« La naissance du concept moderne de l’État » : différence entre les versions

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Ces trois apports forment le socle sur lequel va s’élever la première définition pleinement moderne de l’État. C’est Thomas Hobbes qui, au XVIIᵉ siècle, en tirera toutes les conséquences. Chez lui, la ''respublica'' devient l’État, entité morale indifférente aux passions et aux divisions, conçue comme une personne artificielle dont la raison d’être est d’incarner la souveraineté. Hobbes héritera de Bodin la triple caractérisation de la souveraineté, mais il lui donnera un cadre systématique en l’intégrant dans une conception mécaniste et rationnelle du pouvoir.
Ces trois apports forment le socle sur lequel va s’élever la première définition pleinement moderne de l’État. C’est Thomas Hobbes qui, au XVIIᵉ siècle, en tirera toutes les conséquences. Chez lui, la ''respublica'' devient l’État, entité morale indifférente aux passions et aux divisions, conçue comme une personne artificielle dont la raison d’être est d’incarner la souveraineté. Hobbes héritera de Bodin la triple caractérisation de la souveraineté, mais il lui donnera un cadre systématique en l’intégrant dans une conception mécaniste et rationnelle du pouvoir.


= Le concept moderne d’État : Le Léviathan de Thomas Hobbes (1588 - 1679) =
= Le concept moderne d’État : ''Le Léviathan'' de Thomas Hobbes (1588-1679) =


[[Image:Thomas Hobbes (portrait).jpg |right|thumb|200px|Thomas Hobbes: portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres).]]
[[Image:Thomas Hobbes (portrait).jpg |right|thumb|200px|Thomas Hobbes: portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres).]]


Hobbes a proposé cette synthèse dans un contexte qui a changé, il ne fait pas la synthèse de Machiavel et de Bodin hors contexte. Hobbes est important parce qu’il révolutionne la philosophie politique ainsi que le droit en donnant une nouvelle signification au terme d’État, mais surtout en voulait proposer pour la première fois dans l’histoire une science du politique.  
Le XVIIᵉ siècle marque une étape décisive dans l’histoire de la pensée politique avec l’œuvre de Thomas Hobbes. Né en 1588 et témoin des guerres civiles anglaises, Hobbes propose une synthèse inédite des réflexions antérieures, mais dans un contexte profondément transformé. Il ne se contente pas de reprendre Machiavel ou Bodin : il élabore une conception nouvelle, fondée sur une ambition inédite, celle de créer une véritable science du politique.  


Machiavel, Luther, Calvin, Bodin n’avait pas pour objectif de proposer une vision du politique fondée sur la science. Hobbes veut fonder une nouvelle science de la morale et du politique.
Machiavel avait séparé la politique de la morale religieuse ; Luther et Calvin avaient débattu de l’obéissance et de la résistance au pouvoir ; Bodin avait défini la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable. Mais aucun d’eux n’avait prétendu donner au politique une assise scientifique. Hobbes, influencé par la révolution scientifique et la méthode géométrique, veut fonder une nouvelle science de la morale et du politique, rigoureuse, démonstrative et universelle.


Ce qui est important est que Hobbes tente de répondre à des questions qui nous concernait encore aujourd’hui, il pose tout d’abord la question de savoir ce qu’est la liberté individuelle, il s’interroge sur ce qu’on appelle les droits individuels, savoir s’il y a des droits indissociablement liés à notre personne et il va affirmer l’existence de ces droits.  
Le projet hobbesien est ambitieux : il s’agit de répondre rationnellement aux questions les plus fondamentales. Qu’est-ce que la liberté individuelle ? Quels sont les droits qui nous sont attachés par nature et que personne ne peut nous enlever ? Quelle est la place de la loi dans la communauté politique ? Loin de se limiter à une simple réflexion juridique, Hobbes interroge les fondements mêmes de l’ordre social.


