Le Printemps arabe contre le terrorisme : enjeux et perspectives
L’enjeu de cette réflexion est d’examiner le lien entre le Printemps arabe et le terrorisme. Si le Printemps arabe a pu constituer une parenthèse dans l’action violente, il semble aujourd’hui, au regard des dynamiques observées dans les pays anciennement « libérés », que l’on puisse parler d’un phénomène inverse : le terrorisme contre le Printemps arabe.
Quelles relations peut-on établir entre le Printemps arabe, mouvement à la fois populaire et spontané, et la place du terrorisme dans l’espace musulman ? La première interrogation porte sur la justice et l’équité, fondements d’une gouvernance politique saine et inclusive. Ces révolutions ont été animées par une quête de justice et non par une volonté de recours à la violence politique. Le réveil des peuples s’est manifesté par une soif de démocratie et un rejet de toute forme de violence, qu’elle soit d’ordre militaire, comme celle exercée par les régimes prétoriens, ou qu’elle prenne la forme d’un terrorisme motivé par des idéologies radicales. Toutefois, ces sociétés étaient et demeurent marquées par des blocages structurels profonds : chômage élevé, inégalités socio-économiques croissantes et hiérarchisation rigide des statuts sociaux. La spontanéité des soulèvements du Printemps arabe révèle une certaine authenticité, celle d’une mobilisation en faveur d’une transformation politique où la démocratie de la rue devrait, en théorie, conduire à une démocratie institutionnalisée.
Deux grandes visions s’opposent quant au lien entre révolution populaire et question terroriste. La première suggère une relation de cause à effet immédiate : le réveil démocratique, de Tunis à Benghazi en passant par Le Caire, aurait marginalisé le terrorisme. Selon cette perspective, la soif de démocratie et d’égalité aurait porté un coup fatal aux formes de violence politique, y compris celles portées par des groupes tels qu’Al-Qaïda.
La seconde vision nuance cette approche optimiste. Elle postule que si le Printemps arabe a ouvert une fenêtre d’émancipation, il a également soulevé une question fondamentale : celle de la viabilité des transitions démocratiques. Ces transitions étant généralement lentes et incertaines, une partie de la population, frustrée par l’absence de résultats concrets, pourrait être tentée de se tourner vers des alternatives radicales. Une hypothèse pessimiste envisagerait ainsi que ce vide politique et institutionnel ait favorisé un retour du fondamentalisme religieux, réactivant les dynamiques d’un islam politique indissociable de la violence, qu’elle soit portée par des groupes terroristes comme Al-Qaïda ou instrumentalisée à des fins étatiques.
Ces deux lectures antithétiques ont profondément marqué le débat sur l’issue des Printemps arabes. Ces derniers auraient pu soit ouvrir la voie à une nouvelle forme de violence politique, soit constituer une opportunité historique pour éliminer l’action violente. La temporalité joue ici un rôle déterminant : elle permet d’envisager soit l’émergence d’un nouvel ordre politique et social, soit un enlisement dans des conflits et des crises récurrentes. Contrairement à la simple protestation, qui exprime une opposition mais n’implique pas nécessairement une transition démocratique, l’instauration d’une véritable démocratie requiert des mécanismes de régulation sociale et institutionnelle capables de transformer la contestation en projet de construction et d’échange.
Enfin, le Printemps arabe a engendré un effet de cascade [« the Arab Spring’s cascading effects »], la Tunisie ayant joué un rôle de catalyseur dans la diffusion du mouvement. Toutefois, l’analyse doit aussi s’attarder sur les pays qui n’ont pas connu de soulèvements similaires et sur les facteurs expliquant cette absence. Comprendre et analyser ce phénomène reste un défi, d’autant plus que les référentiels occidentaux tendent à biaiser notre perception de la démocratie et des dynamiques politiques dans le monde arabe. L’interprétation et l’intégration de ces révolutions dans une grille de lecture globale se sont avérées complexes en Occident, révélant la difficulté à saisir pleinement la singularité des transitions politiques à l’œuvre.
Le Printemps arabe et le terrorisme islamiste : la théorie de la boîte de Pandore
L’ouverture des régimes autoritaires comme déclencheur d’instabilité
L’hypothèse de la boîte de Pandore repose sur l’idée que tant que les régimes politiques du Moyen-Orient demeuraient autoritaires et répressifs, ils parvenaient à contenir les tensions internes. Le Printemps arabe a brisé cet équilibre, précipitant une instabilité qui, dans plusieurs cas, a empêché l’émergence d’un ordre démocratique stable.
Si ces soulèvements étaient initialement portés par une volonté de réforme et d’ouverture, leur dynamique a souvent abouti à un vide politique dans les États où les régimes en place ont été renversés. Cette vacance du pouvoir, combinée à l’absence de structures institutionnelles solides, a favorisé l’émergence d’acteurs non étatiques cherchant à exploiter cette transition chaotique. Ainsi, loin de marquer un tournant vers la démocratie, le Printemps arabe s’est parfois transformé en catalyseur de nouvelles formes d’instabilité, facilitant la montée en puissance de mouvements terroristes islamistes.
Dans certains pays, cette instabilité a conduit à l’effondrement des institutions étatiques, laissant le champ libre à des groupes radicaux capables de tirer profit du désordre ambiant. En Syrie, en Libye ou encore au Yémen, l’affaiblissement du pouvoir central a offert un terreau favorable à des organisations comme Daech ou Al-Qaïda, qui ont su instrumentaliser les frustrations sociales et politiques pour asseoir leur influence. Dès lors, le Printemps arabe peut être perçu non plus seulement comme un mouvement de libération démocratique, mais également comme un facteur ayant facilité la réactivation de la menace terroriste à l’échelle régionale.
Un prisme occidental biaisant l’interprétation du Printemps arabe
L’Occident a appréhendé les révolutions arabes à travers le prisme de ses propres modèles politiques, profondément ancrés dans l’héritage de la cité athénienne et des démocraties libérales modernes. Cette grille de lecture a souvent conduit à une vision biaisée des événements, empêchant une compréhension fine des dynamiques institutionnelles propres aux sociétés du Moyen-Orient.
En projetant sur ces sociétés ses propres référents démocratiques, l’Occident a eu tendance à considérer le Printemps arabe comme une étape naturelle vers l’instauration de gouvernements représentatifs et stables. Cette approche a cependant sous-estimé la complexité des contextes locaux, marqués par des structures étatiques fragiles, des divisions sociopolitiques profondes et des héritages historiques spécifiques. Loin d’être un simple processus de transition vers un modèle démocratique universel, les révolutions arabes ont révélé des tensions internes qui n’ont pas toujours trouvé de résolution institutionnelle, ce qui a contribué à la persistance de l’instabilité.
Par ailleurs, cette perception occidentale a parfois conduit à des attentes irréalistes quant à la rapidité et à la viabilité des transformations politiques en cours. La croyance en un passage quasi automatique de l’autoritarisme à la démocratie a occulté les multiples obstacles à cette transition, notamment le rôle des forces armées, des groupes religieux et des rivalités claniques dans la recomposition du pouvoir. Ce décalage entre les projections occidentales et la réalité du terrain a ainsi alimenté une incompréhension des trajectoires politiques post-révolutionnaires, rendant plus difficile l’élaboration de stratégies adaptées aux nouveaux équilibres régionaux.
La modernité politique, un monopole occidental ?
Pendant longtemps, la science politique occidentale a entretenu l’idée que la modernité politique — définie comme la capacité d’une société à évoluer vers un régime démocratique — était une spécificité des démocraties libérales. Cette conception reposait sur l’hypothèse selon laquelle l’histoire politique occidentale constituait un modèle universel, applicable à toute société engagée dans un processus de transformation institutionnelle.
Dans cette perspective, les régimes du Moyen-Orient ont souvent été perçus comme intrinsèquement réfractaires à la démocratie, en raison de facteurs supposés immuables tels que l’héritage tribal, le poids des structures religieuses ou la centralisation autoritaire du pouvoir. Cette lecture simpliste a conduit à une perception erronée des trajectoires politiques de la région, en négligeant les dynamiques internes qui, à plusieurs reprises, ont témoigné d’une volonté de réforme et d’adaptation.
En réalité, l’évolution politique de ces États ne peut être réduite à un simple retard par rapport à l’Occident. Les contextes historiques, économiques et sociaux dans lesquels ils se sont développés ont façonné des modèles de gouvernance spécifiques, qui ne suivent pas nécessairement le cheminement linéaire imaginé par la science politique occidentale. En minimisant ces particularités, les analyses dominantes ont souvent omis d’examiner comment des formes alternatives de modernité politique pouvaient émerger, indépendamment des schémas institutionnels européens.
L’illusion d’une transition démocratique par le développement économique
Un postulat central de la pensée politique occidentale a longtemps reposé sur l’idée que la démocratisation suivait naturellement le développement économique. Selon cette vision, la mise en place d’un modèle de croissance libérale devait mécaniquement favoriser l’émergence d’institutions démocratiques, comme cela avait été observé en Europe et en Amérique du Nord.
