« La naissance du concept moderne de l’État » : différence entre les versions
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L’État moderne est ainsi défini comme une construction artificielle née de la nécessité de sortir de l’état de nature. Il ne repose pas sur la nature humaine — marquée par la méfiance et la discorde — mais sur un artifice rationnel et contractuel qui permet de transformer une multitude d’individus en un corps politique unifié. C’est ce caractère artificiel, soutenu par la raison et la volonté commune, qui confère au Léviathan sa légitimité et sa force. | L’État moderne est ainsi défini comme une construction artificielle née de la nécessité de sortir de l’état de nature. Il ne repose pas sur la nature humaine — marquée par la méfiance et la discorde — mais sur un artifice rationnel et contractuel qui permet de transformer une multitude d’individus en un corps politique unifié. C’est ce caractère artificiel, soutenu par la raison et la volonté commune, qui confère au Léviathan sa légitimité et sa force. | ||
L’originalité majeure de Hobbes par rapport à ses prédécesseurs réside dans sa conception du contrat social. Là où les penseurs réformés et les monarchomaques distinguaient deux pactes — un pacte d’association pour décider de vivre ensemble et un pacte de soumission pour déléguer le pouvoir à un souverain — Hobbes réduit l’opération à un seul acte fondateur. L’État naît d’un contrat unique et irréversible, qui concentre tout le pouvoir dans une autorité commune. | |||
Il formule cette idée avec une précision remarquable dans le ''Léviathan'' :<blockquote>« J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. »</blockquote>Cette phrase est décisive. Elle montre que le contrat n’est pas un échange bilatéral entre gouvernants et gouvernés, mais un pacte multilatéral entre individus, chacun renonçant à son droit naturel d’agir librement pour transférer ce pouvoir à une autorité commune. La légitimité du souverain découle non d’une relation contractuelle avec le peuple, mais de l’accord unanime des individus entre eux. En d’autres termes, les hommes ne passent pas un contrat avec le souverain : ils passent un contrat entre eux pour instituer le souverain. | |||
Ce mécanisme rend impossible toute réversibilité. Puisque chacun a accepté de renoncer à son droit à condition que tous les autres fassent de même, il n’existe plus de fondement légitime à une résistance individuelle ou collective. Rompre avec le souverain reviendrait à rompre avec soi-même, puisque son autorité découle directement de la volonté commune exprimée dans le contrat initial. | |||
La formule contractuelle de Hobbes traduit donc trois principes fondamentaux : | |||
# L’unicité du contrat : vivre ensemble et obéir au souverain ne sont pas deux étapes distinctes, mais une seule opération indivisible. | |||
# La représentation : le souverain tient « le rôle » de la personne des sujets, et chacun doit reconnaître ses actes comme les siens propres. | |||
# L’irrévocabilité : le transfert de droits naturels est définitif, car il constitue la condition même de la paix et de la société civile. | |||
À travers cette formule lapidaire, Hobbes met en place le cœur de sa théorie politique : le Léviathan comme produit d’un acte d’autorisation totale, une personne artificielle qui concentre toute la puissance collective et qui garantit, par sa force, la paix et la sécurité. | |||
Au cœur de la théorie hobbesienne se trouve une exigence fondamentale : l’égalité dans le renoncement. Chacun doit abandonner les mêmes droits, dans les mêmes conditions, afin que le contrat qui institue le Léviathan soit universel et sans exception. La seule manière d’assurer un vivre-ensemble stable est que tous les individus se soumettent de façon identique à l’autorité commune. Cette égalité radicale devant le souverain est la base de la paix civile : personne ne conserve un privilège qui le placerait au-dessus des autres, car cela recréerait immédiatement les conditions de l’état de nature. | |||
C’est une définition | C’est cette égalité dans le transfert des droits qui fonde l’État moderne. Pour Hobbes, la société ne naît pas d’une hiérarchie naturelle ou d’un privilège héréditaire, mais d’un pacte volontaire où chacun renonce à la même liberté originelle pour se placer sous une autorité unique. De ce processus émerge une personne artificielle qui incarne la communauté entière. Hobbes en donne une définition saisissante dans le ''Léviathan'' :<blockquote>« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. »</blockquote>Ce passage est décisif à plus d’un titre. D’abord, il consacre l’idée que l’État — la ''Civitas'' — est une création artificielle, née d’un acte fondateur unique. Ensuite, il donne au Léviathan une dimension presque sacrée : il est qualifié de « dieu mortel », chargé d’assurer la paix et la protection des hommes, fonctions jusque-là attribuées à la providence divine. L’État devient ainsi l’autorité suprême dans l’ordre terrestre, le seul garant de la sécurité et de la stabilité. | ||
Cette conception sera reprise et transformée par Rousseau. Là où Hobbes fonde la République sur la peur et sur le renoncement égal aux droits naturels au profit d’un souverain indivisible, Rousseau reformulera l’idée en insistant sur la volonté générale et sur la liberté retrouvée dans l’obéissance à la loi que chacun s’est donnée. Les deux philosophies partagent cependant un même point de départ : le contrat social repose sur l’égalité absolue des individus devant l’État. | |||
La force du texte de Hobbes tient à la puissance de son imaginaire. Le Léviathan n’est pas seulement une figure de l’autorité politique : il est l’incarnation de l’unité du corps social, le « dieu mortel » dont l’existence garantit que la guerre de tous contre tous ne reviendra pas. À travers cette métaphore, Hobbes fixe définitivement le concept moderne d’État comme une entité supérieure, artificielle et souveraine, devant laquelle tous les hommes sont égaux. | |||
Chez Hobbes, l’État n’est pas seulement une structure d’administration ou une entité juridique : il est conçu comme une personne artificielle à laquelle tous les individus délèguent leurs droits et leur force. Par ce transfert, ils deviennent les auteurs des actes du souverain, si bien que celui-ci incarne littéralement la communauté politique tout entière. Le Léviathan est ainsi présenté comme un « dieu mortel », supérieur à chacun de ses membres pris isolément, et auquel il faut obéissance absolue pour préserver la paix et la sécurité. | |||
Hobbes le définit avec une clarté saisissante dans un passage central du ''Léviathan'' :<blockquote>« Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection. »</blockquote>Cette phrase condense toute la philosophie politique de Hobbes. L’État est une fiction rationnelle : il n’existe pas naturellement, mais il est le résultat d’un pacte volontaire où chacun reconnaît dans le souverain l’auteur de ses propres actions. L’État devient une personne collective, distincte des individus mais constituée par eux. Cette personnification est capitale : elle permet de comprendre l’État comme un acteur doté de volonté, de moyens et d’autorité, capable de parler et d’agir au nom de tous. | |||
En qualifiant l’État de « dieu mortel », Hobbes souligne son caractère suprême dans l’ordre terrestre. Sous le Dieu immortel, seul détenteur de la souveraineté divine, le Léviathan est la puissance qui garantit la paix civile et protège les hommes de leur propre violence. Sa légitimité vient non d’un mandat divin, mais d’une construction humaine : les conventions mutuelles qui unissent les individus et les amènent à reconnaître collectivement une seule volonté souveraine. | |||
L’État hobbesien est donc à la fois fragile et puissant : fragile parce qu’il repose sur une construction artificielle, qui peut se défaire si le pacte est rompu ; puissant parce qu’il concentre en lui la totalité de la force et des droits transférés par les individus. Ce modèle rompt définitivement avec les conceptions médiévales du pouvoir, qui faisaient de l’autorité politique une délégation de Dieu. Chez Hobbes, c’est le contrat entre les hommes qui engendre le souverain, et c’est ce souverain qui devient le fondement de la loi, de la justice et de la protection commune. | |||
L’originalité de Hobbes réside dans sa volonté d’appliquer une méthode scientifique et géométrique au domaine politique. Pour lui, l’État doit être défini avec la même rigueur qu’une figure mathématique, par des axiomes clairs et des déductions nécessaires. Dans le ''Léviathan'', cette démarche aboutit à une définition qui repose sur la logique du contrat unique et sur l’artificialité du corps politique. | |||
Le souverain, qu’il s’agisse d’un monarque ou d’une assemblée, est la personne artificielle dans laquelle la multitude s’unit. L’État, défini comme une « personne unique » instituée par les conventions mutuelles, se voit confié à un détenteur qui incarne et exerce cette volonté commune. Hobbes le formule ainsi :<blockquote>« Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET. »</blockquote>Cette phrase opère une clarification radicale. D’un côté se trouve le souverain, dépositaire de la puissance publique et détenteur de la souveraineté absolue. De l’autre, tous les autres individus, désormais appelés « sujets », qui se sont liés par le contrat en reconnaissant le souverain comme auteur de leurs actions collectives. Il n’existe pas de troisième voie : toute personne dans la société est soit souverain, soit sujet. La division médiévale et renaissante entre divers ordres et pouvoirs est ainsi abolie au profit d’une structure binaire et rigoureuse. | |||
La portée de cette définition est considérable. En désignant le souverain comme le seul dépositaire de la « personne » artificielle de l’État, Hobbes inaugure une conception moderne du pouvoir où l’autorité légitime se concentre dans une instance unique. Cette concentration absolue fait de l’État l’unique détenteur du droit de contraindre, d’imposer des lois et, en dernier ressort, d’user de la force. | |||
Ce raisonnement a marqué durablement la pensée politique occidentale. Lorsque Max Weber, au début du XXe siècle, formule sa célèbre définition de l’État comme l’« entreprise politique de caractère institutionnel qui revendique avec succès, dans l’application du droit, le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné », il s’inscrit dans la continuité de Hobbes. La formule weberienne, qui condense des siècles d’évolution conceptuelle, n’est intelligible que si l’on a en tête l’idée hobbesienne de l’État comme '''souverain unique, légitime, et dépositaire de la force commune'''. | |||
Hobbes ne se contente donc pas d’inventer une image frappante avec le Léviathan : il pose les bases scientifiques et conceptuelles d’une définition de l’État qui influencera la théorie politique jusqu’à la modernité tardive. | |||
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L’État est le souverain, vient la question de qui est donc cet État ? | L’État est le souverain, vient la question de qui est donc cet État ? | ||
Version du 21 septembre 2025 à 22:26
| Professeur(s) | Alexis Keller[1][2][3] |
|---|---|
| Cours | Histoire de la pensée juridique et politique : les fondements de la pensée juridique et politique moderne 1500 – 1850 |
Lectures
- Machiavel et la Renaissance italienne
- L’ère de la Réforme
- La naissance du concept moderne de l’État
- John Locke et le débat sur le gouvernement civil
- Montesquieu et la définition de l’État libre
- Jean-Jacques Rousseau et le nouveau pacte social
- Le Fédéraliste et la théorie politique américaine
- John Stuart Mill, démocratie et limites de l’Etat libéral
La naissance du concept moderne de l’État constitue l’un des tournants majeurs de l’histoire politique européenne. Elle ne se réduit ni à l’affermissement des monarchies, ni à l’évolution des techniques administratives, mais correspond à une mutation profonde des catégories de pensée à travers lesquelles le pouvoir est conçu, légitimé et exercé. Là où l’ordre médiéval se caractérisait par une pluralité d’autorités concurrentes – papauté, empire, principautés, seigneuries, communes urbaines – l’époque moderne voit s’imposer progressivement l’idée d’un centre politique unique, souverain et territorialement circonscrit. Cette transformation ne relève pas d’un événement ponctuel mais d’un long processus où se croisent bouleversements religieux, conflits armés et innovations intellectuelles.
Les guerres de religion du XVIᵉ siècle mettent en évidence l’incapacité de l’ancien ordre à garantir la paix civile. La fragmentation des loyautés entre autorité spirituelle et autorité temporelle engendre une crise qui appelle de nouvelles solutions conceptuelles. C’est dans ce contexte que Machiavel fonde une réflexion autonome sur la politique, distincte des prescriptions théologiques et morales, en définissant l’art de gouverner comme une pratique rationnelle et efficace. Quelques décennies plus tard, Bodin formule la notion de souveraineté comme pouvoir absolu, indivisible et perpétuel, conférant au prince la capacité de trancher sans appel et d’incarner la continuité de l’ordre politique. Cette conceptualisation fournit aux monarchies européennes un cadre théorique pour légitimer leur autorité face aux pouvoirs concurrents.
Au XVIIᵉ siècle, Hobbes pousse cette logique à son terme. Dans le contexte des guerres civiles anglaises, il conçoit l’État comme un artifice contractuel destiné à mettre fin à l’anarchie naturelle des hommes. L’autorité souveraine, incarnée par le Léviathan, devient la condition de la paix et de la sécurité, ce qui consacre l’idée d’un pouvoir suprême, extérieur aux divisions religieuses et aux querelles féodales. Parallèlement, l’ordre international issu des traités de Westphalie en 1648 fixe les principes d’indépendance et de reconnaissance mutuelle entre unités politiques souveraines, instituant un système étatique qui dépasse le cadre des royaumes pour devenir la grammaire des relations entre puissances.
L’État moderne apparaît ainsi comme une invention à la fois théorique et institutionnelle, indissociable de la recomposition des rapports de pouvoir à l’intérieur des sociétés et de la stabilisation d’un ordre interétatique. Comprendre sa naissance implique d’articuler la dimension conceptuelle – les catégories de souveraineté, d’autorité, de légitimité – avec les dynamiques historiques qui les ont rendues nécessaires et intelligibles. C’est de cette rencontre entre expériences de crise et innovations intellectuelles qu’est issue l’idée d’État telle qu’elle structure encore aujourd’hui la pensée politique.
Jean Bodin et la question de la souveraineté
Jean Bodin (1529-1596) occupe une place centrale dans l’histoire de la pensée politique moderne. Juriste de formation, ayant étudié le droit à Toulouse, il est aussi un philosophe et un historien attentif aux évolutions de son temps. Son œuvre s’élabore dans le contexte troublé des guerres de Religion en France, marqué par la contestation de l’autorité monarchique et par la montée en puissance des théories dites « monarchomaques », qui justifiaient la résistance active, voire le renversement du souverain jugé tyrannique. C’est précisément en réaction à cette remise en cause de l’autorité royale que Bodin développe sa conception de la souveraineté : indivisible, absolue et perpétuelle.
Son apport majeur se déploie dans deux ouvrages fondamentaux. La Méthode pour étudier l’histoire (1566) constitue un premier effort pour examiner comparativement les régimes politiques et dégager les régularités de leur fonctionnement. Ce travail érudit s’inscrit dans une perspective humaniste et comparative, puisant aussi bien chez Aristote et Polybe que dans les traditions juridiques médiévales. Mais c’est dans Les Six Livres de la République (1576) que Bodin formule une véritable théorie de l’État, en définissant la souveraineté comme le pouvoir suprême de commandement dans une communauté politique. Cette souveraineté est, selon lui, l’attribut qui confère son unité et sa permanence à l’État, quelle que soit la forme qu’il adopte (monarchie, aristocratie, démocratie).
L’interrogation centrale de Bodin porte sur les compétences qui doivent être exercées par une autorité unique, sans partage possible. Héritier de la tradition romaine, il reprend la distinction entre l’imperium merum – pouvoir de commandement majeur, lié aux armes, au glaive et à la justice souveraine – et l’imperium mixtum, qui renvoie à des formes d’autorité partagée ou limitée. Mais là où les juristes romains admettaient une possible division des prérogatives, Bodin insiste sur la nécessité de les concentrer dans une seule instance, faute de quoi la stabilité de l’État serait compromise. Il écarte donc l’idée d’une souveraineté divisible, qu’elle soit entre plusieurs ordres internes ou entre puissances spirituelles et temporelles.