Hobbes cherche à comprendre la place de la loi dans la communauté politique, cette entité morale nouvelle qu’il appellera l’État, le Léviathan qui produit la loi, quel rôle donner à la loi ? Doit-elle être l’expression de la volonté générale, l’expression du souverain, doit-elle limiter nos droits individuels ou pas ? Quelle relation entretenons-nous avec la loi ? Qu‘est-ce que la loi, quelles sont les limites et comment l’appliquer ?
Il part de l’idée que les hommes possèdent par nature des droits inaliénables, liés à leur existence même. Le premier de ces droits est la liberté de conserver sa propre vie, d’user de tous les moyens nécessaires à sa survie. Cette conception le conduit à décrire l’état de nature comme une condition où chacun exerce ce droit sans limite, ce qui engendre inévitablement un conflit permanent : la guerre de tous contre tous (''bellum omnium contra omnes''). Dans cet état, la liberté est totale mais la sécurité inexistante.


Avec Hobbes, une nouvelle définition de l’État se met en place : un État souverain à l’origine des lois qui a un pouvoir absolu sur les individus.  
Pour sortir de cette situation intenable, les hommes passent un pacte : ils décident d’abandonner leur droit naturel d’user de la force pour le transférer à une entité commune, qui les représentera tous et détiendra la souveraineté. Cette entité est l’État, que Hobbes appelle le ''Léviathan''. Contrairement à Bodin, qui parlait encore de ''res publica'', Hobbes introduit explicitement le terme moderne d’État, conçu comme une personne artificielle, une entité morale supérieure, née du consentement des individus et dotée de tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la paix.
 
La nouveauté est décisive : pour la première fois dans l’histoire, l’État est défini comme une construction rationnelle et artificielle, distincte à la fois des individus qui le composent et du prince qui l’incarne. L’État produit la loi, et la loi devient l’expression de la souveraineté de cette personne artificielle. Hobbes pose ainsi la question : la loi doit-elle limiter nos droits individuels ? Jusqu’où va son pouvoir ? Quelle relation entretenons-nous avec la loi, nous qui l’avons voulue en transférant nos droits ?
 
Sa réponse est radicale : l’État souverain, une fois institué, détient un pouvoir absolu sur les individus. Le Léviathan a autorité pour édicter les lois, juger, punir et contraindre. La liberté individuelle subsiste, mais elle est redéfinie : elle consiste désormais en l’absence d’entraves extérieures dans le cadre fixé par la loi. Ce n’est plus une liberté illimitée, mais une liberté protégée par l’ordre que garantit le souverain.
 
Avec Hobbes, le concept moderne d’État prend une forme nouvelle. L’État est une entité souveraine à l’origine des lois, disposant d’un pouvoir absolu nécessaire pour maintenir la paix et empêcher le retour à la guerre civile. En inscrivant la souveraineté dans une construction rationnelle et artificielle, Hobbes transforme l’héritage de Machiavel et de Bodin en un véritable système, qui demeure l’un des fondements de la philosophie politique moderne.


== Biographie ==
== Biographie ==

Version du 14 septembre 2025 à 20:30


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La naissance du concept moderne de l’État constitue l’un des tournants majeurs de l’histoire politique européenne. Elle ne se réduit ni à l’affermissement des monarchies, ni à l’évolution des techniques administratives, mais correspond à une mutation profonde des catégories de pensée à travers lesquelles le pouvoir est conçu, légitimé et exercé. Là où l’ordre médiéval se caractérisait par une pluralité d’autorités concurrentes – papauté, empire, principautés, seigneuries, communes urbaines – l’époque moderne voit s’imposer progressivement l’idée d’un centre politique unique, souverain et territorialement circonscrit. Cette transformation ne relève pas d’un événement ponctuel mais d’un long processus où se croisent bouleversements religieux, conflits armés et innovations intellectuelles.