Ce schéma a conduit à des tentatives d’ingénierie politique visant à transposer des modèles démocratiques dans des pays dont les structures socio-politiques différaient profondément des contextes occidentaux. L’approche reposait sur l’hypothèse que la libéralisation économique entraînerait nécessairement l’ouverture politique et la consolidation d’un État de droit. Cependant, l’histoire récente a démontré que cette transition n’était ni automatique ni linéaire.
Dans plusieurs cas, les bouleversements économiques et politiques ont généré des frustrations au sein des populations, en raison de l’aggravation des inégalités et de la persistance de structures oligarchiques ou clientélistes. Loin de favoriser une transition démocratique harmonieuse, ces déséquilibres ont parfois renforcé les tensions sociales et les revendications identitaires. Ce climat d’incertitude a offert un terreau favorable aux mouvements extrémistes, qui ont su exploiter les désillusions liées à ces processus de transformation inaboutis. Ainsi, loin d’être un levier automatique vers la démocratie, le développement économique peut aussi générer des effets contradictoires lorsqu’il n’est pas accompagné d’une refonte institutionnelle adaptée aux réalités locales.
A priori conceptuels de la vision ethnocentrique de la modernité politique occidentale
L’analyse de la modernité politique dans le monde arabe a longtemps été dominée par une approche ethnocentrique, selon laquelle l’Occident détiendrait le monopole du progrès démocratique. Cette perception repose sur des théories postulant l’incapacité des sociétés moyen-orientales à développer leurs propres dynamiques de modernisation, nécessitant ainsi une impulsion exogène pour amorcer une transition démocratique.
Daniel Lerner (1917-1980), professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), illustre cette perspective dans The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East (1958), une étude portant sur l’Égypte, l’Iran, la Jordanie, le Liban, la Syrie et la Turquie. Selon lui, ces sociétés sont structurellement entravées par des facteurs internes tels que le poids des tribus, la corruption et l’influence des militaires, qui empêchent toute évolution vers la modernité politique. Dès lors, la démocratisation ne pourrait être qu’un phénomène imposé de l’extérieur, l’Occident étant perçu comme le seul acteur capable d’initier un tel processus. Cette vision exclut d’emblée la possibilité d’une modernité politique propre au monde arabe et considère le changement comme une nécessité exogène.
Dans le cadre de la théorie de la modernisation, cette transition passerait avant tout par un bouleversement économique. L’industrialisation, la diffusion des technologies, la transformation des rapports de production et la massification des biens de consommation sont considérés comme les principaux vecteurs d’un changement sociétal aboutissant inéluctablement à la démocratie. L’urbanisation y joue un rôle clé : en altérant les structures sociales traditionnelles, elle favoriserait l’adoption de nouvelles normes compatibles avec le modèle démocratique occidental. Par ailleurs, Lerner attribue aux médias et aux nouvelles technologies une fonction centrale dans ce processus, considérant que l’élargissement de l’espace communicationnel permettrait de diffuser des valeurs universalistes et d’accélérer la transition politique.
Cependant, ces théories ont progressivement perdu en pertinence, car elles reposent sur une vision dépassée du développement économique et politique, ignorant la diversité des trajectoires historiques et culturelles du monde arabe. En réaction à ces approches, d’autres perspectives ont émergé, proposant une lecture alternative des dynamiques de modernisation, prenant en compte les spécificités locales et remettant en question le postulat selon lequel la modernité politique serait l’apanage exclusif de l’Occident.
L’émergence d’une modernité politique arabe : une alternative aux modèles occidentaux
En réponse à la vision dominante véhiculée par Lerner et d’autres théoriciens du développement, certains intellectuels ont défendu l’idée d’une modernité politique propre aux sociétés arabes. Parmi eux, Jacques Berque (1910-1995) a plaidé pour une remise en question du paradigme occidental de la modernisation. Il invite à s’éloigner de la conception hégémonique imposée par l’Occident pour envisager ce qu’il nomme une « seconde modernité », spécifiquement arabe.
Berque souligne que la modernité que nous considérons comme universelle est en réalité une modernité occidentale, façonnée par l’héritage de la démocratie athénienne et du welfare state. Cette approche tend à exclure d’autres formes d’organisation politique qui, bien que distinctes des modèles européens, ne sont pas nécessairement incompatibles avec les principes démocratiques. Selon lui, l’une des erreurs fondamentales des analyses dominantes réside dans l’hypothèse d’une incompatibilité structurelle entre islam et démocratie. Or, il existerait au sein des sociétés musulmanes des traditions de gouvernance de proximité et des droits d’expression individuelle qui ne correspondent pas aux standards occidentaux, mais qui participent néanmoins à la vie politique locale.
De plus, Berque met en avant l’existence de « poches démocratiques » au sein de certains régimes autoritaires arabes, où des formes d’expression politique et sociale ont pu émerger en marge du pouvoir central. Sous les présidences d’Anouar el-Sadate et de Hosni Moubarak en Égypte, par exemple, certains espaces de dialogue et de participation ont existé, bien que de manière limitée. Ces exemples suggèrent que la modernité politique arabe ne doit pas être envisagée exclusivement à travers le prisme occidental, mais peut suivre des dynamiques propres, ancrées dans les réalités culturelles et historiques de la région.
Cette lecture alternative permet de dépasser l’idée selon laquelle l’Occident détient le monopole du progrès démocratique. Elle ouvre la voie à une réflexion plus nuancée sur les trajectoires politiques du monde arabe, en tenant compte des facteurs locaux et en reconnaissant l’existence d’une modernité politique qui ne se limite pas aux cadres définis par les démocraties libérales occidentales.
Vision du monde politique arabe comme celui de la fixité
L’Occident et la perception d’un monde arabe immobile
L’un des biais majeurs de l’analyse occidentale du monde arabe repose sur une vision figée de son développement politique, le présentant comme un espace immobile et incapable d’évolution. Cette perception de la fixité découle d’une approche ethnocentrique où l’Occident, se considérant comme le moteur du progrès, a défini les sociétés arabes comme structurellement statiques, incapables de produire leurs propres dynamiques de modernisation.
Ce discours se traduit notamment par une caricature des figures politiques arabes, à l’image de Gamal Abdel Nasser, souvent réduit au rôle de dirigeant autoritaire hostile à toute réforme. De même, les régimes militaires arabes sont généralement perçus comme des structures prétoriennes fermées sur elles-mêmes, ne laissant aucune place à l’évolution institutionnelle. L’islam, quant à lui, est fréquemment présenté comme un facteur intrinsèque d’incompatibilité avec la démocratie, contribuant à entretenir l’idée que les sociétés arabes seraient enfermées dans un modèle politique rigide, imperméable au changement.
Cette vision réductrice occulte pourtant les transformations internes qui ont traversé ces sociétés et qui témoignent d’une capacité d’adaptation bien plus complexe que ne le laissent entendre les analyses dominantes.
La Guerre froide et l’instrumentalisation de la fixité politique
Une vision schizophrénique de la démocratie et du soutien aux régimes autoritaires
L’Occident développe une contradiction fondamentale dans son rapport au monde arabe, prônant la démocratie comme un modèle exclusivement occidental tout en soutenant des régimes autoritaires qui entravent toute ouverture politique. Cette posture paradoxale est particulièrement manifeste après la décolonisation : d’un côté, les puissances occidentales revendiquent le droit des peuples à l’autodétermination, mais de l’autre, elles maintiennent leur influence en consolidant leur soutien aux régimes militaires les plus rigides, considérés comme des remparts contre l’instabilité.
Cette approche relève d’une logique de realpolitik où la stabilité régionale prime sur les principes démocratiques. Dans cette perspective, les régimes autoritaires sont perçus non pas comme des entraves au progrès politique, mais comme des alliés stratégiques garantissant un ordre conforme aux intérêts occidentaux. Loin d’encourager des transformations politiques significatives, la stratégie occidentale vise donc plutôt à tempérer certaines politiques de ces gouvernements pour les rendre plus « acceptables » sur la scène internationale, sans remettre en question leur autoritarisme structurel.
Cette contradiction a des conséquences directes sur les dynamiques politiques internes du monde arabe. En privant les populations locales de véritables perspectives démocratiques et en consolidant des élites soutenues de l’extérieur, l’Occident alimente un sentiment de frustration et d’exclusion. Cette situation nourrit à son tour des revendications de rupture qui, dans certains cas, trouvent un écho dans des formes d’opposition radicales, renforçant les tensions politiques et sociales à long terme.
La respectabilité stratégique des régimes arabes
Le paradoxe occidental se manifeste de manière flagrante au tournant des années 1990, lorsque plusieurs régimes arabes autoritaires gagnent en légitimité en raison de leur alignement stratégique avec l’Occident. Entre 1990 et 1991, l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie s’engagent aux côtés des puissances occidentales dans la coalition internationale contre l’Irak de Saddam Hussein. Cette participation leur confère un regain de respectabilité diplomatique, malgré la nature autoritaire de leurs gouvernements. Loin d’inciter à des réformes politiques, l’Occident renforce alors ses liens avec ces États, consolidant leur pouvoir au détriment d’une véritable ouverture démocratique.