Cette réflexion s’accompagne d’une démarche comparatiste originale. Bodin analyse l’histoire des nations, les coutumes locales et les systèmes juridiques particuliers afin de montrer que, malgré la diversité des pratiques, une constante se dégage : la survie et la force d’un État reposent sur l’unité de son pouvoir souverain. Il accorde une place déterminante aux coutumes, mais en souligne les limites : elles peuvent varier et évoluer, tandis que la souveraineté, elle, demeure inaltérable et perpétuelle. Dans cette perspective, Bodin ne se contente pas de réaffirmer l’autorité monarchique : il théorise un principe abstrait, valable pour toute forme de gouvernement, qui fonde la légitimité et l’efficacité de l’État moderne.
En définissant la souveraineté comme un pouvoir absolu (c’est-à-dire non soumis à une autorité supérieure), indivisible (ne pouvant être fragmenté entre différents détenteurs) et perpétuel (s’exerçant sans interruption, indépendamment de la personne du souverain), Bodin pose les bases conceptuelles de l’État moderne. Sa pensée rompt avec les équilibres médiévaux entre pouvoirs concurrents et fournit aux monarchies européennes un langage théorique permettant de légitimer la centralisation du pouvoir. À ce titre, il est souvent considéré comme l’un des véritables artisans de la conceptualisation de l’État moderne, car il élabore une théorie qui transcende les contingences politiques de son époque et continue d’éclairer la réflexion sur la nature de l’autorité publique.
Avant de devenir le grand théoricien de la souveraineté absolue et indivisible, Jean Bodin élabore une première définition du concept dans son ouvrage de 1566, La Méthode pour étudier l’Histoire. Cet essai, à la croisée de l’humanisme juridique et de la philosophie politique, propose une véritable étude comparée des régimes. Fidèle à l’esprit renaissant de retour aux sources, Bodin rassemble les lois, coutumes et institutions de multiples peuples afin de dégager les régularités et d’identifier les fondements de l’autorité publique. Son projet est d’établir une science politique qui ne se contente pas de décrire les faits mais qui en dégage les principes universels.
Dans cette perspective, Bodin parvient à une première définition de la souveraineté en la caractérisant par cinq attributs fondamentaux qui, selon lui, se retrouvent dans tout pouvoir suprême, quel qu’en soit le détenteur :
- La désignation des magistrats et l’attribution de leurs compétences : c’est au souverain qu’appartient le droit de nommer les officiers et de définir leurs prérogatives.
- L’établissement et l’abolition des lois : seule l’autorité souveraine peut promulguer des lois générales et les abroger.
- La décision de la guerre et de la paix : l’initiative des grandes affaires extérieures appartient exclusivement au détenteur de la souveraineté.
- Le jugement en dernier ressort : le souverain se réserve la faculté de trancher les litiges lorsque toutes les voies de recours sont épuisées.
- Le pouvoir de vie et de mort : ultime attribut, il consacre l’autorité suprême comme gardienne de la justice et de l’ordre.
Par cette énumération, Bodin accomplit une véritable clarification des compétences politiques. Il distingue ce qui appartient en propre au souverain de ce qui relève d’autorités subalternes, apportant ainsi une définition juridique précise de la souveraineté. Cette première conceptualisation entraîne plusieurs conséquences majeures.
D’abord, elle permet de répondre aux monarchomaques. Ces derniers, en justifiant le droit de résistance ou même de régicide, fragilisaient l’autorité monarchique. En fixant clairement les prérogatives de l’autorité souveraine, Bodin contribue à restaurer la légitimité du pouvoir central et à désamorcer les arguments de ses adversaires.
Ensuite, il rompt avec la tradition humaniste qui exaltait la constitution mixte à la manière de Machiavel et de ses héritiers. L’idéal romain d’un équilibre entre monarchie, aristocratie et démocratie supposait une répartition du pouvoir entre plusieurs organes. Bodin rejette cette idée, estimant qu’elle dilue l’autorité et menace l’unité de l’État. En ce sens, il s’oppose à la fragmentation de la souveraineté et affirme le principe d’indivisibilité.
Il va plus loin en soulignant le danger d’un État dans lequel les pouvoirs se contrôlent mutuellement et se neutralisent. Pour Bodin, une telle architecture produit la confusion, la paralysie et, en définitive, l’affaiblissement du corps politique. Le pouvoir suprême, pour être effectif, doit rester concentré et sans partage.
Toutefois, cette première tentative révèle aussi des zones d’ombre et des hésitations. Affirmer que la souveraineté est indivisible ne règle pas la question de son étendue. Jusqu’où vont les prérogatives du souverain ? Comment distinguer ce qui relève de la délégation et ce qui constitue une parcelle de souveraineté ? Bodin s’interroge, par exemple, sur la peine capitale : lorsqu’un juge condamne à mort, exerce-t-il une fraction de la souveraineté par délégation ? Et si tel est le cas, comment concilier cela avec le principe d’indivisibilité ?
Ces ambiguïtés montrent que Bodin, en 1566, n’a pas encore stabilisé sa théorie. Sa conception de la souveraineté, bien que novatrice et juridiquement rigoureuse, demeure embarrassée par la question des limites et par la difficulté de penser un pouvoir indivisible sans qu’il devienne illimité. De fait, dans La Méthode pour étudier l’Histoire, Bodin reconnaît encore l’importance des parlements et des coutumes, qui bornent l’action du roi et rappellent que le pouvoir, même suprême, ne saurait se déployer sans règles ni contrepoids.
Ce n’est que dix ans plus tard, dans Les Six Livres de la République (1576), que Bodin clarifie et radicalise sa position. Il y affirme que la souveraineté n’est pas seulement indivisible : elle est aussi absolue et perpétuelle. L’État ne peut exister sans qu’un corps, une personne ou un groupe concentre en lui tout le pouvoir. Cette reformulation marquera une étape décisive : elle donnera à la souveraineté sa définition classique et ouvrira la voie aux développements ultérieurs de Hobbes et de la théorie moderne de l’État.
Jean Bodin — Méthode pour étudier l’Histoire (1566)
Avec la Méthode pour étudier l’Histoire publiée en 1566, Jean Bodin fait une première entrée dans la réflexion théorique sur la souveraineté. Cet ouvrage, qui se veut une science comparative des régimes politiques, ambitionne d’étudier les lois et institutions des différents peuples afin de dégager les principes universels de l’autorité publique. Bodin y définit les termes avec une rigueur qui tranche sur le flou terminologique de son temps et inaugure un langage plus précis de la science politique.
Il commence par clarifier la notion de magistrat, alors débattue et incertaine. Bodin rejette les définitions trop larges et insiste sur l’ancrage concret de l’autorité :
« Le terme de magistrat ne s’applique en effet qu’à l’autorité civile ou militaire. Nous appellerons donc magistrat tout homme qui participe à l’autorité publique. »
Ainsi, tout détenteur d’une parcelle d’autorité publique est un magistrat, mais encore faut-il distinguer l’exécutant de celui qui commande véritablement. Bodin reprend les catégories du droit romain et distingue la potestas – pouvoir d’exécuter les ordres – et l’imperium – pouvoir de commander et de décider. À l’intérieur même du corps des magistrats existe donc une hiérarchie : certains n’exercent qu’une autorité déléguée, tandis que d’autres incarnent le commandement suprême.
C’est à ce point que Bodin introduit une réflexion décisive sur la souveraineté. En confrontant Aristote, Polybe, Denys d’Halicarnasse et les jurisconsultes romains, il constate que ce pouvoir suprême, nommé différemment selon les traditions (suveranitatem, summum imperium, summa rerum), recouvre en réalité la même réalité fondamentale : l’autorité sans appel qui fonde l’unité de la République. Il en propose alors une définition opératoire à travers cinq attributs essentiels :
- nommer les magistrats les plus élevés et définir leurs offices ;
- promulguer ou abroger les lois ;
- déclarer la guerre et conclure la paix ;
- juger en dernier ressort au-dessus de toutes les juridictions ;
- exercer le droit de vie et de mort lorsque la loi ne prévoit pas de clémence.
Par cette énumération, Bodin clarifie juridiquement ce qui distingue le pouvoir souverain de toute autre autorité. Il trace les contours de la souveraineté moderne, comprise comme la somme de ces prérogatives.
Cependant, cette première conceptualisation soulève déjà des difficultés. L’attribut du droit de vie et de mort, en particulier, introduit une tension dans son raisonnement. Si le souverain seul détient ce droit, comment comprendre alors l’acte d’un juge qui condamne un accusé à mort ? N’exerce-t-il pas, par ce geste, une parcelle de souveraineté ? Bodin résout cette contradiction en recourant à la notion de délégation. Le juge ne possède pas en propre l’autorité souveraine : il n’en est que le dépositaire temporaire, dans les limites fixées par le souverain. Comme il l’écrit en s’appuyant sur Ulpien :
« Celui qui possède d’après son statut l’autorité, la juridiction ou quelque attribut de ce genre peut le considérer comme sa propriété véritable, et il lui est loisible de le déléguer à un autre (…) mais celui qui possède une délégation ne peut pas plus la transmettre à un tiers qu’il ne ferait pour un objet prêté. »
L’indivisibilité de la souveraineté est ainsi sauvegardée : les magistrats ne détiennent jamais le pouvoir suprême, ils n’en exercent que des fragments par délégation. Ce pouvoir reste inaliénable et revient toujours à l’autorité qui en est la source.
La Méthode pour étudier l’Histoire constitue donc une première étape fondatrice. Bodin y affirme que la souveraineté est indivisible et en fixe les attributs. Mais cette définition reste encore marquée par des hésitations et des zones d’ombre, notamment sur l’étendue et les limites concrètes du pouvoir souverain. Il faudra attendre Les Six Livres de la République (1576) pour que Bodin affine et radicalise sa position en donnant à la souveraineté ses trois caractères classiques : indivisible, absolue et perpétuelle.
Dix ans après la Méthode pour étudier l’Histoire, Jean Bodin revient sur la question de la souveraineté dans son œuvre majeure, Les Six Livres de la République, publiée en 1576. Cet ouvrage marque une étape décisive : les hésitations de 1566 laissent place à une définition pleinement aboutie. La souveraineté y est désormais conçue comme indivisible, absolue et perpétuelle.
Bodin parvient à cette clarification pour deux raisons distinctes, mais complémentaires. La première est théorique. En 1566, sa définition des cinq attributs de la souveraineté était solide, mais laissait planer une ambiguïté : si le roi devait obtenir le consentement des parlements ou des États généraux pour promulguer certaines lois ou ratifier certains actes, cela signifiait en pratique que la souveraineté était partagée. Bodin, soucieux d’éliminer toute équivoque, affirme désormais que le pouvoir souverain ne se divise pas : il ne peut appartenir qu’à une seule autorité, faute de quoi l’unité de l’État se dissoudrait.
La seconde raison est politique. Depuis 1572, la France est secouée par le traumatisme de la Saint-Barthélemy, qui a renforcé les tensions religieuses et accentué l’instabilité du royaume. Dans ce contexte explosif, les monarchomaques – Théodore de Bèze, François Hotman, Junius Brutus – publient des traités qui légitiment la résistance au souverain, voire le droit de déposer ou de tuer un roi jugé tyrannique. Leur argument central est que la souveraineté réside dans le corps politique qui l’a déléguée au roi : dès lors, si ce dernier abuse de son pouvoir, le peuple ou ses représentants peuvent le reprendre. Pour Bodin, cette idée est insupportable, car elle ouvre la porte à l’anarchie et à la guerre civile. Rien n’est plus urgent, à ses yeux, que de réaffirmer l’autorité monarchique en conceptualisant la souveraineté comme un attribut unique, indivisible et perpétuel.
La pensée de Bodin est donc une pensée de l’ordre, forgée dans un contexte de désordre. Là où les monarchomaques voient un droit de résistance, Bodin voit une menace contre l’existence même de la communauté politique. Sa réponse procède par étapes. D’abord, il nie la légitimité de tout acte de résistance : omnis potestas a Deo, tout pouvoir vient de Dieu. L’obéissance au souverain est un devoir absolu du sujet. Ensuite, il admet une seule exception : la résistance est justifiée face à un « tyran usurpateur », c’est-à-dire celui qui s’empare du trône sans titre légitime. Enfin, pour neutraliser définitivement la tentation de résistance, il faut affirmer le principe d’un pouvoir suprême, sans appel : la souveraineté absolue.
Ce qui distingue Bodin est qu’il ne fonde pas cette absolutisation sur des arguments théologiques. Catholique convaincu, il n’hésite pourtant pas à emprunter les arguments de Luther et de Calvin contre la résistance pour mieux combattre les monarchomaques. Mais il cherche avant tout à donner à la souveraineté une justification rationnelle et séculière. Son argument décisif est celui de la nécessité : pour que l’État fonctionne et assure la paix civile, il faut que la souveraineté soit concentrée, indivisible et sans partage.
Ainsi, dans Les Six Livres de la République, Bodin consacre une définition devenue classique. La souveraineté est indivisible, car elle ne peut être fragmentée entre plusieurs corps ou institutions sans provoquer la division de l’État. Elle est absolue, car elle ne reconnaît aucune autorité supérieure et s’exerce dans un cadre de compétence suprême. Elle est enfin perpétuelle, car elle ne s’éteint pas avec la mort du roi ou la dissolution d’une assemblée : elle demeure dans l’État lui-même, garantissant sa continuité au-delà des contingences.
En articulant ces trois caractères, Bodin donne au concept de souveraineté une portée universelle qui dépasse son temps. En 1566, il avait fixé les attributs du pouvoir souverain ; en 1576, il en consacre la nature et l’essence. Ce passage de la précision juridique à la systématisation théorique fait de Bodin le véritable fondateur de la théorie moderne de l’État.
Dans Les Six Livres de la République, la réflexion de Bodin atteint son point culminant lorsqu’il identifie l’essence même de la souveraineté. Si elle doit être indivisible, absolue et perpétuelle, elle est avant tout définie par une prérogative spécifique : le pouvoir d’édicter et d’abroger les lois. Parmi les cinq attributs qu’il avait déjà isolés en 1566, Bodin accorde désormais une primauté décisive à la fonction législative. Le souverain est celui qui détient la faculté de faire et de défaire la loi, d’ordonner et de révoquer, d’imprimer au corps politique la norme qui fonde et règle son existence.
De cette perspective, le souverain est nécessairement le législateur. La question de savoir qui fait la loi ne se pose plus en termes institutionnels, mais en termes de principe : le législateur ne peut être que celui qui incarne la souveraineté, c’est-à-dire le roi dans la monarchie française. Pour Bodin, ce lien intime entre pouvoir souverain et pouvoir législatif est la condition même de l’ordre politique. Un État bien gouverné est celui où la fonction de législation n’est pas dispersée entre plusieurs instances, mais concentrée dans une autorité unique.
Cette affirmation, qui fait de la monarchie le régime le plus apte à incarner la souveraineté, ne doit toutefois pas être interprétée comme une justification sans réserve de l’arbitraire royal. Bodin n’est pas un théoricien de la toute-puissance sans limite : il insiste au contraire sur l’existence de freins supérieurs au pouvoir du roi. Ces freins, connus sous le nom de lois fondamentales du royaume, constituent des bornes intangibles que même le souverain ne peut transgresser. Ainsi, la loi salique, qui prescrit la transmission de la couronne par les héritiers mâles, s’impose au roi et échappe à sa volonté. De la même manière, le souverain ne peut abolir l’indisponibilité de la couronne ni modifier l’ordre de succession : la continuité dynastique transcende sa puissance.