Les guerres de religion du XVIᵉ siècle mettent en évidence l’incapacité de l’ancien ordre à garantir la paix civile. La fragmentation des loyautés entre autorité spirituelle et autorité temporelle engendre une crise qui appelle de nouvelles solutions conceptuelles. C’est dans ce contexte que Machiavel fonde une réflexion autonome sur la politique, distincte des prescriptions théologiques et morales, en définissant l’art de gouverner comme une pratique rationnelle et efficace. Quelques décennies plus tard, Bodin formule la notion de souveraineté comme pouvoir absolu, indivisible et perpétuel, conférant au prince la capacité de trancher sans appel et d’incarner la continuité de l’ordre politique. Cette conceptualisation fournit aux monarchies européennes un cadre théorique pour légitimer leur autorité face aux pouvoirs concurrents.

Au XVIIᵉ siècle, Hobbes pousse cette logique à son terme. Dans le contexte des guerres civiles anglaises, il conçoit l’État comme un artifice contractuel destiné à mettre fin à l’anarchie naturelle des hommes. L’autorité souveraine, incarnée par le Léviathan, devient la condition de la paix et de la sécurité, ce qui consacre l’idée d’un pouvoir suprême, extérieur aux divisions religieuses et aux querelles féodales. Parallèlement, l’ordre international issu des traités de Westphalie en 1648 fixe les principes d’indépendance et de reconnaissance mutuelle entre unités politiques souveraines, instituant un système étatique qui dépasse le cadre des royaumes pour devenir la grammaire des relations entre puissances.

L’État moderne apparaît ainsi comme une invention à la fois théorique et institutionnelle, indissociable de la recomposition des rapports de pouvoir à l’intérieur des sociétés et de la stabilisation d’un ordre interétatique. Comprendre sa naissance implique d’articuler la dimension conceptuelle – les catégories de souveraineté, d’autorité, de légitimité – avec les dynamiques historiques qui les ont rendues nécessaires et intelligibles. C’est de cette rencontre entre expériences de crise et innovations intellectuelles qu’est issue l’idée d’État telle qu’elle structure encore aujourd’hui la pensée politique.

Jean Bodin et la question de la souveraineté

Jean Bodin.

Jean Bodin (1529-1596) occupe une place centrale dans l’histoire de la pensée politique moderne. Juriste de formation, ayant étudié le droit à Toulouse, il est aussi un philosophe et un historien attentif aux évolutions de son temps. Son œuvre s’élabore dans le contexte troublé des guerres de Religion en France, marqué par la contestation de l’autorité monarchique et par la montée en puissance des théories dites « monarchomaques », qui justifiaient la résistance active, voire le renversement du souverain jugé tyrannique. C’est précisément en réaction à cette remise en cause de l’autorité royale que Bodin développe sa conception de la souveraineté : indivisible, absolue et perpétuelle.

Son apport majeur se déploie dans deux ouvrages fondamentaux. La Méthode pour étudier l’histoire (1566) constitue un premier effort pour examiner comparativement les régimes politiques et dégager les régularités de leur fonctionnement. Ce travail érudit s’inscrit dans une perspective humaniste et comparative, puisant aussi bien chez Aristote et Polybe que dans les traditions juridiques médiévales. Mais c’est dans Les Six Livres de la République (1576) que Bodin formule une véritable théorie de l’État, en définissant la souveraineté comme le pouvoir suprême de commandement dans une communauté politique. Cette souveraineté est, selon lui, l’attribut qui confère son unité et sa permanence à l’État, quelle que soit la forme qu’il adopte (monarchie, aristocratie, démocratie).

L’interrogation centrale de Bodin porte sur les compétences qui doivent être exercées par une autorité unique, sans partage possible. Héritier de la tradition romaine, il reprend la distinction entre l’imperium merum – pouvoir de commandement majeur, lié aux armes, au glaive et à la justice souveraine – et l’imperium mixtum, qui renvoie à des formes d’autorité partagée ou limitée. Mais là où les juristes romains admettaient une possible division des prérogatives, Bodin insiste sur la nécessité de les concentrer dans une seule instance, faute de quoi la stabilité de l’État serait compromise. Il écarte donc l’idée d’une souveraineté divisible, qu’elle soit entre plusieurs ordres internes ou entre puissances spirituelles et temporelles.