Un second moment clé dans cette convergence entre régimes autoritaires arabes et Occident survient après les attentats du 11 septembre 2001. La lutte contre le terrorisme devient une priorité absolue, reléguant au second plan toute volonté de démocratisation du monde arabe. Des États autrefois dénoncés comme complices du terrorisme international, à l’image de la Libye de Mouammar Kadhafi, voient leur statut évoluer dès lors qu’ils adoptent une posture sécuritaire conforme aux attentes occidentales. Autrefois marginalisé et considéré comme un acteur central du terrorisme global, le régime libyen devient progressivement un interlocuteur « respectable », du moment qu’il s’aligne sur les priorités occidentales en matière de lutte contre l’islamisme radical.
Cette évolution illustre la flexibilité des critères de reconnaissance internationale appliqués aux régimes arabes, où les considérations démocratiques sont éclipsées par les impératifs stratégiques, consolidant des régimes autoritaires sous couvert de stabilité régionale.
Une contradiction aux conséquences profondes
Le paradoxe occidental – prônant la démocratie tout en soutenant des régimes qui la répriment – a engendré des conséquences majeures sur la stabilité politique du monde arabe. En privilégiant la coopération avec des gouvernements autoritaires sous couvert de maintien de l’ordre et de la stabilité, l’Occident a indirectement nourri la frustration des populations locales, privées de perspectives démocratiques et soumises à des régimes répressifs.
Cette contradiction a renforcé un sentiment de désenchantement vis-à-vis des valeurs démocratiques, perçues comme instrumentalisées au gré des intérêts géopolitiques. Loin de voir en l’Occident un promoteur sincère des libertés et des droits politiques, de nombreux mouvements contestataires ont progressivement interprété son action comme une complicité avec les dynamiques autoritaires du monde arabe. Cette dissonance a non seulement alimenté la défiance à l’égard des puissances occidentales, mais aussi favorisé l’émergence de formes d’opposition radicales, certaines dérivant vers des idéologies hostiles à l’ordre politique soutenu par l’Occident.
En légitimant des régimes autoritaires tout en affichant un discours en faveur de la démocratie, l’Occident a donc contribué à créer un terrain propice à l’instabilité et à l’exacerbation des tensions politiques au sein du monde arabe.
La reconnaissance tacite des régimes autoritaires en tant que remparts contre l’islamisme
Dans ce contexte, certains régimes autoritaires arabes, bien que critiqués par les puissances occidentales, ont bénéficié d’une forme de reconnaissance tacite dès lors qu’ils faisaient de la lutte contre l’islamisme un pilier de leur politique. La Libye de Mouammar Kadhafi en est un exemple frappant : longtemps qualifiée d’« État terroriste » en raison de son soutien à divers mouvements armés, elle a néanmoins gagné une certaine légitimité lorsqu’elle a adopté une ligne répressive à l’égard des groupes islamistes radicaux.
Ce pragmatisme occidental illustre une application évidente de la realpolitik, où l’idéologie et les principes démocratiques sont relégués au second plan face aux impératifs stratégiques. La stabilité régionale, perçue comme un enjeu prioritaire, a conduit les grandes puissances à tolérer, voire à soutenir, des régimes autoritaires jugés indispensables à la lutte contre l’islamisme radical.
Ainsi, la représentation d’un monde arabe figé politiquement n’apparaît pas tant comme une réalité intrinsèque que comme une construction stratégique, façonnée pour justifier certaines alliances et préserver les équilibres régionaux. Loin d’être immobile, le monde arabe a connu et continue de connaître des transformations profondes, souvent occultées par des prismes analytiques façonnés par des intérêts extérieurs.
La reconnaissance tacite des régimes autoritaires en tant que remparts contre l’islamisme
La légitimation de régimes autoritaires sous couvert de lutte contre l’islamisme
Dans un contexte où l’islamisme est perçu comme une menace prioritaire, plusieurs régimes autoritaires arabes ont bénéficié d’une reconnaissance tacite de la part des puissances occidentales, malgré leur gouvernance répressive. La lutte contre l’islamisme radical est ainsi devenue un facteur clé de légitimation internationale, permettant à ces régimes de renforcer leur position sur la scène diplomatique.
La Libye de Mouammar Kadhafi illustre parfaitement ce basculement. Longtemps considérée comme un État terroriste en raison de son soutien à divers mouvements armés, elle a progressivement regagné une certaine respectabilité à partir du moment où son régime a adopté une posture plus agressive à l’égard des groupes islamistes radicaux. Ce revirement stratégique a permis à Kadhafi de redéfinir son rôle dans l’échiquier géopolitique, en apparaissant non plus comme un facteur d’instabilité, mais comme un rempart contre l’expansion du terrorisme islamiste.
Ce type d’évolution témoigne du caractère fluctuant des alliances internationales, où les considérations sécuritaires priment souvent sur les principes démocratiques, conduisant à une acceptation pragmatique des régimes autoritaires dès lors qu’ils s’alignent sur les priorités stratégiques occidentales.
La realpolitik au détriment des principes démocratiques
La reconnaissance tacite des régimes autoritaires arabes s’inscrit dans une logique de realpolitik, où les impératifs stratégiques prennent systématiquement le pas sur les principes démocratiques. Loin de promouvoir des réformes politiques, l’objectif premier des puissances occidentales a été d’assurer la stabilité régionale en s’appuyant sur des gouvernements perçus comme des remparts face à la menace islamiste.
Dans ce cadre, les régimes autoritaires ne sont plus considérés comme des obstacles à la modernisation politique, mais comme des partenaires nécessaires pour contenir les forces radicales. Ce pragmatisme a conduit les grandes puissances à non seulement tolérer, mais parfois soutenir activement ces gouvernements, malgré leurs pratiques répressives. En échange d’un engagement ferme contre l’islamisme, ces régimes ont bénéficié d’une certaine impunité diplomatique, leur permettant de renforcer leur pouvoir sans être réellement contraints à des évolutions démocratiques.
Cette complaisance a eu des conséquences directes sur les sociétés locales, où les espoirs de transformation politique ont été étouffés par la consolidation des régimes autocratiques. En privilégiant la stabilité immédiate à une transition démocratique progressive, les puissances occidentales ont indirectement contribué au maintien d’un statu quo qui a nourri frustration et radicalisation au sein des populations.
Une construction stratégique masquant les transformations du monde arabe
Derrière la reconnaissance tacite des régimes autoritaires arabes se cache une vision stratégique qui repose sur une représentation figée du monde arabe. Cette image d’immobilisme politique ne relève pas d’une réalité objective, mais plutôt d’une construction visant à justifier le maintien d’alliances avec des gouvernements autoritaires sous prétexte de stabilité régionale. En soutenant ces régimes, l’Occident a contribué à figer artificiellement certaines dynamiques politiques, occultant ainsi les évolutions profondes à l’œuvre dans ces sociétés.
Pourtant, le monde arabe n’a jamais été statique. Il a connu et continue de connaître des transformations politiques, économiques et sociales majeures, souvent sous-estimées ou mal interprétées par les prismes analytiques occidentaux. Ces mutations, bien que parfois chaotiques ou inabouties, témoignent d’une aspiration au changement qui ne correspond pas aux schémas figés imposés par les grilles de lecture extérieures.
Ce décalage entre les réalités du terrain et la perception occidentale a renforcé l’incompréhension mutuelle et exacerbé les tensions. En maintenant des alliances avec des régimes autoritaires tout en affichant un discours en faveur de la démocratie, l’Occident a alimenté la défiance et le ressentiment au sein des sociétés arabes. Cette contradiction fait de la question du soutien aux régimes autoritaires un enjeu central dans l’équilibre géopolitique du monde arabe, avec des implications durables sur la stabilité régionale et la légitimité des acteurs en présence.
Vision du monde politique arabe à travers le spectre des « stratégies de survie »
Une impasse politique et économique
À partir des années 1970 et tout au long des années 1980, de nombreux États arabes entrent dans une logique de « stratégie de survie », marquée par une impasse à la fois politique et économique. Ces régimes, souvent soutenus par des ressources considérables — issues des hydrocarbures, de l’aide internationale ou du commerce —, peinent à transformer ces revenus en une redistribution équitable des richesses. Cette stagnation économique s’accompagne d’inégalités persistantes, tant sur le plan social que territorial, renforçant les clivages internes et alimentant des tensions latentes.
En parallèle, ces États sont soumis à une pression croissante de la globalisation occidentale, qui impose de nouvelles règles économiques et accentue leur vulnérabilité face à la concurrence mondiale. Gouvernés par des régimes prétoriens figés, tolérés par l’Occident pour des raisons stratégiques, ces pays voient leur modèle économique centralisé s’affaiblir sous l’effet des réformes néolibérales prônées par les institutions financières internationales. L’intégration progressive de ces économies dans le marché mondial, loin de favoriser leur stabilité, précipite une crise de gouvernance, où l’autoritarisme se heurte aux nouvelles exigences de modernisation et d’ouverture économique.
