.

Face à la montée en puissance de l’État islamique et à la pression internationale, Jabhat al-Nosra cherche progressivement à se différencier en adoptant une posture plus pragmatique. Contrairement à Daech, qui impose immédiatement un califat par la terreur, Jabhat al-Nosra adopte une stratégie d’ancrage local, en tentant de gagner le soutien des populations civiles et des autres groupes rebelles. Cette approche lui permet de se positionner comme un acteur plus légitime au sein de l’opposition syrienne, même si son agenda jihadiste reste inchangé.

À partir de 2016, dans une tentative de rompre avec l’image d’Al-Qaïda et de séduire davantage de soutiens locaux, Jabhat al-Nosra change de nom et devient Jabhat Fatah al-Cham. Cette mutation marque une tentative de repositionnement stratégique, visant à échapper aux sanctions internationales tout en consolidant son influence sur le terrain. Toutefois, malgré ce changement d’image, le groupe conserve ses méthodes jihadistes et son engagement en faveur de l’instauration d’un État islamique en Syrie.

L’émergence de Jabhat al-Nosra illustre la manière dont Al-Qaïda a su exploiter le conflit syrien pour réaffirmer son influence, tout en devant composer avec la montée en puissance de Daech, qui finira par devenir la principale organisation jihadiste mondiale dans les années suivantes.

Une vague d’attentats-suicides révélant la présence d’Al-Qaïda

La multiplication des attentats-suicides en Syrie marque un tournant dans l’évolution du conflit et atteste de l’influence croissante d’Al-Qaïda et de ses affiliés. Ces attaques, ciblant essentiellement les infrastructures sécuritaires et militaires du régime, traduisent un recours systématique à une tactique éprouvée par le jihadisme transnational, visant à affaiblir les gouvernements en place par la terreur et le chaos.

Le 23 décembre 2011, un double attentat frappe Damas, faisant plusieurs dizaines de morts et révélant une nouvelle escalade dans la violence. Quelques semaines plus tard, le 6 janvier 2012, une voiture piégée explose dans la capitale, confirmant que des groupes organisés sont désormais capables d’opérations coordonnées de grande ampleur. Enfin, le 10 février 2012, une vague d’attentats frappe Alep, ciblant spécifiquement le siège des renseignements militaires et le quartier général des forces de l’ordre, dans une logique de déstabilisation du régime.

Ces attaques ne sont pas seulement des actes de guerre, elles sont aussi des démonstrations de force visant à asseoir l’influence d’Al-Qaïda sur le champ de bataille syrien. En s’attaquant aux piliers sécuritaires du régime de Bachar al-Assad, les jihadistes envoient un message clair : ils ne sont pas de simples combattants rebelles, mais des acteurs transnationaux du jihad, dotés d’une expérience et d’une organisation redoutables.

En parallèle aux attentats-suicides, Al-Qaïda introduit en Syrie une autre de ses tactiques éprouvées : l’assassinat ciblé des figures du régime. Le 10 février 2012, Issa al-Khawli, général de brigade et membre influent du pouvoir baasiste, est abattu à Damas. Cet assassinat, exécuté selon des méthodes rappelant celles employées par Al-Qaïda en Irak et en Afghanistan, marque un nouveau seuil dans l’implication jihadiste dans le conflit syrien.

Contrairement aux tactiques militaires conventionnelles des autres factions rebelles, les groupes jihadistes privilégient une guerre d’usure où l’élimination systématique des cadres sécuritaires vise à affaiblir le régime de l’intérieur. Ces assassinats ciblés permettent non seulement de frapper la structure de commandement de l’armée syrienne, mais aussi d’instiller la peur et l’incertitude au sein des cercles proches du pouvoir.

Ce mode opératoire rappelle les méthodes qu’Al-Qaïda avait utilisées en Irak au cours des années 2000 pour saper l’autorité du gouvernement central et encourager l’effondrement des institutions. La transposition de ces techniques en Syrie montre que le conflit ne se limite plus à une guerre civile nationale, mais devient un terrain d’expérimentation et de consolidation pour les stratégies jihadistes globales.

Face à cette montée en puissance des réseaux jihadistes en Syrie, les services de renseignement occidentaux s’alarment rapidement. Dès début 2012, le directeur du renseignement américain identifie Al-Qaïda comme l’un des acteurs majeurs du conflit, soulignant que les attentats de Damas et d’Alep portent la signature du groupe terroriste. Cette reconnaissance officielle du rôle croissant des jihadistes dans la guerre civile syrienne marque un tournant dans la perception du conflit par les puissances occidentales.

Si, au départ, les révoltes en Syrie étaient perçues comme une lutte pour la démocratie et la fin de la dictature, l’implication grandissante de groupes comme Jabhat al-Nosra et d’autres factions islamistes entraîne un changement de paradigme. Les États-Unis et leurs alliés doivent désormais naviguer entre leur soutien à l’opposition syrienne et leur crainte que le vide du pouvoir ne profite aux jihadistes.