Cette réflexion s’accompagne d’une démarche comparatiste originale. Bodin analyse l’histoire des nations, les coutumes locales et les systèmes juridiques particuliers afin de montrer que, malgré la diversité des pratiques, une constante se dégage : la survie et la force d’un État reposent sur l’unité de son pouvoir souverain. Il accorde une place déterminante aux coutumes, mais en souligne les limites : elles peuvent varier et évoluer, tandis que la souveraineté, elle, demeure inaltérable et perpétuelle. Dans cette perspective, Bodin ne se contente pas de réaffirmer l’autorité monarchique : il théorise un principe abstrait, valable pour toute forme de gouvernement, qui fonde la légitimité et l’efficacité de l’État moderne.

En définissant la souveraineté comme un pouvoir absolu (c’est-à-dire non soumis à une autorité supérieure), indivisible (ne pouvant être fragmenté entre différents détenteurs) et perpétuel (s’exerçant sans interruption, indépendamment de la personne du souverain), Bodin pose les bases conceptuelles de l’État moderne. Sa pensée rompt avec les équilibres médiévaux entre pouvoirs concurrents et fournit aux monarchies européennes un langage théorique permettant de légitimer la centralisation du pouvoir. À ce titre, il est souvent considéré comme l’un des véritables artisans de la conceptualisation de l’État moderne, car il élabore une théorie qui transcende les contingences politiques de son époque et continue d’éclairer la réflexion sur la nature de l’autorité publique.

Avant de devenir le grand théoricien de la souveraineté absolue et indivisible, Jean Bodin élabore une première définition du concept dans son ouvrage de 1566, La Méthode pour étudier l’Histoire. Cet essai, à la croisée de l’humanisme juridique et de la philosophie politique, propose une véritable étude comparée des régimes. Fidèle à l’esprit renaissant de retour aux sources, Bodin rassemble les lois, coutumes et institutions de multiples peuples afin de dégager les régularités et d’identifier les fondements de l’autorité publique. Son projet est d’établir une science politique qui ne se contente pas de décrire les faits mais qui en dégage les principes universels.

Dans cette perspective, Bodin parvient à une première définition de la souveraineté en la caractérisant par cinq attributs fondamentaux qui, selon lui, se retrouvent dans tout pouvoir suprême, quel qu’en soit le détenteur :

  1. La désignation des magistrats et l’attribution de leurs compétences : c’est au souverain qu’appartient le droit de nommer les officiers et de définir leurs prérogatives.
  2. L’établissement et l’abolition des lois : seule l’autorité souveraine peut promulguer des lois générales et les abroger.
  3. La décision de la guerre et de la paix : l’initiative des grandes affaires extérieures appartient exclusivement au détenteur de la souveraineté.
  4. Le jugement en dernier ressort : le souverain se réserve la faculté de trancher les litiges lorsque toutes les voies de recours sont épuisées.
  5. Le pouvoir de vie et de mort : ultime attribut, il consacre l’autorité suprême comme gardienne de la justice et de l’ordre.

Par cette énumération, Bodin accomplit une véritable clarification des compétences politiques. Il distingue ce qui appartient en propre au souverain de ce qui relève d’autorités subalternes, apportant ainsi une définition juridique précise de la souveraineté. Cette première conceptualisation entraîne plusieurs conséquences majeures.

D’abord, elle permet de répondre aux monarchomaques. Ces derniers, en justifiant le droit de résistance ou même de régicide, fragilisaient l’autorité monarchique. En fixant clairement les prérogatives de l’autorité souveraine, Bodin contribue à restaurer la légitimité du pouvoir central et à désamorcer les arguments de ses adversaires.