Cette tension entre immobilisme politique et transformations économiques forcées place ces États dans une position paradoxale : ils doivent s’adapter aux mutations du système global tout en préservant les structures de pouvoir en place, un équilibre fragile qui nourrit des frustrations grandissantes au sein des sociétés concernées.
La contrainte d’une ouverture économique forcée
Pris dans un dilemme entre la préservation d’un régime autoritaire et l’impossibilité d’une transition démocratique, les États arabes sont contraints d’engager des réformes économiques qui sapent leurs propres fondements. Cette ouverture au marché mondial, souvent imposée par des institutions financières internationales et encouragée par la globalisation, bouleverse les équilibres internes en fragilisant les piliers traditionnels du pouvoir.
L’un des effets les plus marquants de cette transformation est la réduction drastique des secteurs publics, qui constituaient jusqu’alors un instrument essentiel du contrôle bureaucratique des régimes prétoriens. La fonction publique, en tant que moteur d’emploi et de redistribution sociale, se retrouve progressivement démantelée sous la pression des réformes néolibérales. Cette contraction de l’État affaiblit les dispositifs de protection sociale et limite la capacité des gouvernements à assurer un minimum de stabilité économique pour les classes populaires et moyennes.
En démantelant les structures qui garantissaient un certain équilibre social, cette ouverture économique forcée exacerbe les inégalités et génère un profond mécontentement. Loin d’assurer une modernisation harmonieuse, elle accentue la précarité et réduit l’influence de l’État sur la sphère économique, créant ainsi un vide qui favorise l’émergence de nouvelles contestations politiques et sociales.
Une montée des contestations et de l’islam politique
L’érosion progressive des structures sociales et économiques a intensifié le mécontentement des classes moyennes et populaires, qui constatent une dégradation continue de leurs conditions de vie. Face à cette détresse croissante et à l’absence d’alternatives politiques crédibles, deux formes majeures de contestation émergent.
Dans un contexte où les régimes en place sont de plus en plus perçus comme illégitimes et corrompus, une partie croissante de la population se tourne vers les partis islamistes. Ces derniers apparaissent comme les seuls capables de proposer un projet politique alternatif et de répondre aux inégalités sociales exacerbées par les réformes économiques. En s’appuyant sur des réseaux de solidarité bien implantés, notamment dans les milieux populaires, les mouvements islamistes deviennent une force d’opposition structurée face à des États en déclin.
Avec des gouvernements incapables d’assurer une stabilité économique et sociale, les tensions s’exacerbent et se traduisent par une multiplication des mobilisations populaires. Manifestations, revendications identitaires et contestations politiques se multiplient, exprimant un rejet de plus en plus marqué de l’ordre établi. L’espace public devient ainsi un terrain d’affrontement où se cristallise la contestation contre des régimes jugés oppressifs et inadaptés aux besoins de la population.
Ainsi, la « stratégie de survie » des régimes arabes, en cherchant à maintenir un équilibre fragile entre autoritarisme et libéralisation économique forcée, a paradoxalement favorisé l’émergence de dynamiques de contestation qui ont culminé avec les soulèvements du Printemps arabe. Cette crise systémique révèle l’échec d’un modèle qui, en tentant de préserver l’ordre en place, a involontairement précipité sa propre remise en cause.
Stratégies déployées autour des années 1990 – 2000
Les concessions d’opportunité : un simulacre de réforme
À partir des années 1990, les régimes autoritaires arabes adoptent une nouvelle stratégie de préservation du pouvoir, alternant entre répression et illusions de réforme. Pour donner l’impression d’une transition vers un pluralisme démocratique, ces gouvernements mettent en place des « concessions d’opportunité », des réformes limitées destinées à satisfaire temporairement les revendications populaires sans jamais remettre en cause l’ossature du pouvoir.
Ces concessions restent largement symboliques : elles se traduisent par des ajustements mineurs, comme l’autorisation de certains partis d’opposition ou des réformes électorales partielles, mais elles ne touchent jamais aux structures fondamentales du régime. Les principales aspirations des populations – la fin du clientélisme, la refonte de la bureaucratie d’État, la levée de la censure et la garantie des libertés publiques – demeurent largement ignorées.
Un exemple significatif de cette stratégie d’ouverture contrôlée se trouve au Maroc. Entre 2004 et 2005, le roi Mohammed VI affiche une volonté de libéralisation et annonce une réforme constitutionnelle susceptible d’ouvrir la voie à une monarchie constitutionnelle. Toutefois, cette réforme est rapidement abandonnée, révélant la nature purement opportuniste de ces annonces. Ce cas illustre un schéma récurrent dans le monde arabe, où les promesses de réformes servent principalement à gagner du temps et à désamorcer temporairement la contestation, sans pour autant mener à une transformation politique réelle.
L’échec de l’« autoritarisme réformé » et la montée des contestations
À mesure que les réformes partielles se révèlent inefficaces et que les populations constatent l’absence de véritable transformation politique, ces stratégies de survie atteignent leurs limites structurelles. Incapables d’honorer leurs promesses de changement, les régimes finissent par se refermer sur eux-mêmes, renforçant la répression et le contrôle des libertés publiques afin de préserver leur pouvoir.
Cette fermeture politique produit un paradoxe majeur : alors que l’État multiplie les annonces de réformes qu’il n’a jamais l’intention d’appliquer, la frustration populaire s’intensifie. Déçues par les promesses non tenues et privées d’espace d’expression, les mobilisations populaires se radicalisent, trouvant dans l’islam politique un nouveau cadre de contestation. C’est précisément cette accumulation de tensions qui aboutit au Printemps arabe, soulignant l’échec du concept d’« autoritarisme réformé », qui n’a jamais été conçu pour mener à une réelle démocratisation, mais uniquement pour temporiser et contenir les revendications sociales et politiques.
Dans ce contexte, une grille d’analyse simpliste se diffuse dans certaines sphères politiques et académiques occidentales, renforçant le paradigme de l’incompatibilité entre islam et démocratie. L’argument dominant consiste alors à interpréter la contestation de l’« autoritarisme réformé » non pas comme l’expression d’une aspiration démocratique, mais comme la manifestation d’une incapacité des sociétés arabes à s’engager dans un véritable processus de transition politique. Cette vision réductrice conduit à assimiler la spontanéité des soulèvements populaires à une « révolution conservatrice », où l’islamisme politique serait perçu comme la seule alternative, se substituant automatiquement aux régimes autoritaires en place.
Ce cadre d’analyse erroné, fondé sur une vision figée du monde arabe, contribue à légitimer une lecture biaisée des dynamiques politiques et sociales, occultant les véritables causes des révoltes populaires et leurs aspirations profondes à un changement politique et social durable.
L’incompréhension des chancelleries occidentales
Les chancelleries occidentales, imprégnées d’une grille d’analyse biaisée, ont largement sous-estimé la nature des revendications populaires qui ont conduit aux soulèvements du Printemps arabe. Plutôt que de voir dans ces révoltes une exigence de justice sociale et de réformes politiques, elles les ont perçues comme une menace à l’ordre établi, assimilant toute contestation à une tentative de subversion pouvant conduire au chaos ou à la montée de l’islamisme.
Cet aveuglement diplomatique s’est illustré par des prises de position controversées, révélant une proximité idéologique et stratégique avec les régimes autoritaires en place. Un exemple frappant de cette complaisance est la réaction du gouvernement français face aux événements de Tunisie en janvier 2011. Alors que la contestation contre le régime de Ben Ali prend de l’ampleur, la ministre de l’Intérieur française, Michèle Alliot-Marie, propose devant l’Assemblée nationale l’envoi de la gendarmerie française pour soutenir les forces de l’ordre tunisiennes. Cette déclaration démontre non seulement l’incapacité des élites occidentales à saisir l’ampleur des bouleversements en cours, mais aussi leur attachement à la préservation d’un ordre politique considéré comme garant de la stabilité régionale.
L’échec des stratégies de survie mises en place par les régimes arabes, combiné à l’incompréhension des puissances occidentales, a précipité l’explosion du Printemps arabe. Ces soulèvements ont révélé les limites d’un système où les réformes étaient conçues comme un simple outil de maintien du pouvoir, et non comme une réponse sincère aux aspirations profondes des populations. L’incapacité des acteurs occidentaux à anticiper et à accompagner ces dynamiques de transformation politique a contribué à renforcer la rupture entre les peuples en quête de changement et les gouvernements perçus comme complices des régimes autoritaires.