À ces lois fondamentales s’ajoutent des limites d’ordre supérieur encore : les lois naturelles et les lois divines. Le roi, même absolu, est tenu de respecter la loi de Dieu et les principes de justice naturelle. La plus essentielle de ces lois naturelles est le droit à la liberté et à la propriété, qui interdit l’arbitraire. Bodin rappelle que le souverain ne saurait exproprier un sujet sans cause légitime ni porter atteinte à sa liberté de manière injustifiée. Le pouvoir souverain est donc suprême, mais il est inséré dans un cadre normatif qui l’empêche de se confondre avec la tyrannie.
En réinscrivant ainsi la souveraineté dans un ordre de contraintes supérieures, Bodin parvient à concilier deux exigences : d’une part, l’unité et la centralisation du pouvoir qui garantissent l’ordre et la stabilité de l’État ; d’autre part, la limitation de ce pouvoir par des principes qui en fixent les bornes légitimes. La souveraineté n’est donc pas illimitée, mais elle est inconditionnelle dans son domaine : le souverain ne relève d’aucune autre autorité politique dans la sphère des lois humaines.
La portée de cette redéfinition est immense. En plaçant la législation au centre de la souveraineté, Bodin transforme la compréhension du pouvoir politique. La souveraineté cesse d’être un simple ensemble de prérogatives juridiques : elle devient le principe constitutif de l’État moderne. Le roi n’est pas seulement chef de guerre ou juge suprême, il est avant tout législateur, garant de l’ordre juridique qui structure la communauté politique. Cette conception, reprise et développée par les théoriciens de l’absolutisme, irrigue toute la pensée moderne de l’État et influencera durablement aussi bien Hobbes que les juristes de l’époque moderne.
Jean Bodin écrit dans une époque de basculement. Tandis que l’Europe est déchirée par les guerres de Religion et que la pensée politique se réinvente sous la pression des conflits, une autre révolution, plus souterraine, s’annonce : la révolution scientifique, qui bouleverse l’ordre de la connaissance. Machiavel avait déjà tenté de dégager la politique de la tutelle morale et religieuse en la pensant comme un art autonome. Les monarchomaques, quant à eux, avaient formulé l’idée qu’il est parfois légitime de résister à l’autorité, mais seulement sous certaines conditions. Bodin, dans ce contexte, formule une réponse différente : il propose une définition de la souveraineté qui concentre le pouvoir et en fixe les contours théoriques.
Cette définition repose sur trois caractéristiques qui, pour lui, constituent l’essence même de la souveraineté. Elle est perpétuelle, car elle ne s’éteint pas avec la mort du souverain ni avec la dissolution d’une assemblée : la souveraineté est un attribut permanent du corps politique qui assure la continuité de l’ordre étatique à travers le temps. Elle est absolue, parce qu’elle ne reconnaît aucune autorité supérieure dans l’ordre humain : le souverain ne relève que de Dieu et des lois naturelles. Elle est enfin inaliénable, car elle ne peut être transférée ni fragmentée : même si des magistrats exercent certaines compétences par délégation, la souveraineté demeure indivisible et ne saurait être partagée sans provoquer la désagrégation de l’État.
Par cette formulation, Bodin confère au pouvoir souverain un caractère exclusif. Celui qui détient la souveraineté concentre en lui des compétences qui n’appartiennent qu’à lui seul, ce qui lui permet de fonder juridiquement l’unité du corps politique. En inscrivant la souveraineté dans le registre juridique et politique, il fait franchir un seuil décisif à la pensée européenne de l’autorité, jusque-là fragmentée entre pouvoirs spirituels, féodaux et urbains.
La souveraineté, pour Bodin, est rattachée à la République (res publica), c’est-à-dire à la puissance publique organisée, sans que le terme d’« État » ne soit encore consacré dans son vocabulaire. C’est cette république, comprise comme corps politique, qui détient les prérogatives souveraines et les exerce par l’intermédiaire du roi. Une telle conceptualisation rompt avec les équilibres médiévaux et installe une nouvelle logique de légitimité : l’autorité suprême devient un principe abstrait, distinct de la personne du monarque et indissociable de la continuité institutionnelle.
Cette rupture prépare l’étape suivante. Hobbes, au XVIIᵉ siècle, héritera de cette conceptualisation et la poussera plus loin en l’articulant aux méthodes et à l’esprit de la révolution scientifique. Là où Bodin désigne la république comme détentrice de la souveraineté, Hobbes identifie l’État comme une personne artificielle, un acteur collectif qui concentre et incarne en son nom propre la puissance souveraine. Bodin avait donné les critères de la souveraineté ; Hobbes en donnera la mécanique rationnelle.
Jean Bodin – Les Six Livres de la République (1576)
La grande œuvre de Bodin, Les Six Livres de la République, publiée en 1576, marque l’aboutissement de sa réflexion et donne une forme pleinement systématique à la notion de souveraineté. Dès la préface, Bodin affirme vouloir définir avec précision ce qui constitue la République, entendue non comme une forme unique de gouvernement mais comme le cadre général de toute communauté politique organisée. C’est dans le chapitre VII, intitulé « De la souveraineté », qu’il expose la définition qui allait devenir classique et influencer durablement la pensée européenne.
« La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle de la république […] Le fondement principal de toute République et d’autant que nous avons dit que République est un droit Gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. »
Cette formule, célèbre, condense le projet bodinien. La République (res publica) n’est pas liée à une forme particulière de régime : elle peut se déployer sous les traits d’une monarchie, d’une aristocratie ou d’un gouvernement populaire. Ce qui en constitue l’essence est la détention de la puissance souveraine. Peu importe le détenteur concret – un roi, un groupe d’hommes, ou le corps politique dans son ensemble – c’est la souveraineté qui confère à la République son unité et sa légitimité. Bodin précise ensuite ce qu’il entend par le caractère perpétuel de la souveraineté :
« J’ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu’il se peut faire qu’on donne puissance absolue à un ou plusieurs à certains temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujet ; étant qu’ils sont en puissance, ils ne se peuvent appeler Princes souverains, vu qu’ils ne sont que dépositaires, et gardes de cette puissance, jusqu’à ce qu’il plaise au peuple ou au Prince la révoquer, qui en demeure toujours saisi. »
La souveraineté, en tant qu’attribut de la République, ne peut donc être temporaire. Lorsqu’une autorité reçoit des pouvoirs pour une durée déterminée, elle n’est jamais souveraine à proprement parler, mais seulement dépositaire d’une autorité qui continue de résider ailleurs. La souveraineté ne se concède pas, elle ne s’épuise pas, elle ne s’interrompt pas : elle demeure toujours saisie par la République, qui en est le véritable sujet.
Pour renforcer sa démonstration, Bodin fait appel à l’exemple de l’expérience romaine de la dictature, qui avait marqué durablement l’imaginaire politique européen. Lorsqu’un péril extrême menaçait Rome, le Sénat pouvait suspendre l’application des lois ordinaires et nommer un dictator, doté de pleins pouvoirs pour défendre la République. Ce personnage gouvernait par décret, sans être lié par les procédures habituelles. Son rôle était d’agir vite et sans entrave pour préserver la communauté. Être appelé comme dictateur n’était pas un opprobre mais un honneur immense, car il supposait une confiance totale du corps politique. Toutefois, cette puissance était limitée dans le temps et placée sous le contrôle du Sénat.
[À Rome] être le Dictator était horrifique : lorsque la République romaine était menacée, le Sénat romain pouvait suspendre l’application des lois en fonction d’application constitutionnelle et requérir à un dictateur qui avait les pleins pouvoirs afin de défendre la République à tout prix, c’était un moment où les lois étaient suspendues ; le dictateur gouvernait par décret et la constitution romaine le prévoyait.
Ce modèle illustre ce que l’on appelle aujourd’hui un état d’exception : une parenthèse juridique où l’ordre normal est suspendu au nom de la sauvegarde de la République. Mais Bodin insiste pour affirmer que même dans ces moments où la loi paraît s’effacer, la souveraineté elle-même ne disparaît pas. Elle reste dans la République, qui ne fait que déléguer provisoirement certains de ses pouvoirs. Le dictateur n’est pas souverain, il n’est qu’un dépositaire temporaire, un gardien chargé d’exécuter une mission exceptionnelle.
En reprenant l’exemple romain, Bodin réaffirme avec force que la souveraineté ne peut être limitée dans le temps. Elle est perpétuelle, non parce qu’elle serait exercée en continu sans aucune interruption matérielle, mais parce qu’elle est un attribut essentiel du corps politique. Même suspendue dans son exercice ordinaire, elle continue d’exister comme principe fondamental de la République.
Cette analyse permet à Bodin de trancher un débat crucial de son temps : la souveraineté n’est pas une fonction passagère que l’on peut confier et retirer à volonté. Elle est la condition même de la République et, en ce sens, elle échappe à toute limitation temporelle. L’exemple romain, loin de contredire ce principe, en devient une confirmation : les pouvoirs exceptionnels accordés au dictateur n’étaient qu’une délégation ; la souveraineté restait toujours dans le corps politique, permanente et indivisible.
Après avoir insisté sur la perpétuité de la souveraineté, Bodin aborde sa seconde caractéristique : son caractère absolu. L’argument est décisif, car il vise à clarifier que la souveraineté ne saurait être fragmentée ou conditionnée. Bodin est parfaitement conscient des situations où les lois semblent suspendues ou voilées, comme dans les états d’exception. Mais il réaffirme que même dans ces moments, la souveraineté n’est pas interrompue : elle demeure entière, car elle ne souffre ni exception ni partage. Le dictateur romain, malgré ses pouvoirs étendus, ne possédait pas la souveraineté. Il n’en exerçait que des compétences déléguées ; la souveraineté restait dans la République, inaltérée et perpétuelle.
Bodin en vient alors à préciser ce qu’il entend par puissance absolue :
« Ce qu’est la puissance absolue. Poursuivons maintenant l’autre partie de notre définition, et disons que signifient ces mots, PUISSANCE ABSOLUE. Car le peuple ou les seigneurs d’une République peuvent donner purement et simplement la puissance souveraine et perpétuelle à quelqu’un pour disposer des biens, des personnes, et de tout l’état à son plaisir. »
La souveraineté est absolue en ce sens qu’elle ne se délègue pas intégralement. On peut déléguer l’exercice de certaines compétences à des magistrats, mais jamais la souveraineté elle-même. Les juges, les officiers ou les gouverneurs exercent des parcelles de pouvoir, mais toujours par délégation, jamais en titre. La souveraineté reste indivisible et concentrée dans la République, représentée par le prince en monarchie. Ce caractère absolu implique que le souverain se situe au-dessus des lois. Non pas parce qu’il pourrait gouverner dans l’arbitraire, mais parce qu’il est celui qui fait et défait la loi, ce qui constitue pour Bodin la marque essentielle de la souveraineté. Le pouvoir législatif est, en dernière analyse, le signe distinctif du souverain. Bodin écrit ainsi :
« Aussi, la souveraineté donnée à un Prince sous charges et conditions, n’est pas proprement souveraineté, ni puissance absolue, si ce n’est que les conditions apposées en la création du Prince, soient de la Loi de Dieu ou de nature, comme il se fait après que le grand Roi de Tartarie est mort (…) or il faut que ceux-là qui sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d’autrui, et qu’ils puissent donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois, et ce mot de loi emporte aussi en Latin le commandement de celui qui a la souveraineté. »
Celui qui détient la souveraineté est donc nécessairement le législateur. Pour Bodin, en France, il s’agit du roi, qui peut promulguer, modifier et abroger les lois. Parce qu’il en est l’auteur, il ne peut s’y soumettre comme un simple sujet. En ce sens, le prince est « absous » des lois qu’il édicte, non parce qu’il s’autoriserait un pouvoir illimité, mais parce que la loi n’est rien d’autre que l’expression de sa souveraineté. Cette conception s’oppose frontalement aux thèses monarchomaques. Ces derniers soutenaient que le roi détenait son pouvoir du peuple en vertu d’un contrat passé avec ses sujets, contrat qui justifiait la possibilité de résister en cas d’abus. Bodin récuse radicalement cette lecture. Pour lui, la loi et le contrat sont deux réalités distinctes :
« Il ne faut donc pas confondre la loi et le contrat, car la loi dépend de celui qui a la souveraineté, qui peut obliger tous ses sujets, et ne s’y peut obliger soi-même ; et la convention est mutuelle entre le Prince et les sujets, qui oblige les deux parties réciproquement. Et ne peut l’une des parties y contrevenir au préjudice, et sans le consentement de l’autre. »
Le contrat peut lier le prince et ses sujets dans certaines obligations réciproques, mais il ne touche pas à l’essence de la souveraineté. La loi, elle, relève exclusivement du souverain et ne peut provenir d’un accord mutuel. Le peuple n’est pas le législateur : seul le roi l’est, car seul il incarne la souveraineté.
En réaffirmant ce principe, Bodin déplace le débat. Le pouvoir souverain n’est pas fondé sur un pacte révocable entre gouvernants et gouvernés. Il repose sur une compétence unique et exclusive : celle de faire et de défaire la loi. Cette compétence confère au souverain son statut et le place au-dessus des lois positives, tout en l’obligeant à respecter les lois naturelles et divines. Le caractère absolu de la souveraineté ne signifie donc pas qu’elle est sans limites, mais qu’elle est sans partage.
Pour Bodin, la souveraineté ne peut ni se partager ni se transmettre en dehors du corps politique qui l’incarne. Elle est inaliénable, parce qu’elle est par nature attachée à la République et qu’aucun acte ne peut la retirer à celui qui la détient légitimement. Cette idée s’inscrit en opposition directe aux théories contractualistes des monarchomaques, qui avaient soutenu que le prince exerçait son autorité en vertu d’un pacte conclu avec ses sujets. Pour Bodin, il est erroné de confondre loi et contrat : si un contrat peut lier le prince et ses sujets, la loi, elle, procède exclusivement de la souveraineté.
« En quoi ceux qui ont écrit du devoir des Magistrats, et autres livres semblables, se sont abusés de soutenir que les états du peuple sont plus grands que le Prince, chose qui fait révolter les vrais sujets de l’obéissance qu’ils doivent à leur Prince souverain. »
Ce que Bodin reproche aux monarchomaques, c’est précisément d’avoir traité la loi et le contrat comme s’ils relevaient d’un même registre. En faisant découler la loi d’un pacte, ils réduisaient la souveraineté à une relation ascendante du peuple vers le prince. Or, pour Bodin, le prince n’est pas l’émanation d’un contrat : il est le détenteur de la souveraineté parce qu’il incarne la République, et c’est de lui que procèdent les lois. Si la souveraineté est perpétuelle, absolue et inaliénable, elle appartient à l’État comme puissance publique et non à la personne du roi. Sa perpétuité se vérifie dans le principe célèbre selon lequel « le roi est mort, vive le roi ». La mort d’un souverain n’entraîne pas la disparition de la souveraineté : elle demeure dans la République et se transmet immédiatement au successeur.
