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== Les formes de la solidarité sociale ==
== Les formes de la solidarité sociale ==
Ce qui est fondamental est de travailler sur l’organisation de la collectivité. Qu’est-ce qui se joue dans nos sociétés modernes ? À la fois, l’individu réclame une indépendance dans son espace social même en faisant partie d’une société, mais paradoxalement il dépend encore plus de la société.
Ce qui est fondamental est de travailler sur l’organisation de la collectivité. Qu’est-ce qui se joue dans nos sociétés modernes ? Dans les sociétés modernes, il y a une division du travail plus marquée, avec une spécialisation et une différenciation accrues des rôles et des tâches. Cela conduit à une plus grande indépendance individuelle dans le sens où chaque personne a son propre rôle spécifique et distinct. Cette indépendance se traduit également par une plus grande liberté individuelle et une plus grande variété de façons de vivre sa vie. Cependant, en même temps, cette spécialisation signifie que les individus dépendent plus fortement les uns des autres. Par exemple, un individu peut être un excellent médecin, mais il dépend d'autres personnes pour produire sa nourriture, construire sa maison, gérer les infrastructures de sa ville, et ainsi de suite. En d'autres termes, bien que chaque individu puisse avoir un rôle plus indépendant, la société dans son ensemble fonctionne grâce à une forte interdépendance entre ses membres. C'est ce paradoxe qui est au cœur de la solidarité organique : alors que chaque individu devient plus distinct et indépendant, la société dans son ensemble devient plus intégrée et interconnectée.


Une société peut fonctionner sur l’anomie. Dans toute société, il y a, à des moments donnés, des conjonctures de l’ordre de l’effondrement. C’est une phase catastrophique des sociétés, entrainées par un devenir qu’elles ont elles-mêmes suscité par le déterminisme du progrès et de la production industrielle. C’est un concept très intéressant, car il y a des moments nous ne sommes plus dans des mouvements de développement linéaire, il y a des moments obscurs lors desquels l’on peut penser le passé sans pouvoir y retourner. Il réinterroge la question de la temporalité liée à la structuration sociale.
Durkheim a développé le concept d'anomie pour décrire une condition sociale où il y a un effondrement ou une diminution des normes et des valeurs qui régissent le comportement des individus dans une société. L'anomie survient souvent pendant des périodes de changement social rapide ou de crise, lorsque les anciennes normes sont perturbées et que de nouvelles normes n'ont pas encore été établies. Cela peut entraîner une confusion, un sentiment d'insécurité et une augmentation de comportements tels que la criminalité et le suicide. L'anomie peut être vue comme un symptôme de la transition entre la solidarité mécanique et la solidarité organique dans une société. Lorsque la solidarité mécanique, basée sur la similitude et la conformité à un ensemble commun de normes et de valeurs, commence à s'effriter, les individus peuvent se sentir perdus et désorientés. La solidarité organique, basée sur l'interdépendance et la spécialisation des rôles, n'est pas encore pleinement établie, laissant un vide normatif. Cela peut être particulièrement le cas dans les sociétés modernes, les changements sociaux sont souvent rapides et perturbateurs. Par exemple, la montée de l'industrialisation et du capitalisme au 19ème et 20ème siècles a créé des conditions d'anomie alors que les sociétés luttent pour adapter leurs normes et leurs valeurs à ces nouveaux systèmes économiques. L'anomie est donc un concept clé pour comprendre comment les sociétés gèrent le changement et la transition, et comment elles peuvent échouer à le faire. C'est une indication de la tension entre l'individu et la société, et de la nécessité d'un équilibre entre la liberté individuelle et la cohésion sociale.


Durkheim distingue deux types de solidarités sociales, la solidarité mécanique et la solidarité organique, à savoir :
La distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique est centrale dans le travail d'Émile Durkheim. Ces deux formes de solidarité reflètent des types de sociétés différents, avec des structures sociales, des normes et des valeurs distinctes.
*la '''solidarité mécanique''' est une société ou les individus sont semblables en cela qu’ils partagent tous, d’une même manière et suivant une même intensité, les éléments constituant la conscience commune. En d’autres termes, c’est une société traditionnelle ou tous les individus sont semblables et partagent une conscience commune.
 
*la '''solidarité organique''' repose sur la différenciation des tâches et des individus qui les accomplissent ; sur l’existence de sous-groupes spécialisés. À l’intérieur du groupe social, on donne libre champ à l’existence de l’individu entendu comme source autonome de pensée et d’action. La société moderne est une société qui va se construire sur la différenciation des tâches. C’est le contraire de la société mécanique. Nous ne sommes pas solidaires sur les mêmes fonctions même sur les tâches différentes qui engagent une question de l’échange. Il peut exister des sous-groupes qui offrent des temporalités différentes et des champs de connaissances différentes. On trouve des groupes sociaux différents qui peuvent donner libre champ à l’individu lui donnant une autonomie qui lui donne un droit d’existence.
La solidarité mécanique caractérise généralement les sociétés traditionnelles ou prémodernes, comme les sociétés agricoles ou tribales, où il y a une grande similarité entre les individus en termes de valeurs, de croyances et de styles de vie. Dans ces sociétés, la cohésion sociale est maintenue par le partage d'une conscience collective - un ensemble commun de croyances et de valeurs morales qui sont profondément intériorisées par chaque individu.
 
À l'opposé, la solidarité organique est typique des sociétés modernes ou postmodernes, qui sont caractérisées par une grande diversité et une spécialisation des rôles. Dans ces sociétés, la cohésion sociale repose sur l'interdépendance économique et sociale des individus. Les individus sont liés les uns aux autres non pas par des similitudes, mais par des différences - ils dépendent les uns des autres pour des services et des compétences spécialisés qu'ils ne peuvent pas fournir eux-mêmes.
 
Ainsi, la transition d'une solidarité mécanique à une solidarité organique représente le passage d'une société traditionnelle à une société moderne. C'est un processus qui peut être perturbateur et conflictuel, car il implique un changement radical dans la structure sociale et dans la manière dont les individus se perçoivent eux-mêmes et leurs relations avec les autres. Cependant, selon Durkheim, ce processus est également nécessaire pour l'adaptation et la survie des sociétés dans un monde en constante évolution.


== La place du fait religieux ==  
== La place du fait religieux ==  

Version du 12 mai 2023 à 14:10

La pensée sociale d'Émile Durkheim et Pierre Bourdieu
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Émile Durkheim

Faculté Faculté des sciences de la société
Département Département de science politique et relations internationales
Professeur(s) Rémi Baudoui
Cours Introduction à la science politique

Lectures


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Les sciences politiques sont un domaine de recherche en constante évolution, avec des théories et des approches variées proposées par des penseurs majeurs tels que Durkheim et Bourdieu. Dans cet article, nous allons examiner les approches en sciences politiques de ces deux figures majeures de la sociologie et leur impact sur notre compréhension de la politique en tant que phénomène social complexe et dynamique. Nous commencerons par une analyse de l'approche holistique de Durkheim, qui met l'accent sur l'importance des institutions et des normes sociales dans la vie politique, avant d'examiner la critique plus radicale de Bourdieu, qui souligne l'influence du capital social et culturel sur la politique.