Ensuite, il rompt avec la tradition humaniste qui exaltait la constitution mixte à la manière de Machiavel et de ses héritiers. L’idéal romain d’un équilibre entre monarchie, aristocratie et démocratie supposait une répartition du pouvoir entre plusieurs organes. Bodin rejette cette idée, estimant qu’elle dilue l’autorité et menace l’unité de l’État. En ce sens, il s’oppose à la fragmentation de la souveraineté et affirme le principe d’indivisibilité.

Il va plus loin en soulignant le danger d’un État dans lequel les pouvoirs se contrôlent mutuellement et se neutralisent. Pour Bodin, une telle architecture produit la confusion, la paralysie et, en définitive, l’affaiblissement du corps politique. Le pouvoir suprême, pour être effectif, doit rester concentré et sans partage.

Toutefois, cette première tentative révèle aussi des zones d’ombre et des hésitations. Affirmer que la souveraineté est indivisible ne règle pas la question de son étendue. Jusqu’où vont les prérogatives du souverain ? Comment distinguer ce qui relève de la délégation et ce qui constitue une parcelle de souveraineté ? Bodin s’interroge, par exemple, sur la peine capitale : lorsqu’un juge condamne à mort, exerce-t-il une fraction de la souveraineté par délégation ? Et si tel est le cas, comment concilier cela avec le principe d’indivisibilité ?

Ces ambiguïtés montrent que Bodin, en 1566, n’a pas encore stabilisé sa théorie. Sa conception de la souveraineté, bien que novatrice et juridiquement rigoureuse, demeure embarrassée par la question des limites et par la difficulté de penser un pouvoir indivisible sans qu’il devienne illimité. De fait, dans La Méthode pour étudier l’Histoire, Bodin reconnaît encore l’importance des parlements et des coutumes, qui bornent l’action du roi et rappellent que le pouvoir, même suprême, ne saurait se déployer sans règles ni contrepoids.

Ce n’est que dix ans plus tard, dans Les Six Livres de la République (1576), que Bodin clarifie et radicalise sa position. Il y affirme que la souveraineté n’est pas seulement indivisible : elle est aussi absolue et perpétuelle. L’État ne peut exister sans qu’un corps, une personne ou un groupe concentre en lui tout le pouvoir. Cette reformulation marquera une étape décisive : elle donnera à la souveraineté sa définition classique et ouvrira la voie aux développements ultérieurs de Hobbes et de la théorie moderne de l’État.

Jean Bodin — Méthode pour étudier l’Histoire (1566)

Avec la Méthode pour étudier l’Histoire publiée en 1566, Jean Bodin fait une première entrée dans la réflexion théorique sur la souveraineté. Cet ouvrage, qui se veut une science comparative des régimes politiques, ambitionne d’étudier les lois et institutions des différents peuples afin de dégager les principes universels de l’autorité publique. Bodin y définit les termes avec une rigueur qui tranche sur le flou terminologique de son temps et inaugure un langage plus précis de la science politique.

Il commence par clarifier la notion de magistrat, alors débattue et incertaine. Bodin rejette les définitions trop larges et insiste sur l’ancrage concret de l’autorité :

« Le terme de magistrat ne s’applique en effet qu’à l’autorité civile ou militaire. Nous appellerons donc magistrat tout homme qui participe à l’autorité publique. »

Ainsi, tout détenteur d’une parcelle d’autorité publique est un magistrat, mais encore faut-il distinguer l’exécutant de celui qui commande véritablement. Bodin reprend les catégories du droit romain et distingue la potestas – pouvoir d’exécuter les ordres – et l’imperium – pouvoir de commander et de décider. À l’intérieur même du corps des magistrats existe donc une hiérarchie : certains n’exercent qu’une autorité déléguée, tandis que d’autres incarnent le commandement suprême.