« Car il est certain que le Roi ne meurt jamais, comme l’on dit, [mais] sitôt que l’un est décédé, le plus proche mâle de son estoc est saisi du royaume, et en possession [de celui-ci] auparavant. »
Cette formule illustre que la souveraineté n’est pas une prérogative personnelle, mais un attribut de la République. Le roi n’en est que le titulaire provisoire, et sa disparition physique ne l’éteint pas. La souveraineté se maintient au-delà des individus, assurant la continuité de l’État. Bodin réaffirme en ce sens la distinction fondamentale entre le prince souverain et les magistrats. Le magistrat peut bien commander et juger, mais il ne détient pas la souveraineté : il ne fait qu’exercer une autorité reçue par délégation. Cette distinction clarifie le fait que tout commandement ne relève pas de la souveraineté.
« Ainsi, peut-on juger qu’il y a deux sortes de commander par puissance publique : l’une en souveraineté, qui est absolue, infinie, et par-dessus les lois, les magistrats et les particuliers ; l’autre est légitime, sujette aux lois et au souverain, qui est propre aux magistrats et à ceux qui ont puissance extraordinaire de commander, jusqu’à ce qu’ils soient révoqués, ou que leur commission soit expirée. Le Prince souverain ne reconnait, après Dieu, rien plus grand que soi-même ; le magistrat après Dieu, du Prince souverain sa puissance. »
Cette distinction est capitale. Elle permet de comprendre que le magistrat, même lorsqu’il exerce une fonction capitale comme juger en dernier ressort ou prononcer la peine de mort, n’est pas souverain. Il n’agit qu’au nom du souverain, et ses pouvoirs ne valent que par délégation. La souveraineté ne s’aliène donc pas : elle demeure toujours dans la République, incarnée par le prince.
En définissant la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable, Bodin met en place une architecture conceptuelle qui fonde la modernité politique. La souveraineté est un attribut exclusif et indivisible, qui ne peut être limité dans le temps, partagé entre plusieurs corps, ni retiré à son détenteur. Elle transcende la personne du roi et devient le principe constitutif de la République.
Dans le chapitre IV, intitulé De la comparaison des trois républiques légitimes, c’est à savoir de l’État populaire, Aristocratique, et Royal, et que la puissance Royale est la meilleure, Bodin examine les trois formes classiques de gouvernement. Après avoir défini la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable, il conclut que cette souveraineté est exercée de manière la plus efficace lorsqu’elle est concentrée dans les mains d’un seul. Autrement dit, le régime le plus à même d’incarner pleinement la souveraineté est la monarchie.
La raison est simple : plus le nombre de détenteurs du pouvoir est réduit, plus la souveraineté se déploie sans obstacles ni divisions. Dans un régime populaire ou aristocratique, les décisions sont diluées dans la pluralité et exposées à la fragmentation. Dans un régime royal, au contraire, le pouvoir souverain se trouve concentré et unifié, ce qui permet de respecter le caractère indivisible de la souveraineté. Pour Bodin, le gouvernement d’un seul n’est donc pas seulement une option politique parmi d’autres, il est la forme la plus conforme à la logique interne de la souveraineté.
Cette conclusion s’inscrit dans ce que l’on peut appeler la théorie de la monarchie absolue. Si la souveraineté est indivisible, perpétuelle et inaliénable, elle trouve son incarnation la plus pure dans la monarchie, régime où elle n’est pas soumise à la concurrence de plusieurs corps. Le pouvoir royal apparaît dès lors comme le plus utile à la société, car il garantit l’ordre, la stabilité et l’unité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réflexion philosophique : la pensée de Bodin est rapidement instrumentalisée par les monarchies européennes. Ses arguments fournissent aux juristes royaux un fondement juridique solide pour justifier l’absolutisme. Après Bodin, de nombreux légistes reprennent sa théorie, en la traduisant moins comme une doctrine de la souveraineté que comme une doctrine de la monarchie absolue. L’originalité de Bodin tient précisément à ce déplacement : il ne se contente pas de défendre la royauté par des arguments moraux ou religieux, il lui confère une base conceptuelle claire et juridiquement structurée.
Avec Bodin, un troisième pilier s’ajoute donc à la pensée politique moderne. Machiavel avait inauguré une réflexion sur les vertus et les vices du citoyen et sur les conditions d’existence de la république. Les monarchomaques avaient posé la question des limites de l’obéissance et des cas possibles de résistance au prince. Bodin, enfin, apporte la théorie de la souveraineté absolue, perpétuelle et inaliénable, qui fixe les contours juridiques du pouvoir suprême.
Ces trois apports forment le socle sur lequel va s’élever la première définition pleinement moderne de l’État. C’est Thomas Hobbes qui, au XVIIᵉ siècle, en tirera toutes les conséquences. Chez lui, la respublica devient l’État, entité morale indifférente aux passions et aux divisions, conçue comme une personne artificielle dont la raison d’être est d’incarner la souveraineté. Hobbes héritera de Bodin la triple caractérisation de la souveraineté, mais il lui donnera un cadre systématique en l’intégrant dans une conception mécaniste et rationnelle du pouvoir.
Le concept moderne d’État : Le Léviathan de Thomas Hobbes (1588-1679)
Le XVIIᵉ siècle marque une étape décisive dans l’histoire de la pensée politique avec l’œuvre de Thomas Hobbes. Né en 1588 et témoin des guerres civiles anglaises, Hobbes propose une synthèse inédite des réflexions antérieures, mais dans un contexte profondément transformé. Il ne se contente pas de reprendre Machiavel ou Bodin : il élabore une conception nouvelle, fondée sur une ambition inédite, celle de créer une véritable science du politique.
Machiavel avait séparé la politique de la morale religieuse ; Luther et Calvin avaient débattu de l’obéissance et de la résistance au pouvoir ; Bodin avait défini la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable. Mais aucun d’eux n’avait prétendu donner au politique une assise scientifique. Hobbes, influencé par la révolution scientifique et la méthode géométrique, veut fonder une nouvelle science de la morale et du politique, rigoureuse, démonstrative et universelle.
Le projet hobbesien est ambitieux : il s’agit de répondre rationnellement aux questions les plus fondamentales. Qu’est-ce que la liberté individuelle ? Quels sont les droits qui nous sont attachés par nature et que personne ne peut nous enlever ? Quelle est la place de la loi dans la communauté politique ? Loin de se limiter à une simple réflexion juridique, Hobbes interroge les fondements mêmes de l’ordre social.
Il part de l’idée que les hommes possèdent par nature des droits inaliénables, liés à leur existence même. Le premier de ces droits est la liberté de conserver sa propre vie, d’user de tous les moyens nécessaires à sa survie. Cette conception le conduit à décrire l’état de nature comme une condition où chacun exerce ce droit sans limite, ce qui engendre inévitablement un conflit permanent : la guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes). Dans cet état, la liberté est totale mais la sécurité inexistante.
Pour sortir de cette situation intenable, les hommes passent un pacte : ils décident d’abandonner leur droit naturel d’user de la force pour le transférer à une entité commune, qui les représentera tous et détiendra la souveraineté. Cette entité est l’État, que Hobbes appelle le Léviathan. Contrairement à Bodin, qui parlait encore de res publica, Hobbes introduit explicitement le terme moderne d’État, conçu comme une personne artificielle, une entité morale supérieure, née du consentement des individus et dotée de tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la paix.
La nouveauté est décisive : pour la première fois dans l’histoire, l’État est défini comme une construction rationnelle et artificielle, distincte à la fois des individus qui le composent et du prince qui l’incarne. L’État produit la loi, et la loi devient l’expression de la souveraineté de cette personne artificielle. Hobbes pose ainsi la question : la loi doit-elle limiter nos droits individuels ? Jusqu’où va son pouvoir ? Quelle relation entretenons-nous avec la loi, nous qui l’avons voulue en transférant nos droits ?
Sa réponse est radicale : l’État souverain, une fois institué, détient un pouvoir absolu sur les individus. Le Léviathan a autorité pour édicter les lois, juger, punir et contraindre. La liberté individuelle subsiste, mais elle est redéfinie : elle consiste désormais en l’absence d’entraves extérieures dans le cadre fixé par la loi. Ce n’est plus une liberté illimitée, mais une liberté protégée par l’ordre que garantit le souverain.
Avec Hobbes, le concept moderne d’État prend une forme nouvelle. L’État est une entité souveraine à l’origine des lois, disposant d’un pouvoir absolu nécessaire pour maintenir la paix et empêcher le retour à la guerre civile. En inscrivant la souveraineté dans une construction rationnelle et artificielle, Hobbes transforme l’héritage de Machiavel et de Bodin en un véritable système, qui demeure l’un des fondements de la philosophie politique moderne.
Biographie de Thomas Hobbes (1588-1679)
Thomas Hobbes naît le 5 avril 1588 à Malmesbury, en Angleterre. Il est le second fils d’un ministre anglican. Lorsque son père doit fuir à la suite d’une querelle avec un ecclésiastique voisin, Hobbes et ses frère et sœur sont pris en charge par leur oncle Francis, qui devient leur protecteur et leur tuteur. Le jeune Hobbes reçoit une formation classique : il fréquente d’abord l’école paroissiale de Westport, puis une école privée, avant d’entrer à Oxford. L’université est alors traversée par les débats intenses entre théologiens anglicans et Puritains, contexte qui expose Hobbes dès ses études à la violence des controverses religieuses.
Une fois diplômé, Hobbes entre au service de la puissante famille Cavendish. Il est engagé comme précepteur du fils aîné de William Cavendish, comte de Devonshire, et devient rapidement un compagnon intellectuel autant qu’un éducateur. En 1610, il accompagne son élève dans un voyage sur le continent, visitant la France, l’Allemagne et l’Italie. Cette expérience est décisive : elle lui donne une ouverture européenne et le familiarise avec les traditions intellectuelles continentales. De retour en Angleterre, Hobbes reste lié à la maison de Devonshire, où il est employé comme secrétaire.
Il se consacre alors à la lecture des auteurs de l’Antiquité. Thucydide devient l’une de ses références majeures : Hobbes admire chez lui la lucidité dans l’analyse de la guerre et de la politique. En 1629, il publie une traduction anglaise de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, témoignage de son érudition et de son intérêt pour les dynamiques de conflit et de pouvoir. En 1631, il reprend ses fonctions de précepteur, cette fois auprès du fils aîné de son ancien élève, et repart sur le continent en 1634. À Paris, il fréquente les cercles intellectuels animés par Marin Mersenne, centre du dialogue scientifique européen. C’est là qu’il découvre la géométrie et les nouvelles sciences physiques. Il adopte une vision mécaniste et matérialiste de la nature, qui imprègnera toute sa philosophie politique.
En 1637, Hobbes rentre en Angleterre, mais le pays s’achemine vers la guerre civile. Ses sympathies royalistes l’exposent aux critiques et, en 1640, il se voit contraint de fuir à Paris. Il y demeure longtemps et devient professeur de mathématiques auprès du futur Charles II, alors en exil. À Paris, il entre aussi en relation avec René Descartes, dont il discute les thèses et avec lequel il entretient un dialogue critique.
C’est à cette époque qu’il rédige ses grandes œuvres. En 1642, il publie le De Cive, traité politique qui pose déjà les bases de sa pensée sur la souveraineté et l’obéissance. Il commence également à composer le Léviathan, qu’il achève en pleine Révolution anglaise et qu’il publie en 1651, deux ans après l’exécution de Charles Ier. L’ouvrage, qui propose une théorie de l’État comme entité artificielle garante de la paix civile, suscite fascination et scandale.
Hobbes poursuit ensuite son projet philosophique systématique. En 1655 paraît le De Corpore, consacré à la physique, puis en 1658 le De Homine, qui traite de psychologie et de la connaissance. Ces écrits prolongent son ambition de construire une science universelle, allant des fondements matériels de la nature jusqu’aux principes de la société humaine.
Après la Restauration de la monarchie en 1660, Hobbes retrouve la protection de la famille royale. Charles II lui accorde une pension et le défend lorsque, en 1666, la Chambre des communes dénonce certains de ses livres, dont le Léviathan, comme athées et offensants. Hobbes promet alors de ne plus publier d’ouvrages traitant directement de religion ou de politique.
Malgré son âge avancé, il reste intellectuellement actif. À 84 ans, il rédige son autobiographie en latin. À 86 ans, il accomplit un projet remarquable : la traduction en anglais de l’Iliade et de l’Odyssée. Ses dernières années se déroulent dans le manoir de la famille Cavendish, où il s’installe définitivement en 1675. Vers la fin de l’année 1679, il est frappé de paralysie et meurt le 4 décembre, à l’âge de 91 ans.
Hobbes et la définition moderne de l'État
Thomas Hobbes occupe une place centrale dans l’histoire de la pensée politique parce qu’il donne au terme d’« État » une signification nouvelle et décisive. Pour la première fois, le politique est pensé comme une science, c’est-à-dire comme un domaine régi par des lois rationnelles, formulées avec la rigueur que Hobbes emprunte aux mathématiques et à la physique. Là où Machiavel avait distingué la politique de la morale religieuse, où Bodin avait donné au pouvoir souverain une définition juridique, Hobbes franchit un pas supplémentaire : il conçoit le politique comme une construction rationnelle et artificielle, qui doit être étudiée selon les mêmes méthodes que la nature.
L’originalité de Hobbes tient au contexte intellectuel dans lequel il évolue. Il est marqué par ce que l’on appelle aujourd’hui la première révolution scientifique, qui se déploie au début du XVIIᵉ siècle. Avant la révolution newtonienne de la fin du XVIIᵉ siècle, Galilée, Kepler et d’autres savants bouleversent la conception du monde en renversant l’ancien régime du savoir, fondé sur l’autorité des textes bibliques et des commentateurs scolastiques. La cosmologie aristotélicienne, longtemps validée par l’Église, est contestée par l’observation et par la méthode expérimentale. L’argument d’autorité, qui fondait la vérité sur la sacralité du texte, perd son poids : les sciences montrent que l’autorité ne garantit pas la vérité, et que seule la démonstration rationnelle peut fonder une connaissance solide.
Cette révolution dans l’ordre du savoir ne se limite pas aux sciences naturelles. Elle affecte aussi la manière de penser le droit et la politique. Si l’on ne peut plus affirmer la vérité d’un énoncé simplement parce qu’il est écrit dans la Bible ou dans les textes des Pères de l’Église, alors il devient possible – et nécessaire – de repenser la légitimité du pouvoir politique sans recourir au sacré. Hobbes s’inscrit exactement dans ce mouvement : il fonde sa réflexion sur le politique non plus sur des arguments théologiques ou sur des traditions juridiques, mais sur un raisonnement méthodique, inspiré par la science de son temps.
Sa vision du monde est mécaniciste et matérialiste. L’univers, pour Hobbes, n’est pas animé par des forces spirituelles ou par une finalité morale : il est constitué de corps en mouvement, soumis à des lois mécaniques. L’homme n’échappe pas à ce déterminisme : ses passions, ses désirs et ses comportements peuvent être expliqués selon la même logique que les phénomènes physiques. La philosophie politique de Hobbes est donc une transposition de ce schéma mécaniste dans l’ordre humain : la société est conçue comme un corps, dont les mouvements et les règles doivent être analysés scientifiquement.
Le contexte historique donne à cette réflexion une urgence particulière. L’Angleterre du XVIIᵉ siècle traverse une crise profonde, marquée par la guerre civile, la montée des Puritains et l’expérience de la République de Cromwell. Royaliste convaincu, Hobbes se trouve en danger et doit s’exiler en 1640. Il se réfugie à Paris, où il devient le précepteur de physique, de chimie et de mathématiques du futur roi Charles II. Son exil, ses échanges avec les savants du continent et sa fréquentation des cercles philosophiques de Mersenne nourrissent son ambition de donner au politique une base rationnelle et universelle.