Le printemps arabe et la « marginalisation » d’Al-Qaïda
Origines et fondements idéologiques d’Al-Qaïda
Le mouvement terroriste Al-Qaïda trouve ses racines bien avant les attentats du 11 septembre 2001. Son nom, « Al-Qaïda », qui signifie « la base » pour certains et « la règle » pour d’autres, possède des références historiques antérieures. L’expression « Al-qâ’ida al sulba », traduite par « base solide », a notamment été utilisée pour désigner la ville de Médine, premier centre de consolidation politique et religieuse de l’Islam sous Mahomet.
L’idéologie d’Al-Qaïda prend véritablement forme en 1979, dans le contexte de la guerre d’Afghanistan. Ce conflit oppose les moudjahidines islamistes aux troupes soviétiques venues soutenir le régime communiste afghan. Al-Qaïda émerge alors comme un mouvement anti-impérialiste, rejetant toute domination étrangère sur les terres musulmanes. Bien que s’inspirant des modèles du panarabisme nassérien et de la lutte armée palestinienne, le mouvement s’en distingue par son hostilité aux idéologies socialistes et laïques, jugées incompatibles avec l’Islam.
C’est dans ce contexte que Abdallah Azzam, figure clé du jihad moderne, joue un rôle fondateur dans la structuration d’Al-Qaïda. Il établit un lien entre le « jihad palestinien » et le « jihad afghan », définissant la lutte armée comme une obligation individuelle (fard ‘ayn) pour tous les musulmans. En 1984, il publie La Défense des territoires musulmans, où il théorise cette obligation. Avec Oussama Ben Laden, il crée le premier camp d’entraînement pour les volontaires arabes en Afghanistan, donnant naissance à un réseau transnational de combattants.
Cependant, en 1989, Abdallah Azzam est assassiné dans un attentat, laissant le champ libre à Ben Laden, qui radicalisera davantage l’idéologie du mouvement. Cet héritage idéologique demeure au cœur de la stratégie d’Al-Qaïda, qui évoluera vers une doctrine globalisée du jihad, dépassant le cadre afghan pour cibler l’Occident et les gouvernements jugés apostats dans le monde musulman.
Le territoire, enjeu central du jihadisme global
Depuis ses origines, Al-Qaïda et ses affiliés ont constamment cherché à établir une base territoriale, que ce soit en Afghanistan, au Moyen-Orient ou plus récemment en Afrique. Cette quête de territorialité ne relève pas uniquement d’un objectif stratégique, mais s’inscrit dans une vision théologico-politique, où l’ancrage sur un espace physique est un élément fondamental de légitimité.
L’islam radical, notamment dans sa version portée par Al-Qaïda, développe une approche qui repose sur une géopolitique sacrée. Dans cette perspective, le territoire est à la fois un symbole spirituel et une réalité matérielle, dont le contrôle est perçu comme une obligation religieuse. Le Coran définit cette dualité à travers la distinction entre dâr al-Islam (la maison de l’Islam), où la souveraineté islamique est pleinement établie, et dâr al-harb (le monde de la guerre), où les musulmans doivent mener le jihad pour rétablir l’ordre islamique et reconquérir les terres perdues.
Cette ambition trouve son aboutissement dans la réinterprétation du califat, perçu non seulement comme un idéal théologique, mais aussi comme une nécessité politique garantissant la souveraineté de l’Islam face aux influences extérieures. Depuis l’abolition du califat ottoman en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk, cette institution reste une référence majeure pour les mouvements jihadistes, qui cherchent à restaurer un ordre islamique unifié sous un seul pouvoir, légitimé par la charia.
Ce projet de califat globalisé repose donc sur une logique où la territorialisation du pouvoir islamique devient un impératif central. Al-Qaïda, en revendiquant cette ambition, inscrit son combat dans une rivalité entre le califat divin et les structures politiques modernes, où le territoire sert de ciment idéologique et stratégique pour légitimer la lutte jihadiste sur la scène mondiale.
De la confrérie des Frères musulmans à Al-Qaïda : une continuité idéologique
La création des Frères musulmans par Hassan Al-Banna en 1928 s’inscrit dans un contexte de déclin du califat ottoman, aboli en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk. Bien que la stratégie des Frères musulmans diffère de celle d’Al-Qaïda, les deux mouvements partagent une aspiration commune : le rétablissement d’un vicariat islamique unifié, rejetant l’influence occidentale perçue comme une corruption du monde musulman.
Les Frères musulmans, à travers une approche progressive et institutionnelle, cherchent à s’infiltrer dans les structures étatiques pour réislamiser la société de l’intérieur, en s’appuyant sur des réseaux sociaux, éducatifs et politiques. À l’inverse, Al-Qaïda adopte une posture radicalement transnationale, considérant que seule la violence révolutionnaire et le jihad armé permettront de renverser les régimes en place et d’imposer un ordre islamique conforme à la charia.
Un des principes structurants d’Al-Qaïda repose sur l’idée que toute terre ayant été sous domination musulmane doit impérativement réintégrer dâr al-Islam. Cette doctrine, adoptée tardivement par l’organisation, nourrit une vision expansionniste du califat, perçu comme la somme des territoires islamiques perdus qu’il convient de reconquérir dans un projet global de restauration du règne de l’Islam.
Bien que s’inscrivant dans une continuité historique, Al-Qaïda et les Frères musulmans divergent profondément dans leurs méthodes. Là où les Frères musulmans privilégient une stratégie d’influence sur les régimes en place, Al-Qaïda considère ces États comme hérétiques et illégitimes, les plaçant au même rang que les puissances occidentales dans leur combat jihadiste.
Cette distinction entre les deux mouvements sera déterminante dans l’évolution du jihadisme post-Printemps arabe : alors que les Frères musulmans chercheront à capitaliser sur les ouvertures politiques nées des révoltes populaires, Al-Qaïda dénoncera ces processus comme des compromissions avec l’ennemi, poursuivant sa quête d’un califat fondé sur la confrontation directe avec les États et l’Occident.
Symbole géopolitique de l’Afghanistan insoumis
L’Afghanistan, sanctuaire du jihadisme international
Le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989 et l’assassinat d’Abdallah Azzam constituent un tournant majeur pour Oussama Ben Laden, qui prend alors les rênes du mouvement jihadiste et impose sa propre vision stratégique. Il s’éloigne de la logique du jeu de domino d’Azzam, qui reposait sur l’idée qu’une victoire en Afghanistan entraînerait une dynamique révolutionnaire dans le monde musulman.
En 1989, Ben Laden fonde al-qâida al-ma’lûmat, une structure de coordination et de renseignement visant à :
- retracer les combattants disparus,
- fournir des informations aux familles des moudjahidines,
- centraliser les données sur les volontaires jihadistes arabes.
Cette organisation marque le passage d’un jihad décentralisé à un réseau structuré, capable de planifier et coordonner des opérations à une échelle plus large. C’est à partir de ce moment qu’Al-Qaïda devient non plus simplement un mouvement de combattants, mais une véritable organisation transnationale visant à étendre son influence au-delà du champ de bataille afghan.
L’exil au Soudan et la consolidation d’une base territoriale
En 1992, Oussama Ben Laden quitte l’Afghanistan pour s’installer au Soudan, où il bénéficie de la protection du régime islamiste d’Omar el-Béchir. Cet exil marque une étape déterminante dans l’évolution de son organisation, lui permettant d’affiner sa stratégie et de structurer une base opérationnelle territorialisée. Ce sanctuaire lui offre l’opportunité de consolider Al-Qaïda en une organisation jihadiste transnationale capable d’articuler ses actions sur plusieurs fronts simultanément.
Depuis le Soudan, Ben Laden continue d’entretenir des liens avec la résistance afghane et organise l’approvisionnement en armes pour les moudjahidines encore actifs contre le régime pro-soviétique à Kaboul. Son objectif est de maintenir une pression constante sur l’Afghanistan afin de conserver un bastion jihadiste viable. En parallèle, il mobilise ses réseaux financiers en s’appuyant sur des mécènes proches des cercles islamistes, consolidant un système de collecte de fonds qui lui permet de financer des opérations de grande envergure et de garantir une indépendance économique à son organisation. Cette période voit également l’émergence d’une stratégie de formation et de recrutement méthodique, avec l’accueil de nouveaux combattants venus du monde arabe, attirés par l’idéal du jihad global. L’exil soudanais permet ainsi à Al-Qaïda d’élargir son vivier de militants, en mettant en place une infrastructure d’entraînement et de radicalisation.
Par ailleurs, Ben Laden ne se limite pas à la sphère militaire et terroriste, mais développe également un empire économique en exploitant les opportunités offertes par le régime soudanais. Grâce à son entreprise, le groupe Ben Laden, il investit dans d’importants projets de construction, notamment des ponts, des routes, des aéroports et des complexes résidentiels. Ces investissements lui permettent d’accroître son influence et de masquer ses activités jihadistes sous l’apparence d’un entrepreneur prospère. En utilisant ces projets comme façade, il parvient à blanchir une partie de ses fonds et à financer discrètement les opérations d’Al-Qaïda.