C’est à ce point que Bodin introduit une réflexion décisive sur la souveraineté. En confrontant Aristote, Polybe, Denys d’Halicarnasse et les jurisconsultes romains, il constate que ce pouvoir suprême, nommé différemment selon les traditions (suveranitatem, summum imperium, summa rerum), recouvre en réalité la même réalité fondamentale : l’autorité sans appel qui fonde l’unité de la République. Il en propose alors une définition opératoire à travers cinq attributs essentiels :

  1. nommer les magistrats les plus élevés et définir leurs offices ;
  2. promulguer ou abroger les lois ;
  3. déclarer la guerre et conclure la paix ;
  4. juger en dernier ressort au-dessus de toutes les juridictions ;
  5. exercer le droit de vie et de mort lorsque la loi ne prévoit pas de clémence.

Par cette énumération, Bodin clarifie juridiquement ce qui distingue le pouvoir souverain de toute autre autorité. Il trace les contours de la souveraineté moderne, comprise comme la somme de ces prérogatives.

Cependant, cette première conceptualisation soulève déjà des difficultés. L’attribut du droit de vie et de mort, en particulier, introduit une tension dans son raisonnement. Si le souverain seul détient ce droit, comment comprendre alors l’acte d’un juge qui condamne un accusé à mort ? N’exerce-t-il pas, par ce geste, une parcelle de souveraineté ? Bodin résout cette contradiction en recourant à la notion de délégation. Le juge ne possède pas en propre l’autorité souveraine : il n’en est que le dépositaire temporaire, dans les limites fixées par le souverain. Comme il l’écrit en s’appuyant sur Ulpien :

« Celui qui possède d’après son statut l’autorité, la juridiction ou quelque attribut de ce genre peut le considérer comme sa propriété véritable, et il lui est loisible de le déléguer à un autre (…) mais celui qui possède une délégation ne peut pas plus la transmettre à un tiers qu’il ne ferait pour un objet prêté. »

L’indivisibilité de la souveraineté est ainsi sauvegardée : les magistrats ne détiennent jamais le pouvoir suprême, ils n’en exercent que des fragments par délégation. Ce pouvoir reste inaliénable et revient toujours à l’autorité qui en est la source.

La Méthode pour étudier l’Histoire constitue donc une première étape fondatrice. Bodin y affirme que la souveraineté est indivisible et en fixe les attributs. Mais cette définition reste encore marquée par des hésitations et des zones d’ombre, notamment sur l’étendue et les limites concrètes du pouvoir souverain. Il faudra attendre Les Six Livres de la République (1576) pour que Bodin affine et radicalise sa position en donnant à la souveraineté ses trois caractères classiques : indivisible, absolue et perpétuelle.

Dix ans après la Méthode pour étudier l’Histoire, Jean Bodin revient sur la question de la souveraineté dans son œuvre majeure, Les Six Livres de la République, publiée en 1576. Cet ouvrage marque une étape décisive : les hésitations de 1566 laissent place à une définition pleinement aboutie. La souveraineté y est désormais conçue comme indivisible, absolue et perpétuelle.

Bodin parvient à cette clarification pour deux raisons distinctes, mais complémentaires. La première est théorique. En 1566, sa définition des cinq attributs de la souveraineté était solide, mais laissait planer une ambiguïté : si le roi devait obtenir le consentement des parlements ou des États généraux pour promulguer certaines lois ou ratifier certains actes, cela signifiait en pratique que la souveraineté était partagée. Bodin, soucieux d’éliminer toute équivoque, affirme désormais que le pouvoir souverain ne se divise pas : il ne peut appartenir qu’à une seule autorité, faute de quoi l’unité de l’État se dissoudrait.

Le massacre de la Saint-Barthélemy par Giorgio Vasari, 1572-1573.