En 1642, il publie le De Cive, première esquisse de sa théorie politique, avant de rédiger son grand œuvre, le Léviathan, qu’il publie en 1651, deux ans après l’exécution de Charles Ier. Dans ce traité, Hobbes forge la définition moderne de l’État : une personne artificielle, créée par le pacte des individus qui renoncent à leur droit naturel à la violence pour le transférer à une autorité commune. Ce nouvel acteur, l’État, est le seul souverain véritable, détenteur du pouvoir de légiférer, de juger et de contraindre.
Hobbes prolonge ensuite sa réflexion dans des ouvrages scientifiques, comme le De Corpore (1655) et le De Homine (1658), qui témoignent de sa volonté de construire un système complet, allant de la physique à la politique en passant par la psychologie. Même dans ses travaux tardifs, on retrouve cette exigence d’universalité, fruit de son immersion dans la révolution scientifique.
La rupture opérée par Hobbes est donc double. D’un côté, il propose une nouvelle définition de l’État : une entité souveraine distincte des individus, qui détient le monopole de la contrainte et fonde l’ordre social. De l’autre, il fonde une science du politique, qui ne s’appuie plus sur des arguments d’autorité religieux ou historiques, mais sur un raisonnement démonstratif, inspiré de la géométrie et de la physique. Cette double innovation explique pourquoi Hobbes est considéré comme le véritable fondateur du concept moderne d’État.
À la fin du XVIᵉ et au début du XVIIᵉ siècle, Hobbes dispose de plusieurs modèles intellectuels qu’il va mobiliser pour construire sa propre méthode. L’originalité de sa démarche est de vouloir donner à la philosophie politique une rigueur comparable à celle des sciences de la nature. Pour cela, il s’appuie sur deux grands schémas de raisonnement : le modèle géométrique et le modèle mathématique.
Le premier modèle est le modèle géométrique, réhabilité par les savants de la première révolution scientifique. Il consiste à présenter une matière sous la forme d’une suite de démonstrations partant de postulats évidents. En géométrie, on part d’axiomes indiscutables – comme l’égalité de deux segments ou les propriétés des figures – et l’on déduit, par un raisonnement hypothético-déductif, toute une série de vérités logiquement nécessaires. Transposé au domaine de la physique, ce modèle permet, par exemple, de partir de la loi de la chute des corps pour établir des conclusions valides sur le mouvement.
Hobbes reprend ce schéma et l’applique au domaine du politique et du droit. Il s’agit, pour lui, de postuler un certain nombre de vérités premières – comme l’existence de passions universelles ou la recherche naturelle de la conservation de soi – et d’en déduire, par une démonstration rigoureuse, l’ensemble des institutions nécessaires à la vie commune. La science politique devient alors un édifice construit à partir de fondements certains, dans une logique comparable à celle d’un théorème géométrique. L’objectif est de bâtir un système cohérent et logique, où la certitude est recherchée avec la même exigence que dans les sciences exactes.
Le second modèle, que Hobbes utilise dans une moindre mesure, est le modèle mathématique au sens plus large. Il ne repose pas uniquement sur des postulats, mais sur l’observation, le classement et la combinaison d’éléments. Il s’agit moins de déduire tout un système à partir d’axiomes que de rassembler des données, de les ordonner et de les codifier pour parvenir à des lois générales. Ce modèle séduit de nombreux juristes et philosophes, qui voient dans l’analyse et la classification des lois une manière de rationaliser le droit. L’idée de codification, consistant à rassembler et classer des normes existantes selon un ordre rationnel, est directement inspirée de ce modèle.
Hobbes intègre les deux démarches : d’un côté, il applique la méthode hypothético-déductive du géomètre pour élaborer une théorie du politique ; de l’autre, il emprunte au modèle mathématique le goût pour l’analyse et la systématisation. Sa philosophie est marquée par cette passion pour la science et les mathématiques, qu’il transpose dans le domaine des affaires humaines. L’État devient ainsi une construction rationnelle, comparable à une figure géométrique ou à une mécanique dont chaque pièce a une place déterminée.
Ce recours à une méthode scientifique intervient dans un contexte intellectuel marqué par une autre tendance : la résurgence de la philosophie sceptique. Des penseurs comme Montaigne ou Pierre Charron, à la fin du XVIᵉ siècle, avaient affirmé qu’il n’existait pas une vérité unique mais une pluralité de vérités possibles, surtout dans les sciences humaines et morales. Cette vision pluraliste mettait en avant l’incertitude et la diversité des opinions, ouvrant la voie à une forme de relativisme politique. Pour Montaigne, par exemple, il existe une multitude de régimes viables, chacun fondé sur ses propres coutumes et traditions.
Hobbes s’inscrit en réaction contre ce relativisme. Là où Montaigne et les sceptiques admettent la coexistence de plusieurs modèles politiques légitimes, Hobbes cherche au contraire à établir un système unique, nécessaire et universel, démontré comme une vérité scientifique. Sa méthode vise précisément à dépasser le scepticisme en fondant la politique sur des principes indubitables, de la même manière que la géométrie sur ses axiomes.
Hobbes est profondément marqué par le climat intellectuel de son époque. La résurgence du scepticisme à la fin du XVIᵉ siècle, incarnée par Montaigne et Charron, avait remis en cause la possibilité même d’une vérité politique universelle. Selon les sceptiques, il n’existe pas un seul modèle valable de gouvernement, mais une pluralité de régimes possibles, chacun adapté à son contexte et à ses coutumes. Cette philosophie du relativisme politique affirmait qu’aucune forme de République ne pouvait prétendre à une supériorité intrinsèque, puisque toutes pouvaient fonctionner selon les circonstances.
Hobbes prend peur devant cette ouverture vers le relativisme. Pour lui, si tout régime est possible et équivalent, alors il n’existe plus de fondement stable pour l’ordre social. Dans un contexte marqué par les guerres civiles anglaises, cette absence de vérité universelle équivaut à un danger permanent de discorde et de fragmentation. La philosophie sceptique, en refusant de hiérarchiser les modèles politiques, nourrit selon lui l’instabilité.
C’est pourquoi Hobbes veut ériger un système qui ne puisse plus être l’objet de contestations perpétuelles. Sa volonté de recourir à la méthode scientifique ne relève pas seulement de sa passion personnelle pour les mathématiques et la géométrie ; elle s’explique surtout par son désir de mettre fin aux incertitudes de la philosophie politique. Face à des penseurs qui nient l’existence d’une vérité démontrable dans l’ordre politique, Hobbes veut fonder un modèle rationnel, universel et nécessaire, qui s’impose avec la même évidence qu’un théorème géométrique.
Cette ambition est double. Elle procède, d’un côté, de l’influence décisive de la révolution scientifique, qui a montré qu’on pouvait obtenir des vérités certaines en physique et en astronomie grâce à l’observation, à l’expérience et au raisonnement hypothético-déductif. Mais elle provient aussi, d’un autre côté, de la volonté de combattre une philosophie sceptique qui menaçait de réduire le politique à une affaire de coutume ou d’opinion, sans fondement rationnel solide.
La question devient alors : comment Hobbes parvient-il à construire une nouvelle philosophie politique et une philosophie du droit qui échappent à la fois à l’autorité religieuse traditionnelle et au relativisme sceptique ? Sa réponse est d’adopter une méthode scientifique et démonstrative : partir de principes évidents de la nature humaine, puis en déduire les conditions nécessaires d’un ordre politique stable. C’est cette démarche qui fonde le Léviathan, œuvre qui transforme radicalement le concept d’État et qui marque le passage à une véritable science du politique.
L’état de nature : une vision anthropologique
Pour Hobbes, toute philosophie politique et toute philosophie du droit doivent reposer sur une anthropologie. Avant de définir l’État moderne, il faut d’abord réfléchir à ce qu’est l’homme. C’est pourquoi Hobbes commence par poser une question préalable : que devient l’homme lorsqu’il est dépouillé de toute appartenance politique, lorsqu’il est envisagé dans un état hypothétique antérieur à toute société ? L’« état de nature » n’est pas pour lui une réalité historique mais un outil méthodologique, une fiction rationnelle permettant d’examiner la nature humaine dans sa pureté originelle, avant toute convention et toute institution.
Aucun auteur avant Hobbes n’avait véritablement construit une telle hypothèse. Machiavel avait étudié les passions humaines et les conditions de la vie républicaine ; Bodin avait défini les attributs de la souveraineté ; mais aucun n’avait cherché à analyser l’homme hors de toute société constituée. L’état de nature devient ainsi le point de départ de la réflexion hobbesienne : pour comprendre le Léviathan, il faut d’abord comprendre ce que sont les individus avant l’État.
Hobbes formule alors quatre postulats qui définissent la condition de l’homme à l’état de nature :
- Tous les hommes sont naturellement égaux. Il n’existe pas de hiérarchie naturelle durable qui ferait de l’un le maître et de l’autre le serviteur. Les différences de force ou d’intelligence sont trop minces pour établir une supériorité stable : la ruse compense la faiblesse physique, la force brute compense la lenteur d’esprit. L’égalité naturelle est donc l’horizon de départ.
- L’homme est un être de désir illimité. Ce qui anime l’homme n’est pas seulement le besoin, mais le désir, c’est-à-dire une tendance à affirmer sa puissance et à étendre son domaine. Par le langage, il accède à des désirs qui dépassent la simple survie : l’honneur, la gloire, la reconnaissance. Ce désir illimité le place en compétition permanente avec ses semblables.
- L’homme est naturellement insociable. La sociabilité n’est pas donnée par nature ; elle n’émerge que lorsqu’un pouvoir commun vient contraindre les individus. Sans contrainte extérieure, les hommes restent rivaux et méfiants les uns des autres. La société ne naît donc pas spontanément : elle est une construction artificielle imposée par la raison et la peur.
- L’état de guerre de tous contre tous est la condition naturelle de l’homme. Dans l’état de nature, chaque individu vit sous la crainte constante d’être attaqué ou dominé par autrui. Même le plus fort doit craindre l’existence d’un adversaire plus rusé ou d’alliés plus nombreux. Cette insécurité permanente crée une spirale de méfiance et de violence : la guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes).
Ces quatre postulats sont décisifs : ils permettent à Hobbes de fonder toute sa philosophie politique sur une anthropologie pessimiste, mais cohérente. L’homme naturel n’est pas heureux, il n’est pas libre au sens positif, car il vit dans la peur. La raison, cependant, lui révèle qu’il ne peut pas durablement survivre dans cette condition. S’il veut commercer, se projeter dans le temps, bâtir une vie collective, il doit sortir de l’état de nature.
C’est de cette nécessité que naît le Léviathan. Par un acte de volonté individuelle mais concertée, les hommes décident de se soumettre à une puissance commune qui les protège les uns des autres. Le Léviathan, entité artificielle, permet aux hommes de dépasser leur condition originelle, marquée par l’insécurité et la violence, pour entrer dans une société ordonnée.
Hobbes précise toutefois que l’état de nature n’est pas un vide normatif. On y trouve des lois naturelles, principes rationnels qui existent avant toute société constituée. Il en identifie dix-neuf, qui orientent le comportement humain même en dehors d’un cadre politique. Parmi elles, une est fondamentale : le principe d’autoconservation (self-preservation principle), selon lequel chaque homme cherche à préserver sa vie. Rousseau reprendra cette idée et en fera un pilier de sa propre conception de l’homme naturel.
Ces lois naturelles énoncent des principes comme l’égalité et la liberté, que l’on retrouve avant toute institution politique. Mais Hobbes précise un point décisif : la propriété n’est pas une loi naturelle. Contrairement à Bodin, qui faisait de la propriété un droit fondamental, Hobbes affirme qu’elle n’existe que par la société. C’est la communauté politique qui institue et garantit le droit de propriété. Dans l’état de nature, il n’y a pas de possession stable, seulement des revendications provisoires fondées sur la force.
L’état de nature est donc une hypothèse négative : il montre ce que serait l’humanité laissée à elle-même, sans institutions. C’est aussi une démonstration méthodologique : il justifie rationnellement la nécessité de l’État. Car seul le Léviathan, en concentrant la souveraineté et en imposant un ordre contraignant, permet de dépasser la guerre perpétuelle et de fonder une vie sociale stable.
Thomas Hobbes, Le Citoyen ou les Fondements de la Politique, 1642
Publié en 1642, Le Citoyen (De Cive en latin) est le premier grand texte fondateur de la théorie moderne de l’État. Hobbes y expose les principes qui deviendront la charpente de son Léviathan. C’est dans ce traité qu’il présente de manière systématique sa vision de l’homme et de l’état de nature, et qu’il déduit de cette analyse la nécessité d’un État souverain.
Hobbes place son projet sous le signe de la clarté, de la méthode et de l’utilité. Dans la préface, il annonce à ses lecteurs :
« Je vous promets, lecteurs, quatre choses capables de vous obliger à quelque attention, et desquelles je vous mettrai quelques traits devant les yeux e cette préface. Je tâcherai donc de vous y faire remarquer la dignité et l’utilité de la matière que je veux traiter, la droite et courte méthode dont je me servirai, la juste cause et la bonne intention qui m’ont fait prendre la plume, et enfin la modération avec laquelle je coucherai par écrit mes pensées. J’expliquerai en ce traité quels sont les devoirs des hommes, premièrement en tant qu’hommes, puis en tant que citoyens, et finalement en tant que chrétiens [...] On dit que Socrate fut le premier des siècles suivants qui aima la science politique, bien qu’elle ne fût pas encore parfaitement connue, et qu’il n’en aperçût que quelques rayons, comme à travers des nuages, dans le gouvernement de la République […] À son exemple Platon, Aristote, Cicéron, et les autres philosophes grecs et latins, et ensuite non seulement tous les philosophes des autres nations, mais toutes les personnes de grand loisir, s’y sont occupées, comme à une étude aisée, à laquelle il ne fallait pas apporter aucune préparation, ni donner aucun travail, et qui était exposée, et par manière de dire, prostitué au sens commun du premier qui la voulait entendre. C’est un puissant argument de la dignité de cette science que ceux qui croient de la posséder, ou qui tiennent un rang dans lequel on suppose qu’ils n’en sont pas dépourvus […] que presque tout le monde se plaît à en voir une fausse image, et se laisse charmer à une mauvaise représentation ; et qu’elle a été cultivée par des excellents esprits plus que toutes les autres parties de la philosophie. […] Comme donc ces inconvénients sont fort considérables, les avantages qui nous reviennent d’une meilleure information de cette science, sont d’une très grande importance, et son utilité en est toute manifeste. »
Ce passage programmatique illustre bien l’ambition hobbesienne : donner à la science politique un statut véritable, en rompant avec les spéculations approximatives et les illusions héritées des philosophes de l’Antiquité ou de la scolastique médiévale. Hobbes veut transformer ce qui n’était jusque-là qu’un champ de réflexions morales et de conseils pratiques en une discipline rigoureuse, inspirée par les sciences exactes.
La philosophie politique, selon lui, doit d’abord reposer sur une anthropologie lucide. L’homme doit être étudié tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. Hobbes décrit l’homme comme un être « craintif », solitaire, animé par le désir de survivre, mais aussi par une tendance irrépressible au conflit. Dans l’état de nature, chacun vit dans la peur constante de la violence de l’autre. Cette crainte universelle est, pour Hobbes, le moteur essentiel qui pousse les individus à rechercher une protection commune.