Durkheim, considéré comme le père fondateur de la sociologie, a proposé une approche holistique de la politique qui mettait l'accent sur l'importance des institutions et des normes sociales dans la vie politique. Selon Durkheim, la politique est un mécanisme qui permet de maintenir la cohésion sociale en garantissant l'harmonie entre les individus et les groupes sociaux. Il considérait la division du travail politique comme une manifestation de la division du travail social et voyait dans l'État un symbole de la solidarité organique. Pierre Bourdieu, quant à lui, a proposé une approche plus critique de la politique, dans laquelle il a mis l'accent sur l'influence du capital social et culturel sur la vie politique. Selon Bourdieu, la politique est une lutte pour le pouvoir qui se déroule dans un champ politique marqué par des inégalités sociales et culturelles. Il considérait que les acteurs politiques, tels que les partis politiques et les électeurs, sont soumis à des règles et des pratiques

La vie d’Émile Durkheim : 1858 - 1917

Émile Durkheim (1858-1917) est l'un des fondateurs de la sociologie moderne. Né à Épinal en Lorraine, en France, sa vie et son travail ont été influencés par le contexte historique complexe dans lequel il a grandi et travaillé. Durkheim a étudié à l'École Normale Supérieure de Paris et est devenu professeur, enseignant la sociologie et la pédagogie. Il a cherché à établir la sociologie comme une science distincte, avec ses propres méthodes d'étude et de recherche. Sa perspective était que les sociétés étaient plus que la somme de leurs individus, mais des entités complexes avec leurs propres caractéristiques et lois. Durkheim a vécu pendant une période de bouleversements sociaux et politiques en France. La Commune de Paris, qui s'est déroulée en 1871, était une révolte contre le gouvernement français qui a été violemment réprimée. Cette époque, avec ses tensions sociales et ses conflits, a sans doute contribué à façonner la vision de Durkheim sur la société et l'importance de la solidarité sociale. Durkheim est surtout connu pour ses travaux sur l'anomie, le suicide, la division du travail social, la religion et la solidarité sociale. Il a soutenu que les sociétés modernes étaient caractérisées par une solidarité organique, basée sur la dépendance mutuelle des individus en raison de la spécialisation du travail. Cela contrastait avec la solidarité mécanique des sociétés plus traditionnelles, basée sur la similitude des individus.

Les premières questions qu’il se pose est quels facteurs ont conduit une partie de la société à prendre les armes contre les plus démunis et qu'est-ce qui entraîne la dissolution apparente de la société ? Cette question reflète les préoccupations de Durkheim concernant la cohésion sociale et l'ordre moral. Il était profondément préoccupé par les conditions qui pourraient mener à la décomposition sociale, ou à ce qu'il appelait l'anomie - un état de manque de normes ou de règles, de désorientation et d'insécurité.

En ce qui concerne la question de pourquoi une partie de la société accepterait de s'armer pour attaquer les plus pauvres, Durkheim aurait probablement souligné les divisions sociales et économiques, ainsi que l'absence de solidarité sociale. Il voyait la solidarité comme le ciment qui unit une société, et lorsque cette solidarité est affaiblie, il peut y avoir des conflits et de la violence. Pour Durkheim, la cohésion sociale est basée sur deux types de solidarité : la solidarité mécanique, qui est basée sur la similitude et est typique des sociétés traditionnelles ou primitives, et la solidarité organique, qui est basée sur la différence et la dépendance mutuelle, typique des sociétés modernes, industrialisées. La transition de la solidarité mécanique à la solidarité organique peut être tumultueuse et peut conduire à des conflits sociaux. Quant à la question de savoir ce qui fait qu'il n'y a plus de société, Durkheim voyait la société comme plus qu'une simple collection d'individus. Pour lui, une société est un système complexe de relations sociales, de normes, de valeurs et de croyances. Si ces liens sociaux sont affaiblis, par exemple par des inégalités économiques extrêmes, des conflits politiques ou des changements sociaux rapides, alors la société elle-même peut sembler se désintégrer. C'est ce qu'il appelait l'anomie.

Durkheim a vécu et travaillé à une époque où les idéaux de la République, comme la liberté, l'égalité et la fraternité, étaient importants dans la pensée politique et sociale française. C'était aussi une période où le socialisme commençait à gagner en influence en tant qu'idéologie politique et économique. Durkheim lui-même n'était pas socialiste, mais il a reconnu l'importance des questions sociales et économiques dans la formation de la société. Il a cherché à comprendre comment les sociétés pouvaient maintenir leur cohésion malgré les divisions économiques et sociales, et a souligné l'importance de la solidarité sociale pour maintenir l'ordre et la stabilité. Dans ce contexte, Durkheim a développé sa théorie de la solidarité mécanique et organique. Il a soutenu que, dans les sociétés modernes, la cohésion sociale dépend moins de la similitude des individus (comme c'est le cas dans la solidarité mécanique) que de leur interdépendance économique et sociale (comme c'est le cas dans la solidarité organique). Durkheim a mis l'accent sur l'importance des institutions sociales, comme l'éducation, pour promouvoir la solidarité et prévenir l'anomie. Il a vu dans l'éducation un moyen de transmettre les valeurs et les normes sociales qui unissent une société.

Pour Durkheim, le lien social ou la solidarité est le ciment qui maintient une société unie. Il a cherché à comprendre comment ces liens sont créés et maintenus, et comment ils peuvent être rompus, conduisant à des problèmes sociaux tels que l'anomie. Durkheim a défini deux types de solidarité : mécanique et organique. La solidarité mécanique est typique des sociétés traditionnelles ou primitives, où les individus se ressemblent beaucoup dans leurs valeurs, leurs croyances et leur mode de vie. En revanche, la solidarité organique est typique des sociétés modernes, où les individus sont fortement différenciés par leur travail et leurs rôles sociaux, mais sont reliés par leur dépendance mutuelle. Pour Durkheim, l'étude scientifique des faits sociaux était essentielle pour comprendre la société. Les faits sociaux, selon lui, sont des phénomènes qui ont une existence indépendante des individus particuliers. Ils sont "extérieurs" à l'individu et "coercitifs", c'est-à-dire qu'ils exercent une contrainte sur l'individu. Cela inclut des choses comme les normes et les valeurs sociales, les institutions sociales, les lois, les coutumes, etc. En comprenant comment ces faits sociaux fonctionnent, Durkheim croyait que nous pouvions mieux comprendre comment la société est maintenue ensemble, comment les conflits sociaux peuvent être résolus, et comment prévenir des problèmes tels que l'anomie. Dans ce sens, Durkheim voyait la sociologie non seulement comme une science, mais aussi comme un outil pour l'amélioration de la société.