La seconde raison est politique. Depuis 1572, la France est secouée par le traumatisme de la Saint-Barthélemy, qui a renforcé les tensions religieuses et accentué l’instabilité du royaume. Dans ce contexte explosif, les monarchomaques – Théodore de Bèze, François Hotman, Junius Brutus – publient des traités qui légitiment la résistance au souverain, voire le droit de déposer ou de tuer un roi jugé tyrannique. Leur argument central est que la souveraineté réside dans le corps politique qui l’a déléguée au roi : dès lors, si ce dernier abuse de son pouvoir, le peuple ou ses représentants peuvent le reprendre. Pour Bodin, cette idée est insupportable, car elle ouvre la porte à l’anarchie et à la guerre civile. Rien n’est plus urgent, à ses yeux, que de réaffirmer l’autorité monarchique en conceptualisant la souveraineté comme un attribut unique, indivisible et perpétuel.

La pensée de Bodin est donc une pensée de l’ordre, forgée dans un contexte de désordre. Là où les monarchomaques voient un droit de résistance, Bodin voit une menace contre l’existence même de la communauté politique. Sa réponse procède par étapes. D’abord, il nie la légitimité de tout acte de résistance : omnis potestas a Deo, tout pouvoir vient de Dieu. L’obéissance au souverain est un devoir absolu du sujet. Ensuite, il admet une seule exception : la résistance est justifiée face à un « tyran usurpateur », c’est-à-dire celui qui s’empare du trône sans titre légitime. Enfin, pour neutraliser définitivement la tentation de résistance, il faut affirmer le principe d’un pouvoir suprême, sans appel : la souveraineté absolue.

Ce qui distingue Bodin est qu’il ne fonde pas cette absolutisation sur des arguments théologiques. Catholique convaincu, il n’hésite pourtant pas à emprunter les arguments de Luther et de Calvin contre la résistance pour mieux combattre les monarchomaques. Mais il cherche avant tout à donner à la souveraineté une justification rationnelle et séculière. Son argument décisif est celui de la nécessité : pour que l’État fonctionne et assure la paix civile, il faut que la souveraineté soit concentrée, indivisible et sans partage.

Ainsi, dans Les Six Livres de la République, Bodin consacre une définition devenue classique. La souveraineté est indivisible, car elle ne peut être fragmentée entre plusieurs corps ou institutions sans provoquer la division de l’État. Elle est absolue, car elle ne reconnaît aucune autorité supérieure et s’exerce dans un cadre de compétence suprême. Elle est enfin perpétuelle, car elle ne s’éteint pas avec la mort du roi ou la dissolution d’une assemblée : elle demeure dans l’État lui-même, garantissant sa continuité au-delà des contingences.

En articulant ces trois caractères, Bodin donne au concept de souveraineté une portée universelle qui dépasse son temps. En 1566, il avait fixé les attributs du pouvoir souverain ; en 1576, il en consacre la nature et l’essence. Ce passage de la précision juridique à la systématisation théorique fait de Bodin le véritable fondateur de la théorie moderne de l’État.

Dans Les Six Livres de la République, la réflexion de Bodin atteint son point culminant lorsqu’il identifie l’essence même de la souveraineté. Si elle doit être indivisible, absolue et perpétuelle, elle est avant tout définie par une prérogative spécifique : le pouvoir d’édicter et d’abroger les lois. Parmi les cinq attributs qu’il avait déjà isolés en 1566, Bodin accorde désormais une primauté décisive à la fonction législative. Le souverain est celui qui détient la faculté de faire et de défaire la loi, d’ordonner et de révoquer, d’imprimer au corps politique la norme qui fonde et règle son existence.

De cette perspective, le souverain est nécessairement le législateur. La question de savoir qui fait la loi ne se pose plus en termes institutionnels, mais en termes de principe : le législateur ne peut être que celui qui incarne la souveraineté, c’est-à-dire le roi dans la monarchie française. Pour Bodin, ce lien intime entre pouvoir souverain et pouvoir législatif est la condition même de l’ordre politique. Un État bien gouverné est celui où la fonction de législation n’est pas dispersée entre plusieurs instances, mais concentrée dans une autorité unique.