Le rôle de l’État naît donc directement de cette analyse anthropologique. C’est parce que les hommes sont animés par la peur, parce qu’ils sont indisciplinés et portés à la violence, qu’il faut instituer une autorité supérieure, dotée de la puissance nécessaire pour les contenir. Le Léviathan devient l’instrument qui rend possible le « vivre ensemble », en imposant la paix civile par la force et par la loi.
Hobbes souligne que sa démarche est méthodique : il entend appliquer aux sciences humaines la rigueur des sciences exactes. Partir de postulats simples – la peur, l’égalité, le désir – et en déduire logiquement les conditions d’un ordre stable. De ce raisonnement découle la nécessité d’un État fort, capable d’assurer la sécurité et de mettre fin à la guerre de tous contre tous.
Dans Le Citoyen, Hobbes esquisse déjà ce qui deviendra la définition moderne de l’État : une entité souveraine, distincte des individus, productrice de la loi, et seule garante de l’ordre. Son modèle privilégie naturellement la monarchie, qu’il considère comme le régime le plus apte à incarner la souveraineté indivisible et absolue. Mais l’essentiel est ailleurs : l’État, conçu comme Léviathan, n’est plus seulement une institution politique parmi d’autres, il est une construction rationnelle et nécessaire, fruit de la volonté des hommes de s’arracher à leur condition naturelle.
La préface du De Cive peut être divisée en quatre grandes parties qui révèlent l’ambition de Hobbes. Elle expose d’abord ce qu’il veut accomplir, puis critique ses prédécesseurs, souligne l’importance d’une méthode scientifique appliquée aux affaires humaines, et enfin précise le point de départ de sa réflexion : l’homme. À travers ce texte liminaire, Hobbes se distingue nettement des philosophes politiques qui l’ont précédé.
Pour lui, ceux qui l’ont précédé ont échoué dans leur tentative de penser la chose publique parce qu’ils n’ont pas véritablement défini ce qu’est l’État. Ils n’ont pas su proposer une science politique à la hauteur de celle que la révolution scientifique était en train d’instaurer dans les sciences de la nature. Les lois morales, les passions humaines et les conditions de la vie en commun avaient été mal comprises. Faute de méthode, la philosophie politique était restée prisonnière de spéculations incertaines, souvent fondées sur des autorités anciennes ou sur des intuitions morales.
Hobbes, au contraire, entend reprendre la question de l’État en appliquant les mêmes principes méthodiques que ceux utilisés dans les sciences exactes. Il ne s’agit pas de rédiger un discours brillant ou une exhortation morale, mais de bâtir une science démonstrative, fondée sur des principes clairs et universels. C’est en ce sens que le terme de « science » revient à plusieurs reprises dans ses écrits : la politique doit être une science comme la géométrie ou la mécanique.
Il expose sa méthode dans un passage capital de la préface :
« Quant à ce qui regarde la méthode, j'ai cru qu'il ne me suffisait pas de bien ranger mes paroles, et de rendre mon discours le plus clair qu'il me serait possible: mais qu'il me fallait commencer par la matière des sociétés civiles, puis traiter de leur forme et de la façon qu'elles se sont engendrées, et venir ensuite à la première origine de la justice. Il me semble en effet qu'on ne saurait mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république. Suivant donc cette méthode, je mets d'abord pour un premier principe que l'expérience fait connaître à chacun, et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature, que s'ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres. »
Cette analogie avec l’horloge est au cœur de la pensée hobbesienne. Comme le mécanicien démonte une machine pour comprendre le rôle de chaque pièce, le philosophe doit « démonter » la société afin de comprendre ses éléments constitutifs. Or, l’élément premier de la société, c’est l’homme. Avant de réfléchir à l’État, il faut réfléchir à la nature humaine : ses passions, ses désirs, ses peurs. On ne peut comprendre l’ordre politique sans remonter à cette donnée fondamentale.
La méthode de Hobbes est donc analytique : elle commence par décomposer le tout en ses parties élémentaires, puis elle reconstruit le tout en montrant comment les individus, mus par leurs passions, en viennent à créer une puissance commune. De cette analyse, Hobbes tire une loi universelle : les hommes, livrés à eux-mêmes, sont dominés par la peur. S’ils ne sont pas contenus par une puissance commune, ils se craindront les uns les autres et sombreront dans la guerre civile.
La préface du De Cive établit les bases de toute sa philosophie politique. Elle montre que l’État ne peut être compris qu’en partant de l’homme, que la politique doit devenir une science exacte, et que seule une méthode rigoureuse permet de dépasser les erreurs des philosophes antérieurs. L’État moderne, tel que Hobbes le conçoit, est le produit d’une reconstruction rationnelle, appuyée sur une anthropologie réaliste et une méthode scientifique.
La métaphore de l’horloge illustre parfaitement la méthode résolutive-compositive que Hobbes emprunte aux sciences mécaniques. De la même manière qu’un mécanicien démonte une montre pour observer séparément chaque ressort, chaque roue et chaque engrenage avant de la remonter, Hobbes considère que le monde social peut être analysé en ses éléments constitutifs – les hommes – afin d’expliquer ensuite comment ils s’assemblent dans un tout appelé État. La préface du De Cive explique « que faire » et « comment faire » : démonter la société civile pour en examiner les pièces. Le Léviathan, publié en 1651, donne la réponse normative : « voilà ce vers quoi on doit tendre », c’est-à-dire la reconstruction d’un ordre politique stable à partir de ces éléments.
La démarche méthodologique de Hobbes ne consiste donc pas à imaginer un État idéal, mais à partir du réel et des passions fondamentales qui gouvernent les hommes. Parmi elles, la crainte occupe une place centrale. Hobbes la décrit non comme un défaut mais comme un principe structurant de la vie humaine et politique. L’homme est animé par la peur de la mort violente et par le désir de conserver sa vie. Cette peur fonde le passage de l’état de nature à l’état civil, mais elle continue à exister à l’intérieur même des sociétés constituées.
Dans le Léviathan, Hobbes élargit cette analyse aux relations entre États :
« Nous voyons que tous les États, encore qu'ils aient la paix avec leurs voisins, ne laissent pas de tenir des garnisons sur les frontières, de fermer leurs villes de murailles, d'en garder les portes, de faire le guet, et de poser des sentinelles. À quoi bon tout cela, s'ils n'avaient point d'appréhension de leurs voisins ? »
Cette phrase n’est pas seulement une observation empirique : elle a une portée méthodologique. De la même façon que les individus se craignent les uns les autres dans l’état de nature, les États, même en paix, se comportent comme des hommes armés et méfiants. Ils multiplient les fortifications, les garnisons et les vigies, preuve que la peur ne disparaît jamais. La politique, qu’elle soit interne ou internationale, repose toujours sur ce principe de suspicion et d’auto-préservation.
L’importance de ce passage ne réside pas seulement dans ce qu’il dit mais dans la méthode qu’il illustre. Hobbes peint le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Il rejette les utopies et les spéculations normatives qui imaginent des républiques idéales ou des constitutions parfaites. À la manière d’un physicien observant les corps en mouvement, il décrit les comportements effectifs des hommes et des États, dominés par la crainte, l’insécurité et la recherche de protection.
Le parallèle entre individus et États est essentiel. Les passions qui gouvernent les hommes dans l’état de nature continuent de gouverner les relations entre sociétés constituées. Le principe de la crainte traverse tous les niveaux de la vie politique : il explique à la fois pourquoi les hommes instituent le Léviathan et pourquoi les États se tiennent mutuellement en défiance, entretenant une situation d’équilibre armé qui ressemble à un état de nature international.
La métaphore de l’horloge ne renvoie pas seulement à la mécanique du raisonnement, mais aussi à une vision mécaniste du monde humain : les hommes et les États sont mus par les mêmes ressorts, et le philosophe doit les étudier comme les pièces d’une machine universelle.
Avec Hobbes, une rupture fondamentale s’opère dans la manière de concevoir la vie des hommes et, par analogie, celle des États. Il ne cherche pas à décrire un âge d’or mythique ou une république idéale, mais à comprendre l’humanité dans sa condition première, c’est-à-dire hors de toute institution et de toute société civile. Sa réflexion sur l’état de nature devient un outil méthodologique essentiel pour penser les ressorts fondamentaux de la sociabilité et de la politique.
Hobbes décrit les passions comme des données naturelles : elles ne sont pas le fruit de la corruption sociale mais appartiennent à la condition humaine elle-même. Les hommes naissent avec la crainte, le désir, la colère, et toutes les passions qui structurent leur rapport au monde et aux autres. La nature n’est pas mauvaise en soi, mais elle a doté les hommes de forces et de passions qui rendent la coexistence périlleuse en l’absence d’une autorité commune. C’est ce que Hobbes exprime dans un passage central :
« Si ce n'est donc que l'on veuille dire, que la nature a produit les hommes méchants, parce qu'elle ne leur a pas donné en les mettant au monde les disciplines, ni l'usage de la raison, il faut avouer qu'ils peuvent avoir reçu d'elle le désir, la crainte, la colère, et les autres passions de l'âme sensitive, sans qu'il faille l'accuser d'être cause de leur méchanceté. Ainsi le fondement que j'ai jeté demeurant ferme, je fais voir premièrement que la condition des hommes hors de la société civile (laquelle condition permettez-moi de nommer l'état de nature) n'est autre que celle d'une guerre de tous contre tous ; et que durant cette guerre il y a un droit général de tous sur toutes choses. Ensuite, que tous les hommes désirent, par une nécessité naturelle, de se tirer de cet odieux et misérable état dès qu'ils en reconnaissent la misère. Ce qu'ils ne peuvent point faire, s'ils ne conviennent entre eux de céder de leurs prétentions et de leur droit sur toutes choses. »
Ce texte fondateur montre que l’état de nature est défini non comme un moment historique précis mais comme une hypothèse rationnelle : c’est le point zéro de la réflexion politique. L’homme livré à lui-même n’est pas un être naturellement sociable, il est animé par la crainte et le désir, ce qui conduit nécessairement à une situation de conflit permanent. L’état de nature est donc synonyme de « guerre de tous contre tous » (bellum omnium contra omnes), où chaque individu dispose d’un droit illimité sur toutes choses, mais où personne ne peut jouir de ce droit de manière stable, puisqu’il se heurte à la revendication identique des autres.
La misère et l’angoisse qui découlent de cet état poussent les hommes à chercher une issue. Par la raison, ils comprennent qu’il est nécessaire de sortir de cette condition invivable, et la seule solution consiste à renoncer à l’exercice illimité de leurs droits naturels pour les confier à une puissance commune. Cet acte de renoncement volontaire inaugure la société civile et fonde la souveraineté politique.
Ce raisonnement a eu une influence durable non seulement sur la philosophie politique mais aussi sur les relations internationales. Hobbes établit une analogie entre l’homme à l’état de nature et les États souverains : de même que les individus, les nations sont animées par la crainte, le désir et la volonté de se protéger. Elles se trouvent donc dans une situation analogue à la guerre de tous contre tous, marquée par la défiance, la compétition et le risque permanent de conflit. Cette vision a nourri pendant trois siècles le réalisme en relations internationales, courant qui considère que les États vivent dans un système anarchique où la sécurité ne peut être garantie que par la puissance et l’équilibre des forces.
La force de Hobbes est d’avoir montré que la condition naturelle des hommes, marquée par la peur et le conflit, se transpose dans l’ordre international : tout comme les individus, les États n’échappent jamais à la logique de la méfiance et de la recherche de sécurité.
Hobbes insiste constamment sur le rôle des passions et de la crainte dans la condition humaine. L’homme est un être complexe, traversé par le désir de puissance, le besoin de reconnaissance et la peur permanente des autres. À l’état de nature, cet enchevêtrement de passions rend impossible toute stabilité, car personne ne peut être certain d’être à l’abri d’un adversaire plus fort, plus rusé ou plus déterminé. Cette incertitude radicale, source d’angoisse, conduit l’homme à comprendre par la raison que la vie en dehors d’une autorité commune est invivable. L’instabilité structurelle de l’état de nature pousse donc les individus à chercher un cadre politique et juridique qui organise la coexistence et canalise les passions humaines.
C’est cette réflexion qui amène Hobbes à proposer une solution institutionnelle : les hommes doivent convenir de sortir de l’état de nature pour constituer une autorité souveraine capable de garantir la paix civile et de maintenir l’ordre. La logique hobbesienne est implacable : l’état de guerre de tous contre tous ne peut être surmonté que par l’instauration d’un pouvoir fort, auquel chacun délègue son droit naturel à se protéger pour en recevoir en échange la sécurité.
Dans De Cive, Hobbes formule cette exigence avec clarté :
« Car encore que j'aie tâché de persuader par quelques raisons que j'ai mises dans le dixième chapitre, que la monarchie est plus commode que les autres formes de gouvernement (laquelle seule chose j'avoue que je n'ai pas démontrée en ce livre, mais soutenue avec probabilité, et avancée comme problématique), toutefois je dis assez expressément en divers endroits, qu'il faut donner à toute sorte d'État une égale et souveraine puissance. »
Ce passage montre que l’essentiel pour Hobbes n’est pas tant de savoir quel régime doit être préféré — monarchie, aristocratie ou démocratie — mais que tout gouvernement, quelle que soit sa forme, doit disposer d’une puissance souveraine entière et indivisible. La priorité absolue est l’efficacité de l’État en tant qu’institution dotée de l’autorité nécessaire pour imposer des règles communes et prévenir le retour au chaos de l’état de nature.
Cette position distingue Hobbes de Rousseau : là où Rousseau part du postulat que l’homme est naturellement bon et corrompu par la société, Hobbes considère que l’homme est mû par ses passions conflictuelles et que seule la raison l’amène à reconnaître la nécessité d’un ordre commun. Les deux auteurs en viennent à justifier l’institution d’un État, mais leurs conceptions anthropologiques radicalement opposées les conduisent à des visions différentes du contrat social et de la souveraineté.
La leçon hobbesienne est claire : l’état de nature est instable et destructeur, et seule la fondation d’une autorité souveraine forte permet de rendre possible le vivre-ensemble. Peu importe la forme du gouvernement, ce qui compte est l’existence d’une puissance souveraine suffisamment robuste pour imposer la paix et maintenir la société unifiée.
Hobbes se trouve confronté à une question décisive : pourquoi et comment les hommes quittent-ils l’état de nature pour entrer dans l’état de société ? Autrement dit, par quel mécanisme théorique se crée l’État ? La constatation empirique de l’insécurité originelle ne suffisait pas : il fallait une explication normative du passage d’un état chaotique à un ordre politique stable. Pour y répondre, Hobbes va puiser dans l’héritage de ses prédécesseurs, en particulier les penseurs réformés et monarchomaques, qui avaient élaboré une première esquisse de la théorie du contrat social.
Traditionnellement, les contractualistes distinguaient deux étapes successives dans la formation de l’ordre politique. La première était le pacte d’association, par lequel les hommes décidaient de vivre ensemble et de constituer un corps politique. La seconde était le pacte de soumission, au terme duquel ce corps collectif déléguait son pouvoir à un prince ou à une autorité chargée d’exercer ce pouvoir. Cette distinction permettait de soutenir que l’autorité politique, bien qu’elle s’appuie sur un contrat, restait conditionnelle : si le pacte de soumission était violé, il restait possible de se référer au pacte d’association originel pour légitimer une résistance, voire une révolte contre le souverain.