Les questions posées par Durkheim restent pertinentes aujourd'hui. La question de la solidarité, ou de ce qui unit une société, est toujours au cœur des débats sociologiques. Nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté, où les changements économiques, politiques et technologiques remodèlent constamment nos sociétés. Comprendre comment ces changements affectent notre cohésion sociale est une question fondamentale. Durkheim a vécu à une époque de changements sociaux rapides, avec la transition d'une société principalement rurale à une société principalement urbaine et industrielle. Il a vu ces changements comme une transition de la solidarité mécanique à la solidarité organique. Les "faits sociaux", selon Durkheim, sont des phénomènes qui ont une existence indépendante des individus. Il a soutenu que ces faits sociaux peuvent être étudiés scientifiquement, tout comme les phénomènes naturels en physique ou en biologie. Cela inclut non seulement des institutions sociales évidentes comme la famille ou l'éducation, mais aussi des phénomènes plus abstraits comme les normes sociales, les valeurs, les croyances collectives, etc. Ainsi, pour interpréter un événement (comme un conflit social, un changement politique, ou même un phénomène individuel comme le suicide), Durkheim dirait que nous devons le comprendre en termes de faits sociaux. Par exemple, dans son étude du suicide, il a cherché à comprendre comment les facteurs sociaux (comme le degré de cohésion sociale, les normes religieuses, etc.) influencent les taux de suicide.

Ces travaux permettent de comprendre le monde d’aujourd’hui. Chacune de ces œuvres a contribué à établir la sociologie comme une discipline scientifique distincte et à définir son objet d'étude : les faits sociaux.

  1. "De la division du travail social" (1893) : Dans ce travail, Durkheim examine comment la division du travail, ou la spécialisation des rôles dans la société, a changé les relations sociales. Il soutient que la division du travail a conduit à une nouvelle forme de solidarité, qu'il appelle la solidarité organique, basée sur la dépendance mutuelle plutôt que sur la similitude.
  2. "Les règles de la méthode sociologique" (1895) : Ce travail est essentiellement une déclaration de la méthode scientifique de Durkheim pour l'étude des faits sociaux. Il y définit les faits sociaux comme des phénomènes extérieurs et coercitifs qui peuvent être étudiés objectivement, indépendamment des préférences ou des croyances individuelles.
  3. "Le suicide" (1897) : Dans cette œuvre, Durkheim applique sa méthode à l'étude d'un phénomène particulier : le suicide. Il démontre que le suicide, bien que souvent considéré comme un acte profondément personnel, peut être compris comme un fait social qui est influencé par des facteurs sociaux tels que la religion, le mariage, et l'intégration sociale. Il divise le suicide en trois types principaux : le suicide égoïste, le suicide altruiste, et le suicide anomique.

Ces travaux ont posé les fondements de la sociologie en tant que discipline académique et continuent d'influencer la façon dont nous comprenons la société aujourd'hui. Ils illustrent l'approche de Durkheim, qui considérait que la sociologie devrait se concentrer sur les structures sociales et les forces sociales plutôt que sur les actions individuelles.

Durkheim n'était pas "penseur" dans le sens où il ne se contentait pas de réfléchir de manière abstraite sur des idées, mais il était un observateur attentif de la société qui s'efforçait de comprendre les forces et les structures qui la façonnent. Il considérait la sociologie comme une science empirique qui devrait être basée sur l'observation systématique et l'analyse des faits sociaux. Il a cherché à identifier les structures et les forces sociales qui sous-tendent les phénomènes observables, comme la division du travail, le suicide ou la religion. Durkheim se concentrait sur les contradictions et les tensions dans la société, comme le conflit entre l'individu et la collectivité, ou entre la tradition et le modernisme. Il voyait ces contradictions comme des forces motrices du changement social. Ainsi, alors que Durkheim était certainement un penseur - ses idées ont profondément influencé la sociologie et d'autres disciplines - il était aussi un observateur et un analyste de la société. Son objectif était de comprendre la société de manière empirique et scientifique, en se basant sur des faits observables plutôt que sur des spéculations théoriques.

L'Affaire Dreyfus a eu un impact significatif sur Durkheim et son travail. L'injustice apparente de la situation - un officier de l'armée française, Alfred Dreyfus, qui a été faussement accusé d'espionnage, largement en raison de son appartenance ethnique et religieuse - a mis en évidence pour Durkheim les dangers de l'irrationalité et de l'intolérance dans la société. Cela l'a amené à réfléchir davantage à la question de la morale et de l'éthique dans les relations sociales. Pour Durkheim, la société n'est pas seulement un ensemble d'individus ; elle est un système moral et éthique. L'Affaire Dreyfus a mis en évidence pour lui la nécessité d'un système de justice équitable et impartial qui respecte les droits de l'individu. Durkheim a également été fortement influencé par la laïcité, une idée clé de la République française qui sépare l'Église et l'État. Bien qu'il ait reconnu le rôle important que joue la religion dans la création de la solidarité et du sentiment de communauté, il a soutenu que la laïcité était nécessaire pour préserver la liberté individuelle et éviter les conflits religieux. En ce qui concerne le socialisme, Durkheim voyait la solidarité comme un élément clé de cette philosophie. Pour lui, le socialisme n'était pas seulement une question d'égalité économique, mais aussi de solidarité sociale - la reconnaissance que tous les membres de la société sont interconnectés et dépendants les uns des autres. Il croyait que lorsque les individus prenaient conscience de cette interconnexion, ils agiraient de manière plus solidaire et altruiste. Bien que Durkheim ait soutenu l'importance de la solidarité et de la justice sociale, il n'était pas lui-même un militant ou un révolutionnaire. Sa principale contribution a été de fournir une analyse sociologique de ces questions, en aidant à comprendre comment la solidarité est créée et maintenue dans une société complexe et diverse.

Émile Durkheim est devenu professeur de sociologie à l'Université de Bordeaux en 1887, ce qui en fait l'un des premiers professeurs de sociologie en France. Durkheim a effectivement travaillé sur des questions de morale et d'éthique, et il a été profondément affecté par les événements de la Première Guerre mondiale. Son fils André a été tué au combat en 1916, ce qui a été un coup dévastateur pour Durkheim. Cet événement tragique a eu un impact significatif sur lui et a probablement influencé son travail sur les questions de guerre, de conflit et de cohésion sociale. Durkheim est décédé en 1917, apparemment d'épuisement et de chagrin suite à la mort de son fils. Son travail a continué à avoir une influence majeure sur la sociologie et d'autres disciplines des sciences sociales bien après sa mort, et il est toujours largement lu et cité aujourd'hui.