Toutefois, cette situation devient de plus en plus intenable face aux pressions croissantes exercées par les États-Unis et leurs alliés sur le régime soudanais. L’activisme de Ben Laden et ses liens avérés avec des réseaux terroristes internationaux finissent par compromettre ses relations avec Khartoum. En 1996, sous la pression diplomatique et économique américaine, le gouvernement soudanais décide d’expulser Ben Laden, mettant ainsi un terme à cette phase de consolidation territoriale. Contraint de quitter le Soudan, il retourne en Afghanistan, où il retrouve un environnement plus favorable grâce au soutien des Talibans, qui viennent de prendre le pouvoir à Kaboul. Ce retour marque un nouveau tournant dans l’histoire d’Al-Qaïda, qui va désormais évoluer dans un cadre où la protection étatique des Talibans lui permet d’organiser son jihad à une échelle encore plus large, en préparation des attentats majeurs qui suivront.
15.3. L’Afghanistan, territoire sacralisé du jihad
Dès son retour en Afghanistan en 1996, Oussama Ben Laden cherche à donner une nouvelle dimension à son combat en l’inscrivant dans une lecture historique et religieuse du jihad. Il ne se contente plus de promouvoir la guerre sainte comme un simple combat militaire contre des forces étrangères, mais la présente désormais comme un devoir sacré ancré dans la continuité de l’histoire islamique. Le 23 août 1996, depuis les montagnes de l’Hindou Kouch, il diffuse un message appelant les musulmans à se soulever contre la présence militaire américaine en Arabie Saoudite. Ce texte, rédigé sous forme de déclaration de guerre contre les Américains occupant la terre des Deux Sanctuaires, constitue un tournant dans la rhétorique jihadiste en plaçant la lutte contre les États-Unis au cœur du combat islamiste mondial.
Dans ce discours, Ben Laden insiste sur la sacralité des Deux Sanctuaires – La Mecque et Médine, qualifiant la présence militaire américaine en Arabie Saoudite de profanation inacceptable. En assimilant cette présence étrangère à une nouvelle occupation coloniale, il mobilise un registre religieux puissant qui fait écho à l’histoire de l’Islam et à l’hégire du Prophète Mahomet. Comme l’a souligné Jean-Pierre Filiu, Ben Laden ancre ainsi son combat dans une topographie légendaire, en établissant un parallèle entre son exil en Afghanistan et celui du Prophète en Médine. Cette analogie vise à légitimer son rôle de leader spirituel et militaire du jihad global, renforçant ainsi son aura auprès des combattants islamistes.
L’Afghanistan devient alors le sanctuaire à partir duquel Ben Laden entend orchestrer la reconquête islamique. Il élabore une vision où certains espaces religieux sont investis d’une signification sacrée et deviennent des territoires à défendre ou à libérer. Dans cette perspective, La Mecque et la Kaaba apparaissent comme le cœur de l’unité islamique, un espace symbolique menacé par l’influence occidentale. Médine, berceau de la première communauté musulmane et lieu de l’hégire du Prophète, représente le modèle de la cité idéale régie par la charia. Jérusalem, avec la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher, est perçue comme un territoire sous occupation, dont la reconquête s’inscrit dans une vision eschatologique du jihad.
Cette sacralisation du combat confère à l’Afghanistan un statut central dans la stratégie jihadiste de Ben Laden. Plus qu’un simple sanctuaire logistique ou militaire, ce territoire devient un lieu mythifié, un foyer du jihad global d’où doit partir la guerre contre les ennemis de l’Islam. À travers cette mise en scène, il cherche à mobiliser non seulement des combattants, mais aussi un large pan de la communauté musulmane, en leur faisant croire que le jihad afghan est le prélude à une restauration du pouvoir islamique sur les terres saintes. Cette approche idéologique permet à Al-Qaïda de transcender les frontières nationales et d’attirer des jihadistes du monde entier, convaincus de participer à une guerre sacrée ayant pour finalité ultime l’établissement d’un califat régi par la loi islamique.
Du jihad afghan au jihad global : la rupture de 1998
Le 23 février 1998, Oussama Ben Laden marque une étape décisive dans l’évolution stratégique d’Al-Qaïda en annonçant la création du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés. Ce manifeste, qui constitue un appel explicite au jihad contre les États-Unis et leurs alliés, rompt définitivement avec la stratégie adoptée par Abdallah Azzam, qui s’était jusqu’alors concentré sur la lutte contre les régimes arabes jugés corrompus et infidèles. Là où Azzam voyait dans le jihad une lutte prioritairement dirigée contre les gouvernements locaux soutenus par l’Occident, Ben Laden adopte une posture plus radicale en faisant de l’affrontement direct avec les puissances occidentales l’axe central de son combat.
Cette déclaration marque une universalisation du jihad, en désignant pour la première fois l’Occident comme la cible principale. La rhétorique de Ben Laden évolue ainsi vers une vision globale du conflit, où la guerre ne se limite plus à un affrontement régional contre des régimes arabes perçus comme apostats, mais s’étend à une lutte planétaire contre les États-Unis, l’Europe et tous ceux qui soutiennent leurs politiques au Moyen-Orient. L’ennemi n’est plus seulement local, il devient une entité transnationale, incarnée par l’axe Washington-Tel Aviv. Ce changement stratégique transforme la nature d’Al-Qaïda, qui passe d’un mouvement jihadiste enraciné dans les conflits afghans et arabes à une organisation offensive, revendiquant la guerre contre l’ensemble du monde occidental.
Cette rupture repose sur ce que l’on pourrait qualifier de troisième cercle de conflictualité, dans lequel le jihad planétaire nécessite plus que jamais une base territoriale solide pour se structurer et mener une guerre d’envergure. L’Afghanistan, sous contrôle des Talibans depuis 1996, offre alors à Ben Laden une profondeur stratégique sans précédent, lui permettant d’accélérer le déploiement de son réseau à l’échelle mondiale. Dans ce sanctuaire, il peut former des combattants, planifier des attentats d’envergure et renforcer son influence sur d’autres groupes jihadistes partageant la même idéologie.
Avec cette déclaration de 1998, Ben Laden inscrit son projet dans une logique d’affrontement civilisationnel, où l’Islam radical doit mener une guerre de longue durée contre l’Occident, accusé d’avoir profané les terres musulmanes et d’exploiter le monde islamique à travers des alliances avec des régimes corrompus. Ce tournant stratégique conduira directement aux attaques contre des cibles américaines en Afrique en 1998, puis aux attentats du 11 septembre 2001, qui constitueront l’aboutissement de cette transformation du jihad afghan en jihad global.
15.5. L’Afghanistan, dernier bastion du projet jihadiste
En Afghanistan, Ben Laden s’appuie sur son expérience afghane et soudanaise pour développer une base jihadiste permanente sous protection talibane. Son ambition est de transformer l’Afghanistan en un « Jihadistan », un État sanctuaire entièrement dédié au combat islamiste.
Cependant, l’intervention américaine en 2001, après les attentats du 11 septembre, entraîne la chute rapide du régime taliban. L’effondrement de cet État islamique met un terme à l’expérience territorialisée d’Al-Qaïda, forçant ses membres à se disperser et à repenser leur stratégie sur un modèle plus décentralisé, basé sur des cellules autonomes et une présence fragmentée à l’échelle mondiale.
Ainsi, si l’Afghanistan a longtemps représenté le cœur du jihad global, son occupation par les forces internationales après 2001 signe la fin du projet d’un califat jihadiste ancré dans un territoire unique. L’échec de cette stratégie pousse Al-Qaïda à muter vers un modèle plus fluide, où la lutte ne dépend plus d’un État sanctuaire, mais repose sur une idéologie mobile et adaptable, disséminée à travers différents foyers de conflit.
Chute du régime des Talibans
L’exportation de la lutte par combattants arabes interposés sur un front ouvert, pose comme difficulté majeure de révéler les contradictions émergentes entre des conflits locaux et un combat mondialisé. Dans le cas de la Tchétchénie, même si les techniques de violence du jihadisme internationaliste wahhabite prennent le pas sur les formes de la guérilla, cela ne recouvre guère un rapprochement entre les islamo-nationalistes tchétchènes et l’islamisme jihadiste des combattants arabes. Au nom des enjeux de libération nationale de la Tchétchénie, les premiers rejettent la dimension eschatologique d’un jihadisme déterritorialisé qui ne fait de ce territoire qu’un front supplémentaire parmi d’autres. Le jihadisme internationaliste est perçu comme cherchant moins à œuvrer à l’indépendance de la Tchétchénie qu’à maintenir une zone de front supplémentaire pour alimenter l’idéal de conflictualité permanente. Comme dans les cas avérés de la Palestine avec le Fatah, mais aussi le Hamas, ou encore de l’Irak, avec les mouvements sunnites, Al-Qaida s’est heurtée sur le terrain, à des réalités politiques complexes qui rendent particulièrement aléatoires et difficiles l’acceptation de son jihad planétaire.