Hobbes reprend cette théorie, mais il en opère une transformation radicale. Dans le Léviathan, il critique l’erreur de ses prédécesseurs qui, selon lui, ont artificiellement séparé le pacte en deux opérations distinctes. Pour Hobbes, le pacte d’association et le pacte de soumission ne sont pas deux moments successifs : ils doivent être réduits en une seule et même opération. La décision de vivre ensemble et la délégation du pouvoir à une autorité commune sont inséparables. En entrant dans la société civile, les hommes passent un contrat unique qui institue d’un seul coup le Léviathan.
Cette innovation conceptuelle est capitale. Si l’on maintient deux contrats distincts, il demeure une possibilité de réversibilité : on peut invoquer le pacte d’association pour contester ou retirer la soumission au souverain. En revanche, si le contrat est unique, aucune porte de sortie n’existe. L’abandon des droits naturels au profit de l’État est définitif, car il constitue la condition même de l’existence de la société. Pour Hobbes, vouloir séparer les deux opérations, c’est maintenir une illusion dangereuse : celle de croire que l’on peut contester l’autorité souveraine tout en préservant l’ordre social.
La conséquence en est l’affirmation d’un État fort et indivisible. Les hommes, ayant pris conscience de l’impossibilité de survivre durablement à l’état de nature, se réunissent et décident d’un seul geste de céder une part essentielle de leurs droits individuels à une entité commune : le Léviathan. Ce dernier concentre et incarne la puissance souveraine, garantissant la paix civile et empêchant le retour à la guerre de tous contre tous.
L’originalité de Hobbes est donc d’avoir éliminé l’idée de réversibilité et de conditionnalité qui restait présente chez les monarchomaques. En réduisant le contrat à une seule opération, il ferme définitivement la porte à la résistance politique et donne naissance à une souveraineté absolue, stable et durable. Le Léviathan n’est pas seulement un arbitre entre les passions : il est le produit d’un transfert irrévocable de droits qui fonde pour la première fois une définition moderne de l’État.
Hobbes reprend à Jean Bodin une idée décisive, celle de la souveraineté, qu’il place au cœur de son système politique. Pour Bodin, la souveraineté est absolue, indivisible et perpétuelle ; Hobbes transpose directement ces attributs dans sa propre philosophie, mais en leur donnant une portée encore plus systématique. Une fois que les hommes ont quitté l’état de nature et confié leur puissance au Léviathan, celui-ci devient le détenteur d’une souveraineté qui ne peut être ni partagée, ni limitée, ni suspendue. La souveraineté hobbesienne est totale : elle définit l’État comme une entité unique qui concentre en elle toute l’autorité politique.
Cette souveraineté s’exprime à travers trois critères fondamentaux qui structurent la pensée de Hobbes :
- Le pouvoir de faire et de défaire la loi. Celui qui détient la souveraineté a le monopole de la fonction législative. Le souverain est le législateur suprême, capable non seulement d’édicter des lois mais aussi de les abroger. Ce pouvoir de produire et de défaire la norme est la marque essentielle de la souveraineté, car il exprime la capacité de décider ce qui doit valoir pour l’ensemble de la communauté politique.
- Le pouvoir de définir ce qui est juste. Pour Hobbes, la justice n’est pas une valeur transcendante ou universelle : elle n’existe pas dans l’état de nature, où règne seulement le droit de chacun sur toutes choses. La justice est une construction humaine qui naît avec la loi. C’est pourquoi le souverain, en produisant la loi, définit en même temps ce qui est juste et injuste. Cette approche positiviste — qui fait de la justice une institution et non une essence universelle — confère au souverain un rôle décisif dans l’organisation de la vie collective.
- L’immunité du souverain face aux lois. Parce qu’il est la source de la loi, le souverain n’est pas tenu par les règles qu’il édicte. Il est au-dessus des lois, non par privilège personnel, mais parce que son autorité est la condition même de l’existence de la loi. Cette idée, qui choque nombre de ses successeurs, marque une rupture profonde : l’État n’est pas un sujet de droit comme les autres, mais un pouvoir fondateur du droit, un « Dieu mortel » pour reprendre la célèbre formule du Léviathan.
Toutefois, cette concentration absolue du pouvoir n’implique pas un arbitraire illimité. Hobbes introduit dans son système des obligations essentielles qui pèsent sur le souverain et qui montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’une apologie de la tyrannie. Trois devoirs sont particulièrement mis en avant :
- Assurer la sécurité des citoyens. Pour Hobbes, un pouvoir qui ne garantit pas la sécurité physique de ses sujets ne mérite pas le nom d’État. La finalité première de la souveraineté est de protéger la vie des individus. Un prince qui échoue dans cette tâche trahit sa fonction souveraine.
- Garantir l’égalité des droits. Hobbes affirme, avec une audace remarquable pour son temps, que les hommes naissent libres et égaux en droits. L’égalité est un principe inscrit dans l’état de nature, où aucune hiérarchie naturelle ne justifie la domination d’un homme sur un autre. Le souverain doit donc veiller à maintenir cette égalité dans l’ordre civil.
- Obligation de réussite. Le souverain doit non seulement exercer l’autorité, mais encore la rendre efficace. La souveraineté implique un devoir de résultat : maintenir l’ordre, garantir la paix et protéger les droits. Un État qui échoue à remplir ces missions fondamentales se condamne lui-même à l’échec.
Ce modèle débouche sur une définition de l’État moderne : un pouvoir fort, concentré et unifié, mais fondé sur des principes qui visent à garantir la sécurité, l’égalité et la stabilité. Hobbes propose un État qui dépasse l’arbitraire des princes médiévaux, en l’ancrant dans une architecture rationnelle héritée de Bodin, mais aussi en l’adaptant au contexte de la révolution scientifique et aux exigences d’une philosophie politique cohérente.
Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651
Le Léviathan est sans doute l’ouvrage le plus célèbre de Hobbes, non seulement pour la radicalité de sa pensée mais aussi pour l’iconographie qui l’accompagne. Le frontispice, réalisé par le graveur Abraham Bosse, est devenu une véritable image-manifeste de la théorie de l’État moderne.
La gravure représente une gigantesque figure humaine émergeant du paysage, tenant dans sa main droite une épée et dans sa main gauche une crosse épiscopale. Ce colosse n’est pas un homme ordinaire : son corps est constitué d’une multitude de petits personnages tournés vers sa tête, qui symbolisent les citoyens. Chacun de ces individus, en abandonnant une part de sa liberté naturelle, contribue à former la puissance du tout. Le Léviathan est donc la somme des hommes qui composent la société civile, une personne artificielle créée par le contrat social.
Les deux attributs qu’il tient dans ses mains — l’épée et la crosse — expriment la double souveraineté que Hobbes attribue à l’État : une autorité civile et militaire d’un côté, une autorité religieuse de l’autre. Le message est clair : la puissance publique doit s’exercer sans partage, aussi bien sur les affaires temporelles que sur les affaires spirituelles. L’État n’est véritablement fort que lorsqu’il détient la supériorité sur les églises et qu’il peut imposer une unité d’autorité dans la société.
Cette affirmation valut à Hobbes de vives critiques dès la publication du livre en 1651. Les autorités ecclésiastiques, anglicanes comme catholiques, s’opposèrent vigoureusement à l’idée que l’État puisse avoir une autorité institutionnelle supérieure à celle de l’Église. Elles revendiquaient leur propre souveraineté spirituelle et dénonçaient comme sacrilège la volonté hobbesienne de les subordonner à l’autorité civile. Le Léviathan fut ainsi perçu comme un texte dangereux, accusé d’athéisme et d’érastianisme, car il plaçait le pouvoir séculier au-dessus des structures religieuses.
Le titre complet de l’ouvrage — Léviathan ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d’une république ecclésiastique et civile — confirme cette double visée. L’État n’est pas seulement un pouvoir chargé de garantir la sécurité des individus dans l’ordre temporel, il doit aussi exercer une autorité sur les croyances et les institutions religieuses afin d’éviter toute fragmentation de la communauté politique. En d’autres termes, Hobbes fait du Léviathan un souverain total, détenteur de la puissance publique dans toutes ses dimensions, civiles comme spirituelles.
Ce choix marque une rupture décisive avec la tradition médiévale et renaissante, où l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle restaient séparées ou en tension permanente. Avec Hobbes, la solution proposée est radicale : l’État doit absorber la totalité des compétences, y compris celles que l’Église avait revendiquées pendant des siècles. Le Léviathan devient alors l’incarnation d’un État moderne centralisé, absolu et indivisible, garant de la paix civile et maître des consciences.
Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651, Chapitre XVII - Des causes, de la génération et de la définition de l’État
Avec le Léviathan, Hobbes propose pour la première fois une définition de l’État telle que nous l’entendons encore aujourd’hui. Il ne s’agit plus seulement, comme chez Machiavel, de réfléchir aux conditions de la République ou, comme chez Bodin, de préciser les attributs de la souveraineté. Hobbes va plus loin : il conçoit l’État comme une personne artificielle, née du contrat social, et dont la raison d’être est de rendre possible le vivre-ensemble en maîtrisant les passions humaines.
Sa réflexion part d’une question anthropologique fondamentale : qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal, et quelles sont les passions qui structurent son comportement ? Hobbes constate que l’homme est animé par des désirs contradictoires — le désir de puissance, l’orgueil, la colère, la vengeance — et que, livré à lui-même dans l’état de nature, il tend vers le conflit permanent. Les lois naturelles, comme la justice ou la réciprocité, peuvent bien être connues en théorie, mais elles n’ont aucune efficacité sans une contrainte extérieure.
Hobbes le formule avec une clarté tranchante dans le Léviathan :
« Car les lois de nature, comme la justice, l'équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu'on nous fît, d'elles-mêmes sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l'orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type. »
Ce passage condense tout l’argument hobbesien. Les lois de nature — justice, équité, modestie, pitié — sont bien réelles, mais elles demeurent impuissantes face à la force des passions. Elles relèvent de la raison, mais non de l’efficacité. Sans un pouvoir coercitif, elles restent de simples principes moraux incapables de réguler les comportements. La nature humaine est trop instable et trop marquée par l’orgueil, la partialité et le désir de vengeance pour s’autoréguler spontanément.
De là découle la nécessité d’un État fort. Seul un pouvoir souverain, craint et respecté, peut transformer ces lois naturelles en véritables règles de conduite. Hobbes insiste sur la « terreur » qu’inspire ce pouvoir, car c’est cette crainte qui garantit l’obéissance et rend possible la paix civile. Le Léviathan apparaît donc comme l’instance qui rend effectives les lois naturelles : il les arrache à leur statut purement théorique pour les convertir en normes obligatoires, sanctionnées par la force.
La définition hobbesienne de l’État repose ainsi sur une double articulation : d’une part, l’homme est un être passionné, irrationnel et dangereux livré à lui-même ; d’autre part, l’État est l’artifice qui domestique ces passions et permet de construire un ordre stable. L’État n’est pas seulement un instrument de gouvernement : il est la condition de possibilité de la société elle-même.
Si Hobbes insiste sur la force des passions et sur la crainte qui domine l’homme à l’état de nature, il ne réduit pas pour autant l’humanité à une mécanique d’instincts destructeurs. Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est précisément la raison, entendue non comme une pure faculté métaphysique, mais comme une capacité de calcul, d’anticipation et surtout de communication. L’homme est un être de langage, et c’est par ce langage qu’il devient capable de conventions, de pactes et de lois.
Hobbes insiste sur ce point en établissant une distinction nette entre l’assentiment naturel des animaux et le consentement artificiel des hommes :
« L’assentiment des animaux est naturel, celui des humains résulte seulement d’une convention, ce qui est artificiel : il n’est donc pas étonnant que quelque chose d’autre soit requis. »
Cette phrase condense l’idée que la spécificité de l’homme est d’être un être artificiel : il ne se contente pas d’instincts ou de comportements spontanés, mais il construit des conventions par la médiation du langage. Contrairement aux animaux qui obéissent à un ordre naturel, les hommes créent un ordre social et politique qui repose sur des accords explicites.
Le langage joue ainsi un rôle fondateur dans la construction de l’État. Il permet non seulement d’exprimer des désirs et des passions, mais surtout de fixer des règles, de donner naissance à des engagements contraignants et de transformer des accords en institutions. Le Léviathan est impensable sans cette faculté linguistique : c’est parce que les hommes peuvent promettre, délibérer et codifier par des mots qu’ils peuvent instituer un contrat social et s’unir en une personne artificielle.
Le caractère artificiel du politique, que Hobbes oppose à la naturalité animale, est une clé majeure de sa philosophie. L’État n’est pas le prolongement d’un instinct social inné, il est le produit d’une construction humaine consciente et rationnelle. C’est cette artificialité, médiatisée par le langage, qui permet de sortir du chaos de l’état de nature et de donner une forme durable au vivre-ensemble.
En ce sens, Hobbes ne fait pas seulement une anthropologie de la peur : il propose aussi une anthropologie du langage, où la parole devient l’outil fondamental de la raison humaine et l’instrument par lequel se fonde le politique.
Pour Hobbes, l’homme ne possède pas de sociabilité naturelle. À l’état de nature, livré à ses passions et à ses désirs, il ne peut maintenir une coexistence pacifique durable. Il n’existe pas, comme le soutiendra plus tard Rousseau, un instinct social spontané qui pousserait les hommes à coopérer. Au contraire, la condition naturelle de l’homme est marquée par la rivalité, la peur et l’insécurité. C’est pourquoi il faut inventer quelque chose d’artificiel pour permettre le vivre-ensemble : une construction qui ne découle pas de la nature, mais de la raison et du contrat. Cet artifice, c’est le Léviathan.
Hobbes le formule clairement dans un passage central du Léviathan :
« La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes. »
Ce passage concentre l’essence du projet hobbesien. La paix et la sécurité ne peuvent être garanties que si les hommes transfèrent leurs volontés multiples et contradictoires à une seule volonté commune, incarnée par un souverain ou par une assemblée. Le Léviathan n’est donc pas une simple figure d’autorité : il est la personne artificielle de l’État, créée par le contrat social, à laquelle chaque individu s’identifie et dont il reconnaît les actes comme les siens propres.
La logique est double. D’une part, la force collective des hommes est rassemblée et concentrée dans une entité unique, ce qui permet de dissuader les agressions extérieures et de prévenir les conflits internes. D’autre part, le mécanisme de représentation fait que chacun devient « auteur » des actions du souverain : obéir au Léviathan, c’est en réalité obéir à soi-même, puisque c’est le contrat originel qui a institué cette autorité.
L’État moderne est ainsi défini comme une construction artificielle née de la nécessité de sortir de l’état de nature. Il ne repose pas sur la nature humaine — marquée par la méfiance et la discorde — mais sur un artifice rationnel et contractuel qui permet de transformer une multitude d’individus en un corps politique unifié. C’est ce caractère artificiel, soutenu par la raison et la volonté commune, qui confère au Léviathan sa légitimité et sa force.
L’originalité majeure de Hobbes par rapport à ses prédécesseurs réside dans sa conception du contrat social. Là où les penseurs réformés et les monarchomaques distinguaient deux pactes — un pacte d’association pour décider de vivre ensemble et un pacte de soumission pour déléguer le pouvoir à un souverain — Hobbes réduit l’opération à un seul acte fondateur. L’État naît d’un contrat unique et irréversible, qui concentre tout le pouvoir dans une autorité commune.