Le fait social

Dans "Les Règles de la méthode sociologique", Durkheim définit effectivement les faits sociaux comme des manières d'agir, de penser et de sentir qui sont extérieures à l'individu et qui sont dotées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. Il est essentiel pour Durkheim que les faits sociaux soient considérés comme des choses, c'est-à-dire comme des entités objectives qui peuvent être étudiées indépendamment des perceptions et des évaluations individuelles. Pour lui, les faits sociaux ont une réalité qui leur est propre, distincte de celle des individus qui composent la société. Ils sont "généraux" en ce sens qu'ils ne se limitent pas à des actions individuelles, mais représentent des modèles de comportement qui sont communs à un groupe, à une société ou à une culture. Les faits sociaux ont une existence propre, indépendante de leurs manifestations individuelles. Ils peuvent se manifester sous forme de lois, de coutumes, de croyances, de modes, de valeurs, etc., qui influencent et contraignent le comportement des individus. Le fait que ces phénomènes soient suffisamment fréquents et étendus pour être qualifiés de "collectifs" est un autre aspect important de la définition de Durkheim. Ces idées ont joué un rôle fondamental dans l'établissement de la sociologie en tant que discipline scientifique distincte de la psychologie ou de la philosophie. En se concentrant sur les faits sociaux, Durkheim a permis à la sociologie de se concentrer sur les structures et les processus sociaux qui façonnent le comportement humain.

Les modalités d'agir peuvent être conditionnées à la fois par des facteurs individuels et collectifs. Durkheim reconnaissait que les individus ont leurs propres perceptions, expériences et caractéristiques individuelles qui influencent leur comportement. Cependant, il soutenait également que les actions individuelles sont façonnées et guidées par des déterminants collectifs, c'est-à-dire des normes, des valeurs, des coutumes et des attentes partagées au sein d'une société donnée. Durkheim mettait l'accent sur le fait que les individus sont socialement intégrés et qu'ils agissent en fonction des normes et des attentes de leur groupe social. Ces normes et attentes fournissent des modèles de comportement ou des "réactions types" qui sont communément acceptés et observés dans une société donnée. Ces réactions types peuvent inclure des comportements, des attitudes, des valeurs, des croyances ou des manières de penser qui sont partagés par de nombreux membres de la société. Ainsi, les modalités d'agir sont influencées à la fois par des facteurs individuels, tels que les expériences et les perceptions subjectives, et par des déterminants collectifs, tels que les normes sociales et les attentes partagées. Durkheim considérait que l'analyse des faits sociaux devait prendre en compte cette interaction complexe entre l'individuel et le collectif, afin de comprendre pleinement les comportements et les actions dans une société donnée.

Selon Durkheim, le fait social répond à quatre critères :

  • L'extériorité : selon Durkheim, les faits sociaux sont extérieurs aux individus. Ils sont le produit de la société dans son ensemble, et non pas des actions ou des décisions individuelles. Ils existent indépendamment de tout individu particulier et perdurent même après la mort de l'individu. De plus, les faits sociaux ont une force contraignante sur les individus. Ils dictent la manière dont les individus doivent se comporter dans différentes situations et contextes sociaux. Si un individu ne se conforme pas à ces normes et règles sociales, il peut être sanctionné par la société. En outre, les faits sociaux ont une certaine permanence dans le temps. Ils sont plus durables que la vie d'un individu. Ils peuvent changer et évoluer avec le temps, mais ils ne disparaissent pas facilement. Cette permanence donne une certaine stabilité et prévisibilité à la vie sociale. Enfin, l'extériorité des faits sociaux signifie qu'ils sont indépendants de la volonté et du contrôle des individus. Les individus ne peuvent pas simplement décider de changer un fait social à leur guise. Ils doivent se conformer à ces faits sociaux, qu'ils le veuillent ou non.
  • La contrainte : la contrainte est une caractéristique essentielle des faits sociaux. Elle s'exerce sur les individus de diverses manières et à différents niveaux, y compris par le biais de normes sociales, de lois, de règles, d'attentes, de rituels, de traditions et de coutumes. La contrainte, dans le contexte de la théorie de Durkheim, n'est pas nécessairement négative ou oppressive. C'est un moyen par lequel la société assure sa cohérence et son ordre. Elle facilite la coordination et la coopération entre les individus et aide à maintenir la stabilité sociale. Par exemple, les normes sociales contraignent les individus à se comporter d'une certaine manière dans certaines situations. Si un individu enfreint ces normes, il peut être sanctionné par la société, soit par des sanctions formelles (par exemple, des sanctions juridiques), soit par des sanctions informelles (par exemple, la désapprobation sociale). La contrainte peut également prendre la forme d'influences plus subtiles, comme la pression à se conformer aux attentes sociales ou à suivre certaines traditions ou coutumes. Par exemple, l'attente sociale que les individus se marient et aient des enfants peut être vue comme une forme de contrainte. La contrainte est une force qui façonne le comportement des individus et assure la cohésion sociale. Elle est omniprésente dans la société et influence tous les aspects de la vie sociale.
  • La généralité : Durkheim a souligné la généralité comme l'une des caractéristiques clés d'un fait social. Pour qu'un phénomène soit considéré comme un fait social, il doit être répandu dans une société à un moment donné. Cela signifie que les faits sociaux ne sont pas des événements isolés ou des comportements individuels, mais des modèles de comportement qui sont largement partagés par les membres d'une société. Par exemple, les coutumes, les traditions, les lois, les normes sociales, les institutions, les modes de pensée, etc., sont tous des exemples de faits sociaux car ils sont communs à la plupart des membres d'une société. La généralité ne signifie pas que chaque individu dans une société se conforme nécessairement au fait social, mais plutôt que le fait social est généralement accepté et pratiqué par la majorité. Par exemple, bien que tout le monde n'adhère pas nécessairement aux mêmes croyances religieuses dans une société, la religion elle-même est un fait social car elle est une institution largement acceptée et pratiquée dans la société. En outre, la généralité d'un fait social peut varier selon les sociétés et les époques. Par exemple, ce qui est considéré comme une norme sociale acceptable peut varier d'une société à l'autre et d'une époque à l'autre. Cela montre que les faits sociaux sont dynamiques et évoluent avec le temps et le contexte social.
  • Le critère historique : Le critère historique est un autre élément essentiel dans la définition des faits sociaux selon Durkheim. Pour qu'un phénomène soit considéré comme un fait social, il doit non seulement être généralisé, mais il doit aussi avoir une certaine durée dans le temps. Un nouveau phénomène ou une nouvelle tendance ne devient un fait social que lorsqu'il a eu le temps de se diffuser largement au sein de la société et d'être intégré dans ses structures et ses pratiques. Autrement dit, un fait social doit être enraciné dans l'histoire de la société. L'importance du critère historique est liée à la notion de stabilité des faits sociaux. Même s'ils peuvent changer et évoluer avec le temps, les faits sociaux ont généralement une certaine permanence et résistent aux changements rapides. Un exemple de l'application du critère historique dans l'analyse des faits sociaux pourrait être l'évolution de l'usage de la technologie numérique et d'Internet. Au début, Internet et les ordinateurs étaient principalement utilisés par des chercheurs en informatique et des professionnels de la technologie. Cependant, avec le temps, leur utilisation s'est généralisée à toutes les strates de la société. Aujourd'hui, l'utilisation d'Internet et des technologies numériques est un fait social en soi - elle transcende les individus et les groupes, et elle a une force coercitive, obligeant les individus à l'utiliser pour la communication, le travail, l'éducation, etc. C'est également un exemple de la manière dont les faits sociaux peuvent évoluer et changer avec le temps. À mesure que les technologies numériques se développent et se diffusent, les normes et les comportements associés à leur utilisation changent également. Par exemple, il y a quelques décennies, il était courant d'envoyer des lettres par la poste. Aujourd'hui, c'est beaucoup moins courant, remplacé par des communications électroniques comme les courriels et les messages instantanés. Ainsi, l'utilisation généralisée d'Internet et de la technologie numérique est un exemple d'un fait social qui a émergé et s'est développé au fil du temps. Un nouveau phénomène ou une nouvelle tendance ne devient un fait social que lorsqu'il a eu le temps de se diffuser largement au sein de la société et d'être intégré dans ses structures et ses pratiques. Autrement dit, un fait social doit être enraciné dans l'histoire de la société. L'importance du critère historique est liée à la notion de stabilité des faits sociaux. Même s'ils peuvent changer et évoluer avec le temps, les faits sociaux ont généralement une certaine permanence et résistent aux changements rapides.