Ce dilemme aboutit à une approche plus prudente de la part des puissances occidentales, qui hésitent à s’engager militairement en Syrie, contrairement à ce qu’elles avaient fait en Libye. L’absence d’intervention directe permet ainsi aux groupes jihadistes de renforcer leur présence et d’établir durablement des bastions, notamment dans le nord et l’est du pays.

Ainsi, la vague d’attentats-suicides et d’assassinats ciblés orchestrée par Al-Qaïda en Syrie ne se limite pas à une simple intensification de la violence. Elle marque une transformation du conflit, où la guerre civile devient un théâtre d’opérations pour le jihadisme transnational, redéfinissant les enjeux stratégiques pour les acteurs régionaux et internationaux.

La Syrie comme nouveau front du jihadisme global

À mesure que le conflit syrien s’enlise et que les tentatives de règlement politique échouent, la Syrie devient progressivement un bastion stratégique pour Al-Qaïda au Moyen-Orient. Contrairement à la Libye, où l’intervention occidentale a limité l’implantation des jihadistes en soutenant activement la transition politique, la guerre en Syrie offre un terrain bien plus favorable à l’expansion des groupes islamistes radicaux.

Plusieurs facteurs facilitent cette évolution. Tout d’abord, la durée prolongée du conflit crée un vide de gouvernance exploitable pour Al-Qaïda et ses affiliés. À la différence des soulèvements tunisiens ou égyptiens, qui ont abouti à des transitions relativement rapides, la guerre en Syrie s’étire sur plusieurs années, permettant aux jihadistes de s’implanter durablement et de structurer leurs organisations. La fragmentation de l’opposition syrienne joue également en faveur des groupes islamistes. Divisées entre factions modérées, nationalistes, laïques et islamistes, les forces rebelles ne parviennent pas à établir une direction unifiée, laissant un espace aux groupes jihadistes pour s’imposer militairement et idéologiquement.

L’absence d’intervention militaire occidentale directe en Syrie constitue un autre élément clé. Contrairement à la Libye, où l’OTAN avait directement appuyé la rébellion contre Kadhafi, la Syrie reste un conflit largement livré aux dynamiques internes et aux influences régionales. Cette situation empêche toute régulation du champ de bataille et permet aux jihadistes d’opérer sans contrainte majeure. De plus, la Syrie occupe une position géographique stratégique pour Al-Qaïda, proche d’Israël, de l’Irak et du Liban, offrant un levier d’expansion régionale et facilitant les mouvements transfrontaliers de combattants et de matériel.

En conséquence, la guerre civile syrienne devient rapidement le principal foyer du jihadisme global. L’Irak et l’Afghanistan, longtemps considérés comme les centres névralgiques du jihad, cèdent leur place à la Syrie, où afflue une nouvelle génération de combattants étrangers. Cette évolution marque une transformation du jihadisme contemporain, qui se détourne des fronts traditionnels pour se recentrer sur une guerre de haute intensité au cœur du Moyen-Orient, redéfinissant les priorités stratégiques d’Al-Qaïda et ouvrant la voie à l’émergence de l’État islamique (Daech).

L’Occident face à une situation incontrôlable

La montée en puissance d’Al-Qaïda en Syrie place les puissances occidentales dans une impasse stratégique. Initialement favorables à un soutien aux rebelles syriens dans leur lutte contre Bachar al-Assad, elles se retrouvent rapidement confrontées à une réalité bien plus complexe : l’infiltration massive de groupes jihadistes internationaux au sein de l’opposition. Ce phénomène transforme la nature du conflit, le faisant basculer d’un soulèvement populaire contre un régime autoritaire à une guerre asymétrique où s’affrontent diverses factions islamistes aux objectifs divergents.

L’Occident est d’autant plus désorienté que la situation syrienne échappe à tout contrôle diplomatique. La paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies, due aux vétos systématiques de la Russie et de la Chine, empêche toute intervention internationale concertée. Face à cet immobilisme, les États-Unis et leurs alliés hésitent sur la marche à suivre : armer l’opposition reviendrait à prendre le risque de voir ces armes tomber entre les mains des jihadistes, tandis qu’une intervention militaire directe impliquerait un engagement risqué dans un conflit de plus en plus chaotique.

Pendant ce temps, la Syrie devient un véritable aimant pour les combattants étrangers. Des brigades entières de jihadistes affluent depuis l’Irak, la Libye, le Caucase, l’Europe et même l’Asie centrale, profitant de l’absence de contrôle aux frontières et du soutien logistique de réseaux clandestins. Cette dynamique entraîne une radicalisation croissante de l’opposition, marginalisant encore davantage les factions modérées et compliquant toute tentative de règlement politique.