Il formule cette idée avec une précision remarquable dans le Léviathan :
« J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. »
Cette phrase est décisive. Elle montre que le contrat n’est pas un échange bilatéral entre gouvernants et gouvernés, mais un pacte multilatéral entre individus, chacun renonçant à son droit naturel d’agir librement pour transférer ce pouvoir à une autorité commune. La légitimité du souverain découle non d’une relation contractuelle avec le peuple, mais de l’accord unanime des individus entre eux. En d’autres termes, les hommes ne passent pas un contrat avec le souverain : ils passent un contrat entre eux pour instituer le souverain.
Ce mécanisme rend impossible toute réversibilité. Puisque chacun a accepté de renoncer à son droit à condition que tous les autres fassent de même, il n’existe plus de fondement légitime à une résistance individuelle ou collective. Rompre avec le souverain reviendrait à rompre avec soi-même, puisque son autorité découle directement de la volonté commune exprimée dans le contrat initial.
La formule contractuelle de Hobbes traduit donc trois principes fondamentaux :
- L’unicité du contrat : vivre ensemble et obéir au souverain ne sont pas deux étapes distinctes, mais une seule opération indivisible.
- La représentation : le souverain tient « le rôle » de la personne des sujets, et chacun doit reconnaître ses actes comme les siens propres.
- L’irrévocabilité : le transfert de droits naturels est définitif, car il constitue la condition même de la paix et de la société civile.
À travers cette formule lapidaire, Hobbes met en place le cœur de sa théorie politique : le Léviathan comme produit d’un acte d’autorisation totale, une personne artificielle qui concentre toute la puissance collective et qui garantit, par sa force, la paix et la sécurité.
Au cœur de la théorie hobbesienne se trouve une exigence fondamentale : l’égalité dans le renoncement. Chacun doit abandonner les mêmes droits, dans les mêmes conditions, afin que le contrat qui institue le Léviathan soit universel et sans exception. La seule manière d’assurer un vivre-ensemble stable est que tous les individus se soumettent de façon identique à l’autorité commune. Cette égalité radicale devant le souverain est la base de la paix civile : personne ne conserve un privilège qui le placerait au-dessus des autres, car cela recréerait immédiatement les conditions de l’état de nature.
C’est cette égalité dans le transfert des droits qui fonde l’État moderne. Pour Hobbes, la société ne naît pas d’une hiérarchie naturelle ou d’un privilège héréditaire, mais d’un pacte volontaire où chacun renonce à la même liberté originelle pour se placer sous une autorité unique. De ce processus émerge une personne artificielle qui incarne la communauté entière. Hobbes en donne une définition saisissante dans le Léviathan :
« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. »
Ce passage est décisif à plus d’un titre. D’abord, il consacre l’idée que l’État — la Civitas — est une création artificielle, née d’un acte fondateur unique. Ensuite, il donne au Léviathan une dimension presque sacrée : il est qualifié de « dieu mortel », chargé d’assurer la paix et la protection des hommes, fonctions jusque-là attribuées à la providence divine. L’État devient ainsi l’autorité suprême dans l’ordre terrestre, le seul garant de la sécurité et de la stabilité.
Cette conception sera reprise et transformée par Rousseau. Là où Hobbes fonde la République sur la peur et sur le renoncement égal aux droits naturels au profit d’un souverain indivisible, Rousseau reformulera l’idée en insistant sur la volonté générale et sur la liberté retrouvée dans l’obéissance à la loi que chacun s’est donnée. Les deux philosophies partagent cependant un même point de départ : le contrat social repose sur l’égalité absolue des individus devant l’État.
La force du texte de Hobbes tient à la puissance de son imaginaire. Le Léviathan n’est pas seulement une figure de l’autorité politique : il est l’incarnation de l’unité du corps social, le « dieu mortel » dont l’existence garantit que la guerre de tous contre tous ne reviendra pas. À travers cette métaphore, Hobbes fixe définitivement le concept moderne d’État comme une entité supérieure, artificielle et souveraine, devant laquelle tous les hommes sont égaux.
Chez Hobbes, l’État n’est pas seulement une structure d’administration ou une entité juridique : il est conçu comme une personne artificielle à laquelle tous les individus délèguent leurs droits et leur force. Par ce transfert, ils deviennent les auteurs des actes du souverain, si bien que celui-ci incarne littéralement la communauté politique tout entière. Le Léviathan est ainsi présenté comme un « dieu mortel », supérieur à chacun de ses membres pris isolément, et auquel il faut obéissance absolue pour préserver la paix et la sécurité.
Hobbes le définit avec une clarté saisissante dans un passage central du Léviathan :
« Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection. »
Cette phrase condense toute la philosophie politique de Hobbes. L’État est une fiction rationnelle : il n’existe pas naturellement, mais il est le résultat d’un pacte volontaire où chacun reconnaît dans le souverain l’auteur de ses propres actions. L’État devient une personne collective, distincte des individus mais constituée par eux. Cette personnification est capitale : elle permet de comprendre l’État comme un acteur doté de volonté, de moyens et d’autorité, capable de parler et d’agir au nom de tous.
En qualifiant l’État de « dieu mortel », Hobbes souligne son caractère suprême dans l’ordre terrestre. Sous le Dieu immortel, seul détenteur de la souveraineté divine, le Léviathan est la puissance qui garantit la paix civile et protège les hommes de leur propre violence. Sa légitimité vient non d’un mandat divin, mais d’une construction humaine : les conventions mutuelles qui unissent les individus et les amènent à reconnaître collectivement une seule volonté souveraine.
L’État hobbesien est donc à la fois fragile et puissant : fragile parce qu’il repose sur une construction artificielle, qui peut se défaire si le pacte est rompu ; puissant parce qu’il concentre en lui la totalité de la force et des droits transférés par les individus. Ce modèle rompt définitivement avec les conceptions médiévales du pouvoir, qui faisaient de l’autorité politique une délégation de Dieu. Chez Hobbes, c’est le contrat entre les hommes qui engendre le souverain, et c’est ce souverain qui devient le fondement de la loi, de la justice et de la protection commune.
L’originalité de Hobbes réside dans sa volonté d’appliquer une méthode scientifique et géométrique au domaine politique. Pour lui, l’État doit être défini avec la même rigueur qu’une figure mathématique, par des axiomes clairs et des déductions nécessaires. Dans le Léviathan, cette démarche aboutit à une définition qui repose sur la logique du contrat unique et sur l’artificialité du corps politique.
Le souverain, qu’il s’agisse d’un monarque ou d’une assemblée, est la personne artificielle dans laquelle la multitude s’unit. L’État, défini comme une « personne unique » instituée par les conventions mutuelles, se voit confié à un détenteur qui incarne et exerce cette volonté commune. Hobbes le formule ainsi :
« Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET. »
Cette phrase opère une clarification radicale. D’un côté se trouve le souverain, dépositaire de la puissance publique et détenteur de la souveraineté absolue. De l’autre, tous les autres individus, désormais appelés « sujets », qui se sont liés par le contrat en reconnaissant le souverain comme auteur de leurs actions collectives. Il n’existe pas de troisième voie : toute personne dans la société est soit souverain, soit sujet. La division médiévale et renaissante entre divers ordres et pouvoirs est ainsi abolie au profit d’une structure binaire et rigoureuse.
La portée de cette définition est considérable. En désignant le souverain comme le seul dépositaire de la « personne » artificielle de l’État, Hobbes inaugure une conception moderne du pouvoir où l’autorité légitime se concentre dans une instance unique. Cette concentration absolue fait de l’État l’unique détenteur du droit de contraindre, d’imposer des lois et, en dernier ressort, d’user de la force.
Ce raisonnement a marqué durablement la pensée politique occidentale. Lorsque Max Weber, au début du XXe siècle, formule sa célèbre définition de l’État comme l’« entreprise politique de caractère institutionnel qui revendique avec succès, dans l’application du droit, le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné », il s’inscrit dans la continuité de Hobbes. La formule weberienne, qui condense des siècles d’évolution conceptuelle, n’est intelligible que si l’on a en tête l’idée hobbesienne de l’État comme souverain unique, légitime, et dépositaire de la force commune.
Hobbes ne se contente donc pas d’inventer une image frappante avec le Léviathan : il pose les bases scientifiques et conceptuelles d’une définition de l’État qui influencera la théorie politique jusqu’à la modernité tardive.
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L’État est le souverain, vient la question de qui est donc cet État ?
Pour Hobbes, le souverain est l’État qui est un Homme ou une assemblée d’hommes qui fait ou défait la loi, c’est une vision descendante ; pour Rousseau, le peuple est souverain, c’est une vision ascendante.
Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651, Chapitre XVIII - Des droits des souverains par institution
« Une république est dite être instituée quand une multitude d'hommes s'accordent et conviennent par convention ; chacun avec chacun, que, quels que soient l'homme, ou l'assemblée d'hommes auxquels la majorité donnera le droit de présenter la personne de tous, c'est-à-dire d'être leur représentant, chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme, ou assemblée d'hommes, de la même manière que si c'étaient ses propres actions et jugements. »
Le souverain a un certain nombre de droits et d’obligations ensuite :
- 4. Les actions du souverain ne peuvent être mises en accusation justement par les sujets
- 5. Quoi que fasse le souverain, il ne peut être puni par les sujets
- 6. Le souverain est juge de ce qui est nécessaire à la paix et à la défense de ses sujets et juge des doctrines qui doivent leur être enseignées
- 7. Le droit de faire des règles par lesquelles les sujets sauront ce qui appartient en propre à chacun de sorte que nul autre ne pourra l’approprier sans injustice
Ce chapitre XVIII énumère tous les droits du souverain.
« Ces règles de la propriété (ou meum et tuum), et du bon, du mauvais, du légitime, et de l'illégitime dans les actions des sujets sont les lois civiles 85, c'est-à-dire les lois de chaque République en particulier, quoique la dénomination de loi civile soit désormais restreinte aux antiques lois civiles de la cité de Rome, lois qui, quand cette cité était la tête d'une grande partie du monde, étaient chez nous à cette époque la loi civile. »
C’est une idée très importante, nous avons vu que pour Hobbes il y a deux catégories de lois : les lois naturelles et les lois civiles. Les lois naturelles régissent l’état de nature et les lois civiles sont les lois positives qui régissent les lois à l’état de société ; lorsque nous vivons ensemble, nous ne sommes plus sous les lois naturelles, mais les lois civiles.
La question est de savoir quelle loi et où ?
Si la liberté est une loi fondamentale et naturelle, mais pas une nécessairement une loi civile, car aucune loi ne garantit notre liberté par hypothèse ; à partir de Hobbes, on réfléchit à où mettre quoi et notamment où mettre une loi fondamentale. Aujourd’hui, le droit de propriété est un droit fondamental, la question à l’époque de Hobbes est de savoir si la propriété est un droit naturel aujourd’hui interprété comme un droit fondamental.
Est-ce la loi naturelle ou la loi des hommes qui module la propriété ? La propriété est-elle un droit fondamental ou pas ? Est-ce que le législateur peut modifier ce droit à la propriété ?
La question de Hobbes et de savoir si on en fait une loi naturelle on ne peut y toucher, mais si on en fait une loi civile on peut y toucher sans violer une loi fondamentale ou naturelle. Dans ce débat, Hobbes va prendre clairement position, la propriété est une institution humaine ne relevant pas d’une autorité supérieure ne pouvant être justifiée au nom d’une loi fondamentale ; la propriété chez Hobbes est certes importante, mais le mien ou le tien relève d’une loi civile.
Si un État décide de restreindre le droit à la propriété, il peut le faire allant à l’encontre de bon nombre de penseurs de l’époque. Rousseau rejoindra Hobbes en ce sens que pour lui « ces règles de propriété sont des lois civiles ». Il faut retenir que le droit de propriété n’est pas inviolable, si le législateur décide d’atteindre à la propriété parce que ce n’est pas une loi fondamentale, il peut le modifier ; Hobbes n’est pas un partisan du droit de propriété : « ces droits sont indivisibles ».
Pour qu’un État soit fort, il faut une souveraineté, absolue, indivisible et perpétuelle rejoignant Bodin sur ce point. La définition est l’explication des lois civiles est au chapitre XXVI, Hobbes propose une définition des lois civiles.
C’est intéressant de définir un État fort, mais cela pose la question de la liberté ? Est-ce qu’avec un État fort, avons-nous encore des espaces de liberté ? Puisque les hommes sont indisciplinés, il faut une structure qui les tienne ensemble, mais cet État a-t-il tous les pouvoirs ou n’empiète-t-il pas celle de ses sujets ?
Au chapitre XXI Hobbes va propose une définition de la liberté des sujets qui fait encore aujourd’hui débat :
« LIBERTY ou FREEDOM signifient proprement l'absence d'opposition (par opposition, j'entends les obstacles extérieurs au mouvement) et ces deux mots peuvent être appliqués aussi bien aux créatures sans raison et inanimées qu'aux créatures raisonnables. »
Pour Hobbes, l’être humain est libre tant qu’il n’a pas d’obstacles extérieurs qui l’arrêtent, en d’autres termes, un homme privé de liberté est un homme physiquement enchainé, enfermé ; en fait, un homme libre est un homme qui n’est pas astreint par des contraintes physiques et extérieures. Pour Hobbes, toute autre forme de contrainte n’atteint pas la liberté des hommes ; que l’on dise « la bourse ou la vie », on est libre, la contrainte n’est pas physique, bien évidemment c’est une vision très réduite de la liberté et de la contrainte.
Tous les contemporains de Hobbes vont au fond critiquer terriblement cette vision des sujets, pour Hobbes la question est d’arriver à définir une contrainte intérieure : l’individu est libre seulement et seulement s’il n’y a pas d’obstacle extérieur, une contrainte intérieure n’est pas considérée comme attentatoire à la liberté.
En définissant la liberté de manière assez réductive, par extension il fait de l’État le titulaire de pouvoirs étendus, au fond chez Hobbes l’État a des pouvoirs très étendus tant qu’il n’atteint pas à notre sécurité physique, si l’État menace on est encore libre, car il n’enferme pas.
Hobbes définit la liberté en miroir d’un État fort, définit la liberté des citoyens en la manière que l’État fort permet d’exister.
« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligence, n'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, c’est un abus de langage. »
La liberté correspond à une menace au corps. Avec Hobbes, aboutit la réflexion sur l’État et est proposée la première définition moderne de l’ÉTAT et d’un État fort avec des pouvoirs étendus permettant aux êtres humains de vivre à l’état de société.
Après Hobbes, on ne va plus contester la définition morale de l’État qu’il a proposé, personnel moral, titulaire de la souveraineté représentant les individus, mais on va contester son rapport avec les individus et son importance, son rôle de pouvoir absolu et sa capacité à envahir la sphère privée des individus. Après Hobbes, il ne s’agit plus de reformuler la définition de l’État, mais de réfléchir à sa place et à sa relation avec les individus.
Annexes
- Bodin, Jean. "Methodus Ad Facilem Historiarum Cognitionem." Gallica. <http://gallica.bnf.fr/ark%3A/12148/bpt6k111605f/f1.image.langEN>.
- Les Six Livres de la République. (2013, août 27). Wikisource. Page consultée le 08:30, août 27, 2013 à partir de //fr.wikisource.org/w/index.php?title=Les_Six_Livres_de_la_R%C3%A9publique&oldid=4204061.
- Jean Bodin, notre contemporain par Jacques Sapir url:https://russeurope.hypotheses.org/5155