Durkheim a soutenu que pour étudier les faits sociaux de manière scientifique, ils devaient être traités comme des "choses" (ou "objets"). Par cela, il ne voulait pas dire qu'ils étaient matériels ou tangibles au même sens que les objets physiques, mais plutôt qu'ils devaient être considérés comme des entités indépendantes de nos perceptions individuelles ou de nos jugements de valeur. Selon Durkheim, les faits sociaux ont une réalité qui existe indépendamment de l'individu. Ils sont extérieurs à l'individu et ils le contraignent. Ils ont des caractéristiques qui peuvent être observées, décrites et analysées. Ils ne sont pas simplement des idées ou des perceptions dans nos esprits, mais des aspects concrets de la réalité sociale qui ont une influence réelle sur notre comportement. Ainsi, pour étudier les faits sociaux, nous devons adopter une approche objective et scientifique. Nous devons les observer et les analyser de manière impartiale, sans laisser nos préjugés personnels ou nos opinions influencer notre compréhension. Nous devons les mesurer et les quantifier autant que possible, utiliser des méthodes rigoureuses pour tester nos hypothèses et nos théories, et toujours être prêts à réviser nos idées à la lumière de nouvelles preuves. Cela signifie également que nous devons nous efforcer de comprendre les faits sociaux de manière systématique et globale, en tenant compte de tous les facteurs pertinents et en cherchant à découvrir les lois sous-jacentes qui les régissent. Nous ne devons pas nous contenter d'expliquer les faits sociaux en termes de motivations ou de intentions individuelles, mais nous devons chercher à comprendre comment ils sont produits et maintenus par les structures et les processus sociaux plus larges.

Selon Durkheim, ce qui "fait société" est une combinaison de faits sociaux qui se manifestent à travers les institutions, les normes, les valeurs, les règles, les pratiques, les croyances et les comportements qui sont partagés par les membres d'une communauté. Ce sont ces faits sociaux qui créent la structure et l'ordre de la société, et qui régissent les interactions entre les individus. Les représentations collectives, une notion importante dans la théorie de Durkheim, jouent un rôle central dans la formation de la société. Les représentations collectives sont des idées, des croyances ou des valeurs partagées par les membres d'une société. Elles sont le produit de l'interaction sociale et contribuent à former la conscience collective, c'est-à-dire le cadre de pensée et de compréhension commun qui unit les membres d'une société. Elles fournissent une base commune pour la communication et l'interaction, et créent un sentiment d'appartenance et d'identité collective. Par exemple, dans une société donnée, il peut y avoir une représentation collective que l'éducation est importante. Cette représentation collective peut se manifester à travers des institutions sociales comme le système éducatif, les normes sociales comme l'attente que les enfants iront à l'école, et les comportements individuels comme l'étude et l'apprentissage. Ainsi, pour Durkheim, ce qui "fait société" est l'ensemble des faits sociaux, y compris les représentations collectives, qui fournissent une structure et un ordre à la vie sociale, et qui unissent les individus en une communauté cohérente et fonctionnelle.

Durkheim a établi une distinction importante entre les représentations individuelles et les représentations collectives. Les représentations individuelles, aussi appelées "prénotions", sont les idées, les croyances et les perceptions qu'un individu a en fonction de son expérience personnelle et de son interprétation subjective de son environnement. Elles sont uniques à chaque individu et sont en constante évolution. Les représentations collectives, en revanche, sont des idées, des croyances et des valeurs partagées par les membres d'une société. Elles sont le produit de l'interaction sociale et sont intégrées dans les institutions, les normes et les pratiques de la société. Elles sont relativement stables et durables, et transcendent les individus. Les représentations collectives jouent un rôle central dans la formation et le maintien de la société. Elles fournissent un cadre de pensée et de compréhension commun qui unit les membres d'une société et guide leurs interactions. Elles sont également un élément clé des faits sociaux, qui sont les phénomènes qui résultent de l'activité collective et qui exercent une contrainte sur les individus. Cependant, Durkheim a insisté sur le fait que pour étudier les faits sociaux de manière scientifique, il faut aller au-delà des représentations individuelles et se concentrer sur les représentations collectives. Les représentations individuelles sont trop variables et subjectives pour fournir une base pour l'analyse sociologique. Les représentations collectives, en revanche, peuvent être observées, mesurées et analysées, et peuvent nous aider à comprendre les structures et les processus sociaux.