L’Occident se retrouve ainsi pris dans un dilemme majeur. D’un côté, il ne peut se résoudre à voir Assad écraser totalement la rébellion, au risque de renforcer l’influence de l’Iran et de la Russie dans la région. De l’autre, il craint que la Syrie ne devienne un nouveau sanctuaire du jihadisme global, à l’image de l’Afghanistan des années 1980. Cette double contrainte fait de la guerre en Syrie un conflit où les puissances occidentales peinent à définir une stratégie cohérente, oscillant entre soutien indirect aux factions rebelles et tentatives d’endiguement du terrorisme transnational.

L’arrivée d’Al-Qaïda en Syrie ne se limite pas à une simple infiltration opportuniste : elle restructure profondément le conflit en le transformant en un terrain d’expérimentation pour le jihadisme international. La Syrie devient alors non seulement un théâtre d’affrontement entre le régime et l’opposition, mais aussi un champ de bataille où s’opposent différentes factions jihadistes, chacune cherchant à imposer sa vision du califat. Cette complexité croissante renforce l’incapacité des puissances occidentales à influencer le cours des événements, laissant le champ libre à une recomposition géopolitique dominée par les acteurs régionaux et les groupes armés transnationaux.

Conclusion

L’analyse des liens entre le Printemps arabe et le terrorisme islamiste demeure complexe, en raison des représentations occidentales qui ont longtemps perçu le monde arabe comme structurellement incapable d’accéder à la démocratie, souvent en référence au précédent de la révolution islamique de l’Ayatollah Khomeiny en Iran. Cette vision repose sur l’idée qu’un soulèvement populaire dans la région déboucherait inévitablement sur un régime islamiste conservateur, à l’image du Front islamique du Salut (FIS) en Algérie en 1992. Cette crainte a été ravivée par les victoires électorales des partis islamistes en Tunisie et en Égypte, notamment la prise du pouvoir par les Frères musulmans. L’Occident redoute alors que le Printemps arabe, plutôt que d’ouvrir une transition démocratique durable, ne se referme sur une nouvelle ère d’islamisme politique, menaçant la stabilité régionale et la lutte contre le terrorisme.

Toutefois, une analyse plus fine montre que l’arrivée au pouvoir des partis islamistes ne conduit pas mécaniquement à une radicalisation et à une explosion de la violence politique. En Égypte, les Frères musulmans représentent une force politique et sociale structurée, capable de contrer les militaires du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et d’éviter un retour pur et simple à l’autoritarisme. Par ailleurs, les islamistes modérés au pouvoir sont eux-mêmes confrontés à des tensions internes, notamment entre une jeune génération attachée aux idéaux de liberté du Printemps arabe et des cadres plus conservateurs. L’exemple algérien de 1992, où l’annulation des élections remportées par le FIS a entraîné une décennie de guerre civile, pèse dans les esprits et souligne le risque d’un blocage du processus démocratique.

Dans cette perspective, il est essentiel de différencier les partis islamistes issus des révolutions arabes du jihadisme transnational porté par Al-Qaïda. Les mouvements comme Ennahda en Tunisie ou le Parti de la Liberté et de la Justice en Égypte s’inscrivent dans une logique nationale et parlementaire, cherchant à s’intégrer dans le jeu politique plutôt qu’à le détruire. À l’inverse, Al-Qaïda rejette toute forme de démocratie et prône un jihad global visant à instaurer un califat transnational. Cette opposition idéologique explique pourquoi les Frères musulmans ont été considérés comme des traîtres par Al-Qaïda, qui leur reproche leur compromission avec les institutions étatiques et leur acceptation du cadre politique moderne.

Enfin, le Printemps arabe a d’abord révélé la faiblesse d’Al-Qaïda, incapable de capter les revendications populaires et marginalisé par des soulèvements non jihadistes. Pourtant, ce même bouleversement a paradoxalement contribué à une relégitimation du terrorisme islamiste, notamment à travers le chaos libyen et la guerre civile syrienne. L’effondrement des régimes autoritaires a libéré des espaces de guerre ouverts où Al-Qaïda et d’autres groupes jihadistes ont pu prospérer, exploitant le vide du pouvoir et la prolifération des armes. Ce paradoxe souligne que si le Printemps arabe a marqué un tournant en réduisant l’influence des idéologies jihadistes dans certaines régions, il a également permis leur résurgence dans d’autres, où l’absence d’État et l’interventionnisme étranger ont offert un nouveau terreau à la violence radicale. Ainsi, le lien entre le Printemps arabe et le terrorisme ne peut être réduit à une lecture univoque, mais doit être compris dans une dynamique plus large de reconfiguration des rapports de force politiques et idéologiques au sein du monde arabe.

Annexes

Références