Une double distanciation : d’Al-Qaïda envers la révolution arabe et la distanciation acquise envers Al-Qaïda
Du côté d’Al Qaida, au moment du Printemps arabe, il y a une revendication existentielle. Il va y avoir un effet dévastateur de l’étroitesse de la revendication. La révolte qui émerge de Tunis pose plusieurs problèmes pour Al-Qaïda. Cela se passe en Tunisie qui n’est pas l’espace noble du combat politique d’Al-Qaïda. La Tunisie est un espace périphérique par rapport aux enjeux fondamentaux d’Al-Qaïda ne relevant pas de sa géostratégie politique immédiate. C’est un espace périphérique qui n’est pas une tradition histoire et culturelle d’Al-Qaïda. D’autre part, ce n’est pas le lieu de tous les grands mouvements idéologiques de la « nahda » qui est la renaissance à savoir la lutte anticolonialiste, le panarabisme ou l’islamisme qui provient du Machrek et non du Maghreb. Ce mouvement ne se passe pas dans l’environnement géostratégique immédiat.
L’évènement déclencheur, lu a posteriori, s’insère dans une dimension politique purement laïque et loin de la conscience politique de l’Islam radical. L’immolation du jeune Mohammed Bouazizi n’est précédée d’aucune revendication politique, mais un acte d’injustice qui prend sens dans une demande d’équité sociale et politique en deçà des aspirations de l’Islam radical. Il y a simplement un appel à plus de tolérance et de respect des individus dans une société considérait au Maghreb comme l’une des sociétés les plus avancées. Ce n’est pas quelque chose qui intéresse Al Qaida. Il y a une exigence plus forte de développement démocratique et de mutation en faveur d’un modèle politique plus social confortant le modèle occidental de la démocratie représentative.
La rue va être prise d’assaut par la jeunesse et la question politique n’est pas au centre. Al-Qaïda ne s’attend pas à un mouvement qui part de la rue. Al-Qaïda se pense par une tête idéologique qui est Ben Laden, par une pensée du « top-down » qui est quelque chose qui se construit naturellement par une implémentation sur le territoire. Al-Qaïda ne croit pas en un mouvement populaire susceptible de lever la masse révolutionnaire. Dans ce cas, il est très loin du concept révolutionnaire marxiste-léniniste qui est la pensée de la révolution et de la prise de conscience par les masses qui permet la révolution dans le cadre d’une lutte anti-impérialiste. Al-Qaïda ne croit pas au Printemps arabe. L’idéologie de la terreur dont se prévaut sur le terrain Al-Qaïda pour susciter le retour à un Islam politique rigoriste se distingue de la protestation de rues même si elle implique parfois la violence.
La jeunesse ne porte aucune référence dans la société sur l’installation d’un califat ou la destruction de l’État d’Israël. Il n’y a pas de rappels et références aux motivations des luttes d’Al-Qaïda ni en termes religieux – aucun lien avec la mise en place d’un califat religieux –, ni en termes géopolitiques – aucune référence à la libération des terres du prophète du dâr al-Islam ou encore de la destruction de l’État d’Israël –. Les Printemps arabes sont des revendications pour la défense d’un meilleur standing de vie et d’un accès à plus de libertés démocratiques que ne peuvent satisfaire les ambitions théologiques d’Al-Qaïda.
Du côté des manifestants, c’est ce que certains ont appelé la « jeunesse de la misère » dans un contexte de crise aggravé. Au fond, ces jeunes portent en eux un regard sur l’attractivité de l’occident qui porte un modèle. C’est une jeunesse déçue par une libéralisation politique proclamée, mais jamais aboutie, par une corruption jamais inégalée et par le renoncement des élites à toute réforme politique et sociale d’envergure dans un contexte de crise économique amplifiée par les effets de la grande crise internationale de 2008.
« Génération tweeter » vs. Réseau ou de la nébuleuse d’al-qaïda
Le concept de « génération tweeter » est l’appropriation du système Internet, mais pas aux mêmes fins subversives. L’usage des réseaux sociaux leur a permis de mobiliser à visage ouvert en faveur du renouveau démocratique. C’est ce que les États autoritaires ne voulaient pas. Le contrôle de l’information dans un régime autoritaire passe par le contrôle de moyens de communication. La jeunesse arabe de la rue ne peut se reconnaître dans la violence d’Al-Qaïda parce que c’est une image apocalyptique de changement et de devenir. La jeunesse s veut plus de liberté n’ayant aucun intérêt à se retrouver dans le modèle d’Al-Qaïda.
Les jeunes sont en effet les fers de lance de la contestation sur la base d’une triple revendication :
- la construction d’un espace démocratique véritable conduisant à la liberté d’expression et la pluralité politique ;
- l’élaboration d’une politique économique et sociale à destination des populations déshéritées qui puisse faire rempart à l’extension de la précarité du libéralisme mondialisé ;
- Et en corolaire la distanciation avec l’hégémonie américaine ressentie comme particulièrement présente et omnipotente sur les États arabes depuis la mise en œuvre des politiques antiterroristes et de contrôle militaire et économique de l’après 11 septembre 2001.
Le combat d’Al-qaïda est dépassé et surtout historicisé
Le combat d’Al-Qaida leur apparaît dépassé et surtout historicisé, c’est-à-dire relevant d’un contexte bien particulier de la fin de la Guerre froide et de l’occupation soviétique en Afghanistan. Mais ne pouvant en aucune manière prendre sens après les attentats de 2001 et le retour de la puissance unilatéraliste sur le plan de la scène internationale travaillée par le souhait d’un nouveau multilatéralisme au profit des puissances émergentes.
Les tentatives du retour d’Al-Qaïda dans le printemps arabe
Mais la question qui mérite d’être posée peut l’être sous la forme suivante : Al-Qaida aurait-elle été la seule force conservatrice dépassée ? Comment expliquer la lenteur à se reprendre.
Les Frères Musulmans en Égypte
Sur le premier point, il importe de rappeler que les Frères Musulmans en Égypte ont aussi fait preuve d’attentisme tant ils pensaient que la répression auraient force de loi. C’est un mouvement qu’ils ne comprennent pas. Ils se méfient par ailleurs des mouvements de « jeunes en colère » qui peuvent conduire aussi à des formes de rébellion incontrôlables. Mais les Frères musulman-s sont une force politique en tant que telle qui sont entrés dans une « logique de coalition et donc de concertation ». Ils ont expérimenté et éprouvé depuis longtemps le système Moubarak et ses pis-aller démocratiques pour comprendre en quelques jours la réalité de ce qui se jouait et ont pu au bout de quelques jours apporter leur soutien.
À l’évidence, c’est la distance même par rapport au terrain des luttes – l’implantation locale pour les Frères Musulmans – et la distanciation de l’imaginaire de la lutte pour le Califat qui peut en partie expliquer l’attentisme d’Al-Qaida et son incapacité à évoluer sur le plan des idées et des représentations politiques alors qu’elle est présentée comme particulièrement souple et adaptée à la lutte armée. Rappelons également que les Frères Musulmans sont consommateurs d’internet moins par Facebook ou Twitter jugés peu sûr que par Ikhwan Book complément indispensable d’Ikhwanweb le site officiel des Frères Musulman.
Les premiers à intervenir est l’AQMI qui les premiers font un communiqué avec les « frères tunisiens » le 13 janvier 2011. Le 8 février, la branche iraquienne d’Al-Qaïda récuse les révoltes égyptiennes. L’une des hypothèses est qu’au fond, Al-Qaida aurait eu peur de la perte de ces régimes qu’il combat. S’il y a une mutation de ces régimes, peut être que le combat même d’Al-Qaida ne se légitime plus. Le 1er mai, Ben Laden va qualifier le Printemps arabe de rare opportunité historique parce que « le soleil de la révolution s’est levé au Maghreb : la lumière de la révolution est venue de Tunisie. Elle a apporté du calme au pays et a rendu les gens heureux ». Il précise que « les rebelles libres de tous pays doivent conserver l’initiative et se méfier du dialogue ». Ben Laden appui les révolutions, mais met en garde contre les récupérations parce que le véritable objectif va au-delà qui est la constitution du califat devant conduire au soulèvement de l’umma selon une triple logique de libération des régimes en place [1], de la loi des hommes [2] et de la domination occidentale [3]. L’effort de récupération des Printemps arabes par Al-Qaida vise à tourner ses soulèvements vers un service à dieu qui est l’unique forme de liberté possible. Ben Laden précise que « les rebelles libres de tous pays doivent conserver l’initiative et se méfier du dialogue ».
Priorités d’Al-Qaïda définies par Ayman Al-Zawahiri début juin 2011
À peine nommé à lui succéder à la tête du mouvement, Ayman Al-Zawahiri annonce début juin 2011 la poursuite du Jihad dans l’absolue continuité de Ben Laden. Sont définies comme priorités, la libération de la Palestine, la destruction de l’État d’Israël, la poursuite de la lutte en Afghanistan et le jihad contre les États-Unis. S’il manifeste son soutien au soulèvement des peuples musulmans c’est dans la mesure ou il demeure bien le stade initial nécessaire pour la mise en œuvre du véritable changement souhaité qui ne se réalisera qu’avec le retour de la Umma vers la charia. Et d’en appeler aussi logiquement au rapprochement entre jeunesses du printemps arabe et les groupes islamistes.