L'idée que le crime a une fonction dans la société peut sembler contre-intuitive, mais elle est centrale dans la théorie de Durkheim. Pour Durkheim, le crime est un fait social et, comme tous les faits sociaux, il a une fonction dans la société. Voici comment il voit cela:

  1. Normalité du crime: Durkheim soutenait que le crime est un phénomène normal parce qu'il existe dans toutes les sociétés. Son existence universelle suggère qu'il répond à certaines fonctions sociales ou qu'il est une conséquence inévitable de la vie sociale.
  2. Fonction de renforcement des normes et des valeurs: Le crime joue un rôle important dans le renforcement des normes et des valeurs sociales. Lorsqu'un crime est commis, la société réagit souvent par l'indignation et le châtiment, ce qui renforce l'adhésion à la norme violée et rappelle à tous les membres de la société l'importance de respecter les normes.
  3. Fonction de changement social: Le crime peut également jouer un rôle dans le changement social. Dans certaines circonstances, les actes criminels peuvent mettre en évidence l'injustice ou l'inadéquation des normes existantes et peuvent conduire à des changements dans ces normes.
  4. Fonction de cohésion sociale: Enfin, le crime peut favoriser la cohésion sociale en créant un sentiment d'unité parmi les membres de la société contre le criminel.

Durkheim ne justifie pas ou ne glorifie pas le crime. Au contraire, il cherche à comprendre son rôle sociologique. Selon lui, une société sans crime est impossible car il y aura toujours des individus qui dévient des normes sociales. De plus, une société sans déviance serait stérile et incapable de changer et d'évoluer.

Les formes de la solidarité sociale

Ce qui est fondamental est de travailler sur l’organisation de la collectivité. Qu’est-ce qui se joue dans nos sociétés modernes ? Dans les sociétés modernes, il y a une division du travail plus marquée, avec une spécialisation et une différenciation accrues des rôles et des tâches. Cela conduit à une plus grande indépendance individuelle dans le sens où chaque personne a son propre rôle spécifique et distinct. Cette indépendance se traduit également par une plus grande liberté individuelle et une plus grande variété de façons de vivre sa vie. Cependant, en même temps, cette spécialisation signifie que les individus dépendent plus fortement les uns des autres. Par exemple, un individu peut être un excellent médecin, mais il dépend d'autres personnes pour produire sa nourriture, construire sa maison, gérer les infrastructures de sa ville, et ainsi de suite. En d'autres termes, bien que chaque individu puisse avoir un rôle plus indépendant, la société dans son ensemble fonctionne grâce à une forte interdépendance entre ses membres. C'est ce paradoxe qui est au cœur de la solidarité organique : alors que chaque individu devient plus distinct et indépendant, la société dans son ensemble devient plus intégrée et interconnectée.

Durkheim a développé le concept d'anomie pour décrire une condition sociale où il y a un effondrement ou une diminution des normes et des valeurs qui régissent le comportement des individus dans une société. L'anomie survient souvent pendant des périodes de changement social rapide ou de crise, lorsque les anciennes normes sont perturbées et que de nouvelles normes n'ont pas encore été établies. Cela peut entraîner une confusion, un sentiment d'insécurité et une augmentation de comportements tels que la criminalité et le suicide. L'anomie peut être vue comme un symptôme de la transition entre la solidarité mécanique et la solidarité organique dans une société. Lorsque la solidarité mécanique, basée sur la similitude et la conformité à un ensemble commun de normes et de valeurs, commence à s'effriter, les individus peuvent se sentir perdus et désorientés. La solidarité organique, basée sur l'interdépendance et la spécialisation des rôles, n'est pas encore pleinement établie, laissant un vide normatif. Cela peut être particulièrement le cas dans les sociétés modernes, où les changements sociaux sont souvent rapides et perturbateurs. Par exemple, la montée de l'industrialisation et du capitalisme au 19ème et 20ème siècles a créé des conditions d'anomie alors que les sociétés luttent pour adapter leurs normes et leurs valeurs à ces nouveaux systèmes économiques. L'anomie est donc un concept clé pour comprendre comment les sociétés gèrent le changement et la transition, et comment elles peuvent échouer à le faire. C'est une indication de la tension entre l'individu et la société, et de la nécessité d'un équilibre entre la liberté individuelle et la cohésion sociale.

La distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique est centrale dans le travail d'Émile Durkheim. Ces deux formes de solidarité reflètent des types de sociétés différents, avec des structures sociales, des normes et des valeurs distinctes.

La solidarité mécanique caractérise généralement les sociétés traditionnelles ou prémodernes, comme les sociétés agricoles ou tribales, où il y a une grande similarité entre les individus en termes de valeurs, de croyances et de styles de vie. Dans ces sociétés, la cohésion sociale est maintenue par le partage d'une conscience collective - un ensemble commun de croyances et de valeurs morales qui sont profondément intériorisées par chaque individu.

À l'opposé, la solidarité organique est typique des sociétés modernes ou postmodernes, qui sont caractérisées par une grande diversité et une spécialisation des rôles. Dans ces sociétés, la cohésion sociale repose sur l'interdépendance économique et sociale des individus. Les individus sont liés les uns aux autres non pas par des similitudes, mais par des différences - ils dépendent les uns des autres pour des services et des compétences spécialisés qu'ils ne peuvent pas fournir eux-mêmes.

Ainsi, la transition d'une solidarité mécanique à une solidarité organique représente le passage d'une société traditionnelle à une société moderne. C'est un processus qui peut être perturbateur et conflictuel, car il implique un changement radical dans la structure sociale et dans la manière dont les individus se perçoivent eux-mêmes et leurs relations avec les autres. Cependant, selon Durkheim, ce processus est également nécessaire pour l'adaptation et la survie des sociétés dans un monde en constante évolution.

La place du fait religieux

Durkheim marque l’importance cruciale des phénomènes religieux dans la sociologie. Il va dire que les faits religieux ont toujours été importants. De plus, nous sommes dans un monde qui se sécularise.

La religion sert dans la création de liens sociaux. Non seulement elle assure que tout le monde ait les mêmes croyances, mais elle assure aussi que tout le monde a la même moralité et que les pensées des individus restent assez uniformes. Dans ce sens-là, la religion assure l’intégration des individus dans un groupe.

Même s’il y a perte de la religiosité, il faut faire attention au fait que le religieux peut subsister toutefois. Le fait religieux permet toujours d’expliquer le fait social notamment la sécularisation du monde social, car le religieux subsiste au-delà même de la perte de la religion. Le fait religieux ne disparaît pas même si nous sommes dans une société laïque, car les comportements restent guidés par des morales d’essence religieuse. La religion est un fait structurant moral. La « criminalité religieuse » est le crime contre les choses collectives (l’autorité publique, les mœurs, les traditions, la religion). Le crime religieux est la première forme de crime dans une société en développement. C'est une atteinte au sacré. On ne s’échappe pas des valeurs morales qui proviennent du religieux.

La théorie de la socialisation

Durkheim élabore la théorie de la socialisation selon deux processus. L’intégration sociale est la conscience, la croyance et les pratiques communes (société religieuse), ce sont les interactions avec les autres (société domestique), les buts communs (société politique). Cela fabrique de la cohésion sociale. Pour faire société, il faut définir des valeurs communes liées à un processus d’intégration sociale. Le processus d’intégration relativise la liberté de l’individu par rapport aux valeurs qu’il a intégrées. De plus, cela crée de la cohésion sociale. D'autre part, la régulation sociale est le fait qu'il faut pourvoir la collectivité de règles, cela fait référence au rôle modérateur joué par la société, c’est-à-dire à l’autorité morale qu’elle exerce sur les individus. Les interactions entre les membres du groupe s’organisent autour d’une hiérarchie sociale et de règles convenues et adoptées. En d’autres termes, c’est l’intégration des normes de société qui permet de gérer ses passions de façon modérée. Ainsi au niveau des structures, des façons de faire et des représentations peut se construire l’action.

Durkheim décrit les caractéristiques qui permettent de reconnaître une société moderne à savoir des buts communs, des principes de justice, de la symbolique et de la solidarité entre les individus (solidarité organique). Tous ces éléments permettent la création d’une théorie de la société et du changement social.

En s’interrogeant sur le suicide, Durkheim défend l'idée selon laquelle le suicide est un fait social à part entière — il exerce sur les individus un pouvoir coercitif et extérieur. À partir de là, il cherche à le caractériser. Il est déterminé par des raisons relevant de l'intime et du psychologique. Il est également éclairé par des causes sociales, des déterminants sociaux. Pour Durkheim, il faut sortir de l’analyse personnelle du suicide et pour cela il faut l’étudier comme un fait social.

Durkheim distingue plusieurs raisons au suicide. Le suicide altruiste est le fait que l’individu se considère dans l’impossibilité de remplir ses devoirs, le suicide égoïste est le refus d’exister par rapport à des normes sociales, le suicide anomique est l'impossibilité d’arriver à exister dans un système très complexe ou il est doté de responsabilité qu’il ne peut pas assumer. Cela renvoie à la manière dont la société exacerbe les contradictions et le suicide fataliste intervient dans les cas d'excès de régulation, la vie sociale est extrêmement réglée, les marges de manœuvre individuelles sont réduites. Le contrôle social ainsi que les normes sont trop importants à supporter.

Pour conclure, d'une part, le suicide est bien un fait social qui se produit par un défaut de socialisation ; d'autre part, la société a du mal à produire de la socialisation.

Pierre Bourdieu : pour une théorie politique du monde social

Pierre Bourdieu : 1930 - 2002

Pierre Bourdieu.

Bourdieu a effectué son service militaire en Algérie en 1958. Il va se passionner pour l’Algérie et pointer quelque chose de fondamental, à savoir l’écart entre le discours et la réalité. Au fond, le champ des sciences sociales est un domaine où il faut porter une attention toute particulière à la relation entre le discours et la réalité.

Pour analyser les relations entre la parole et les faits, Bourdieu s’est engagé dans la sociologie. Sa pensée a exercé une influence considérable dans les sciences humaines et sociales. Son œuvre sociologique est dominée par une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. En étudiant l’Algérie et la société kabyle traditionnelle, il va faire le passage à la sociologie, puis il va étudier les groupes sociaux en élaborant une théorie politique et prendre des positions altermondialistes.

Parmi ses écrits majeurs, il y a Le déracinement publié en 1964, ouvrage dans lequel il étudie l’effet du déracinement sur la population algérienne et montre les effets déstructurant de ce processus. Est publié en 1979 La distinction, critique sociale du jugement, Le sens pratique en 1980, La misère du monde en 1993 et La domination masculine en 1998.

Il va construire une théorie qui s’articule sur la sociologie, la philosophie et la politique. En 1980, il est titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France. Dès lors, il critique la mondialisation et se rapproche des mouvements altermondialistes.

Le concept d’habitus

L'habitus est le fait de se socialiser dans un peuple traditionnel, définition qui est résumée comme un "système de dispositions réglées". Il permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l'interpréter d'une manière qui d'une part lui est propre, qui d'autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient.

L’ensemble des traits et des propriétés résultant de l’appropriation de certains savoirs et expériences. Cela fabrique des comportements, des habitudes, des réflexes. Nous sommes régulés par une historicité qui va contracter les différentes expériences.

L’habitus primaire est constitué des dispositions les plus anciennement acquises et donc les plus durables tandis que l’habitus secondaire renvoie à l’habitus scolaire, l’habitus familial et l’habitus professionnel.

L'habitus est une structure interne toujours en voie de restructuration. Elle est dynamique et détient la fonction de ressentir les choses et d’agir. L’individu est déterminé par des modèles de comportement intégrés pendant les différents processus de socialisation et part son expérience ; il agit par référence à des situations qui ont existé : c’est l’habitus. Cependant, on n’a pas toujours conscience de la façon dont on agit. On ne peut nécessairement savoir que tous les actes sont déterminés en nous.

Les dispositions de l’habitus sont transposables, systématiques et présentes ; elles fabriquent un système rendant nos pratiques tendancielles qui assoient une cohérence dans nos comportements. Bourdieu le compare à un programme informatique qui assure des fonctions. Par contre, la machine humaine peut avoir des ratés, c’est ce qui la différencie des ordinateurs : il peut y avoir des blocages, des contradictions voir des incohérences.

Il y a deux processus de socialisation, l'un primaire qui est celui qui a lieu pendant l’enfance (famille, école) et qui renvoient aux dispositions les plus anciennes, et secondaire qui est est celui qui va de l’adolescence à la fin de la vie (travail, collègues professionnels, etc.). Elle se greffe sur l’habitus primaire.

L’habitus est une structure interne toujours en mouvement et en voie de restructuration. Dans l’habitus, il y a des dimensions collectives qui engendrent des conflits de générations relevant d’un conflit d’habitus. Les plus jeunes fonctionnent avec les modèles parentaux, mais aussi ont intégré de la souplesse qui se heurte aux valeurs des anciens.

Bourdieu fait la distinction entre deux types de mouvements d’habitus. D'une part déclassée qui est le transfert social d’habitus descendant: problème d’adaptation social et d'autre part parvenu qui est le transfert d’habitus ascendant. Cependant, la reproduction sociale met à mal les conflits d’habitus. Dans les questions d’éducation et de conditionnement de classe il y existe des habitudes de classe (comportements de classe, expérimentions).

Bourdieu en dégage une analyse sociétale en affirmant qu’il y a des habitus de classe se référençant à des dimensions différentes.Il existerait un habitus de classe en contradiction qui engage une interprétation de la société comme un espace social de la conflictualité. Cela donne lieu à des problèmes de conflictualité dans un espace social multidimensionnel qui est un espace social conflictuel.