Pour sa part, l’AQMI tente de faire le lien entre le printemps arabe et Al-Qaida en affirmant après la mort de leur leader, que « les événements qui secouent le monde arabe ne sont qu’un fruit parmi les fruits que le jihad a récolté et dans le lequel le cheikh – Oussama Ben Laden – a joué un rôle de premier plan ».
La chute du régime de Kadhafi : la bouffée d’air frais
Tant que les Printemps arabes étaient internalisés par les sociétés, Al-Qaida n’avait pas d’argument. La chute du régime de Khadafi qui est programmé par les puissances occidentales fabrique un terreau propice pour Al-Qaida. L’occident est désigné comme partie prenante idéologique de cette révolution. Si l’occident est derrière la révolution, cela signifie que la révolution est au service de l’occident. Apparait un discours sur une menace du Printemps arabe détournée par l’occident. À partir du moment où la Libye s’enfonce dans la guerre civile, Al-Qaida va y envoyer ses hommes. Ce sont plusieurs facteurs à la relégitimation idéologique pour Al-Qaïda avec une coalition occidentale dirigée par la France qui la première implication occidentale depuis le début du Printemps arabe ou encore le soutien occidental à la rébellion libyenne du Conseil National de Transition qui est un terrain idéologique propice. Le 24 octobre 2011, le président du CNT Libyen Moustapha Abdljalil annonce le que la charia serait à la base de la législation libyenne.
Le dossier syrien : seconde étape
L’enjeu est de renverser le régime anti-islamique parce qu’il est laïque et c’est pourquoi il faut se battre en Syrie. La seconde étape est aujourd’hui franchie avec le dossier syrien. Ce que montre la vidéo mise en ligne sur des forums jihadistes du 12 février 2012 ou Ayman Al-Zawahiri affiche son soutien à la contestation syrienne. S’il recommande aux musulmans de Turquie, de Jordanie et du Liban de soutenir la rébellion et de renverser le régime actuel qu’il qualifie d’anti-islamiste, de pernicieux et de cancéreux, il réaffirme la nécessité de ne pas dépendre de l’Ouest et de la Turquie qui ont eu des contrats, des accords et des partages avec ce régime pendant des décennies et qui n’ont commencé à les abandonner que lorsqu’ils ont vu le régime vaciller. Et d’ajouter : « Ne dépendez que de Allah et comptez sur vos sacrifices, votre résistance et votre fermeté ». La conclusion fait à nouveau évidence. Il recommande à la rébellion syrienne d’établir un « État qui défend les pays musulmans, cherche à libérer le Golan et constitue son jihad jusqu’à hisser la bannière de la victoire au-dessus des collines usurpées de Jérusalem ».
Le premier renfort est la Libye, s’ouvre opportunément la Syrie qui est en proximité immédiate avec Israël. Ce que n’a pas offert le terrain libyen semble désormais fonctionner en Syrie. La prolongation de l’État de siège par le président Bachar-al-Asad, la violence de la répression contre les manifestants, mais aussi l’impossibilité d’une position internationale des grandes puissances par la paralysie du double veto russe et chinois au Conseil de sécurité des Nations-Unies semblent favoriser sur le terrain l’arrivée d’al-Qaida.
Des faisceaux de faits qui semblent favoriser sur le terrain l’arrivée d’Al-Qaïda
Des faisceaux de faits troublants convergents semblent l’attester aux yeux des experts. On peut ici les citer : D’abord fut créé au début du mois de février le Front de la Victoire du peuple syrien organisation djihadiste placée sous la responsabilité d’un certain Abou Muhammad Al-Golani qui prône la lutte contre les occidentaux, les Turcs, les Américains et l’Iran pour sauver le peuple syrien opprimé. Ensuite fut assassiné le 10 février 2012 à Damas le général de Brigade alaouite et baasiste Issa Al-Khawli selon le modus operandi des assassinats ciblés d’Al-Qaida. Enfin, selon le directeur du renseignement américain, les deux attentats des 23 décembre 2011 et celui à la voiture piégée du 6 janvier 2012 à Damas ainsi que le double ou tripe attentat à la voiture piégée le 10 février 2012 à Alep contre le siège des renseignements militaires et le QG des forces de l’ordre « ont la caractéristique des attentats commis par Al-Qaida ».
La Syrie deviendrait le nouveau front d’Al-Qaida au Moyen-Orient comme du reste l’a dénoncé le président Bachar-al-Asad. Du point de vue occidental, l’occident aujourd’hui ne peut plus se dépêtrer du problème syrien parce qu’à côté de la rébellion soutenue par les Occidentaux sont arrivés des brigades entières de djihadistes internationaux.
Conclusion
L’analyse des relations entre le Printemps arabe et le terrorisme recèle bien des difficultés parce qu’on dépend de représentations occidentales qui assignent au Moyen-Orient une impossibilité quasi pathologique à pouvoir accéder à la démocratie sur le modèle de la révolution islamique de l’Ayatollah Khomeiny. Il y a une référence implicite du modèle conservateur de la révolution dans le monde arabe dans le cadre de l’Algérie en janvier 1992 et le Front islamique du Salut.
Les victoires politiques des partis islamistes aux élections démocratiques en Tunisie comme la victoire des Frères Musulmans en Égypte font craindre à l’Occident un processus de clôture rapide du Printemps arabe par l’émergence d’un nouvel islamisme politique. La question est de s’interroger sur quel serait la réalité de ce nouveau pouvoir démocratique vis-à-vis même de l’islam radical. Les partis islamistes n’étaient pas sûrs que cela conduise à de la violence politique. Quelque part, les partis islamiques au pouvoir pouvaient être un frein au développement du terrorisme islamiste. En Égypte, les Frères musulmans étaient une force sociale structurante et susceptible de contrer les militaires du Conseil suprême des forces armées. Les jeunes révèlent une tension interventionnelle entre des jeunes attachés à la liberté et des adultes plus conservateurs. L’automne arabe qui lui succèderait quasi naturellement justifierait paradoxalement la clôture du processus démocratique en cours comme cela fut conduit dans le cadre de l’Algérie en janvier 1992 avec le Front islamique de Salut.
En partant de l’hypothèse que l’émergence de partis islamistes dans le cadre du parlementarisme en cours de constitution en Tunisie et en Égypte ne conduirait pas ipso facto à la violence politique et à un régime islamiste absolu. Rappelons d’abord que les islamistes tirent leur légitimité de la révolution même ; qu’ils représentent comme dans le cas égyptien la seule force politique structurante – au contraire du Parti de la Justice proche d’El-Baradei fortement divisé – susceptible de contrer les militaires du Conseil suprême des forces armées [CSFA]. En tant que partis politiques le mouvement Ennahda comme celui du Parti de la Justice et des Libertés des Frères Musulmans sont traversés par des tensions fortes générationnelles entre jeunes assoiffés de liberté et adultes plus conservateurs. Quant à la référence au rétablissement de la Charia, elle doit être contextualisée selon les cultures. La charia proche du droit romain dans le cas du mouvement Ennaba n’est pas assimilable à celle des Frères Musulmans qui n’est pas non plus celle d’Afghanistan.
Il demeure important de prendre aussi conscience des écarts qui existent entre les partis islamiques au cœur du Printemps arabe et du mouvement Al-Qaida. Chacun d’entre eux s’exprime d’abord dans une logique de l’État-nation. Bien loin de revendiquer comme en 1927 temps de sa création la constitution d’un Califat sur l’ensemble des terres musulmanes, les Frères musulmans réclament depuis longtemps leur reconnaissance dans la vie politique égyptienne. Opposé au parti salafiste Al-Nour, le parti de la Liberté et de la Justice tente de s’associer au sein de l’Assemblée du Peuple avec le parti al-Wassat et le Wafd pour devenir un parti de gouvernement. Rappelons que c’est ce positionnement structurel depuis plus de vingt ans, qui avaient suscité contre lui l’opposition la plus farouche d’Al-Qaida l’accusant de trahir l’Islam. La relation entre le Printemps arabe et le terrorisme prend donc sens dans un contexte plus global de l’affaiblissement du mouvement Al-Qaida lié pour partie aux réussites partielles du contre-terrorisme occidental. Mais de la même façon que le Printemps arabe a signifié dans un premier temps les faiblesses d’Al-Qaida, il est aussi l’événement majeur – via l’exemple libyen et aujourd’hui syrien – qui peut aussi relégitimer leur violence effective.
Annexes
- Foreign Policy,. (2015). Al Qaeda Boss Zawahiri Pledges Allegiance to New Taliban Leader. Retrieved 13 August 2015, from https://foreignpolicy.com/2015/08/13/al-qaeda-boss-zawahiri-pledges-allegiance-to-new-taliban-leader
- Malet, David. Foreign Fighters: Transnational Identity in Civil Conflicts