Champ social et conflictualité : entre reproduction et distinction

« On peut ainsi représenter le monde social sous la forme d’un espace (à plusieurs dimensions) construit sur la base de principes de différenciation ou de distribution constitués par l’ensemble des propriétés agissantes dans l’univers social considéré. Les agents et les groupes d’agents sont ainsi définis par leurs positions relatives dans cet espace. »[1].

En d'autres termes, la distribution est réglée par un ensemble de principes, où les agents et les groupes sont définis selon leur position relative. Tout cela bouge selon les conjonctures. C’est un espace qui se construit à partir de capitaux différents.

Les fondements des groupes sociaux reposent sur la « théorie des capitaux » qu'il est possible de distinguer entre :

  • le capital humain est l'ensemble des aptitudes, talents, qualifications, expériences accumulées par un individu et qui déterminent en partie sa capacité à travailler ou à produire pour lui-même ou pour les autres ;
  • le capital économique : constitué par les différents facteurs de production et l’ensemble des biens économiques ;
  • le capital culturel : correspond à l’ensemble des valeurs, des qualifications intellectuelles, soit produites par le système scolaire, soit transmises par la famille ;
  • le capital social se définit comme l’ensemble des relations sociales dont dispose un individu ou un groupe ;
  • le capital symbolique : correspond à l’ensemble des rituels liés à l’honneur et à la reconnaissance.

Les agents sociaux se distribuent dès lors selon une double logique

  • La hiérarchisation : des groupes sociaux selon le volume du capital dont ils disposent. Plus les capitaux sont hauts plus l'individu est haut dans la société.
  • La distinction : selon la structure du capital, c'est-à-dire l'importance respective des deux espèces de capital dans le volume total de leur capital.
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Bilan de la pensée bourdieusienne

Sa théorie définit la société comme un lieu de conflictualité dans laquelle l’enjeu fondamental dépend de la gestion des forces. Il décrit une société conflictuelle qui ne signifie pas forcément qu’il y ait de la violence. Les groupes sociaux vont se déterminer en fonction des capitaux tandis que les capitaux peuvent s’adjoindre ou s’opposer

Bourdieu développe une analyse post-marxisme dans laquelle la possession du capital économique prédomine les autres capitaux. Les oppositions sociales sont déterminées entre ceux qui possèdent le plus et le moins de capitaux.

Les agents sociaux se distribuent les capitaux selon une double logique, à savoir par une hiérarchisation des groupes sociaux selon le volume de capital dont ils disposent et par une distinction selon la structure du capital, c’est-à-dire l’importance respective des deux espèces de capital dans le cumule total de leur capital

Le monde social est un champ d’antagonismes et de processus de différenciation, c’est aussi un marché dans lequel on peut jouer. Chacun joue de ses possibilités pour accroitre son capital ou empêcher les autres d’en acquérir. L’enjeu est d’accumuler. Les agents sociaux cherchent toujours à maintenir ou à accroitre le volume de leur capital et donc à maintenir ou à améliorer leur position sociale, d'autre part, les mécanismes de conservation de l’ordre social prédominent en raison de l’importance des stratégies de reproductions.

Chaque classe à ses propres spécificités :

  • la classe dominante a un capital économique et/ou culturel fourni. Il y a donc des tensions au sein de ce groupe selon quel capital est le plus fourni. C'est une classe qui se distingue par une forte dotation en capital financier et/ou culturel.
  • la petite bourgeoisie trouve son unité dans sa volonté d’ascension sociale, mais est traversée par des clivages ainsi que des contradictions selon la dotation en capital.
  • enfin, les classes populaires sont caractérisées par leur dépossession financière et culturelle.

La position des agents sociaux dans un champ est dépendante de leur position de leur position dans l’espace social. On peut donc analyser une classe politique selon sa position sociale.

Il y a des stratégies qui sont mises en œuvre par les agents sociaux pour la conservation ou l’appropriation du capital. La reproduction sociale désigne le phénomène sociologique d'immobilisme social intergénérationnel. Ce terme décrit une pratique sociale relative à la famille, consistant à maintenir une position sociale d'une génération à l'autre par la transmission d'un patrimoine, qu'il soit matériel ou immatériel.

Parmi les stratégies d’investissement, on distingue :

  • stratégies d’investissement biologique ;
  • stratégies successorales (mariage) ;
  • stratégies éducatives ;
  • stratégies économiques ;
  • stratégies symboliques.

L’efficacité des stratégies de reproduction dépend des instruments de reproduction mis à la disposition des agents qui se modifient avec l’évolution structurelle de la société. La société est une contradiction entre conservateurs et ceux qui veulent la faire évoluer.

Le pouvoir politique

Le pouvoir politique se caractérise par le concept de « dépossession » :

« Le champ de production politique est le lieu, inaccessible au profane, où se fabriquent, dans la concurrence entre professionnels qui s’y trouvent engagés, des formes de perception et d’expression politiquement agissantes et légitimes qui sont offertes aux citoyens ordinaires, réduits au statut de consommateur. »

La politique est un champ qui se définit comme un métier politique qui est inaccessible au profane. Au contraire, il a pour objet de l’exclure pour garder le pouvoir. En d'autres termes, le politique est un champ professionnel de production de capital.

Dans les sociétés post-modernes, le politique est une affaire de professionnels donc inaccessible au « profane ». Le clientélisme dans une optique de consommation électorale, tout consommateur, le consommateur est conditionné par la consommation faisant que la politique est un marché dont il faut fidéliser les clients. Ainsi, les plus pauvres sont dans les dénis faisant qu'il y a une concentration du capital dans les mains d’une « élite politique ».

Pour faire de la politique, il faut détenir un habitus particulier, c'est-à-dire concentrer de capitaux spécifiques ce qui permet la mise en place d'un ensemble de valeurs à partager entre politiciens. La politique est le lieu de fabrication d’un savoir transmissible.

On distingue deux caractéristiques, à savoir qu'il y a un divorce sociétal et que la politique devient un « jeu » ce qui fait qu'il y a une solidarité de fait entre les initiés politiques.

Bourdieu distingue également deux espèces de capital politique :

  • le capital personnel de notoriété : le fait d'être connu et reconnu dans sa personne.
  • le capital délégué d'autorité politique : produit d'un transfert limité de pouvoir (le mandat politique).

Bourdieu démontre que selon son hypothèse, la politique moderne est un marché qui subit les lois du marché avec des phénomènes de concentration de capitaux, d’exclusion, de fabrication de techniques et de discours politiques à savoir des langages autonomes que personne ne peut comprendre.

Annexes

Références

  1. Bourdieu, P. (1984). Espace social et genèse des "classes". Actes De La Recherche En Sciences Sociales, 52(1), 3-14. doi:10.3406/arss.1984.3327