Cette affirmation, qui fait de la monarchie le régime le plus apte à incarner la souveraineté, ne doit toutefois pas être interprétée comme une justification sans réserve de l’arbitraire royal. Bodin n’est pas un théoricien de la toute-puissance sans limite : il insiste au contraire sur l’existence de freins supérieurs au pouvoir du roi. Ces freins, connus sous le nom de lois fondamentales du royaume, constituent des bornes intangibles que même le souverain ne peut transgresser. Ainsi, la loi salique, qui prescrit la transmission de la couronne par les héritiers mâles, s’impose au roi et échappe à sa volonté. De la même manière, le souverain ne peut abolir l’indisponibilité de la couronne ni modifier l’ordre de succession : la continuité dynastique transcende sa puissance.

À ces lois fondamentales s’ajoutent des limites d’ordre supérieur encore : les lois naturelles et les lois divines. Le roi, même absolu, est tenu de respecter la loi de Dieu et les principes de justice naturelle. La plus essentielle de ces lois naturelles est le droit à la liberté et à la propriété, qui interdit l’arbitraire. Bodin rappelle que le souverain ne saurait exproprier un sujet sans cause légitime ni porter atteinte à sa liberté de manière injustifiée. Le pouvoir souverain est donc suprême, mais il est inséré dans un cadre normatif qui l’empêche de se confondre avec la tyrannie.

En réinscrivant ainsi la souveraineté dans un ordre de contraintes supérieures, Bodin parvient à concilier deux exigences : d’une part, l’unité et la centralisation du pouvoir qui garantissent l’ordre et la stabilité de l’État ; d’autre part, la limitation de ce pouvoir par des principes qui en fixent les bornes légitimes. La souveraineté n’est donc pas illimitée, mais elle est inconditionnelle dans son domaine : le souverain ne relève d’aucune autre autorité politique dans la sphère des lois humaines.

La portée de cette redéfinition est immense. En plaçant la législation au centre de la souveraineté, Bodin transforme la compréhension du pouvoir politique. La souveraineté cesse d’être un simple ensemble de prérogatives juridiques : elle devient le principe constitutif de l’État moderne. Le roi n’est pas seulement chef de guerre ou juge suprême, il est avant tout législateur, garant de l’ordre juridique qui structure la communauté politique. Cette conception, reprise et développée par les théoriciens de l’absolutisme, irrigue toute la pensée moderne de l’État et influencera durablement aussi bien Hobbes que les juristes de l’époque moderne.

Jean Bodin écrit dans une époque de basculement. Tandis que l’Europe est déchirée par les guerres de Religion et que la pensée politique se réinvente sous la pression des conflits, une autre révolution, plus souterraine, s’annonce : la révolution scientifique, qui bouleverse l’ordre de la connaissance. Machiavel avait déjà tenté de dégager la politique de la tutelle morale et religieuse en la pensant comme un art autonome. Les monarchomaques, quant à eux, avaient formulé l’idée qu’il est parfois légitime de résister à l’autorité, mais seulement sous certaines conditions. Bodin, dans ce contexte, formule une réponse différente : il propose une définition de la souveraineté qui concentre le pouvoir et en fixe les contours théoriques.

Cette définition repose sur trois caractéristiques qui, pour lui, constituent l’essence même de la souveraineté. Elle est perpétuelle, car elle ne s’éteint pas avec la mort du souverain ni avec la dissolution d’une assemblée : la souveraineté est un attribut permanent du corps politique qui assure la continuité de l’ordre étatique à travers le temps. Elle est absolue, parce qu’elle ne reconnaît aucune autorité supérieure dans l’ordre humain : le souverain ne relève que de Dieu et des lois naturelles. Elle est enfin inaliénable, car elle ne peut être transférée ni fragmentée : même si des magistrats exercent certaines compétences par délégation, la souveraineté demeure indivisible et ne saurait être partagée sans provoquer la désagrégation de l’État.

Par cette formulation, Bodin confère au pouvoir souverain un caractère exclusif. Celui qui détient la souveraineté concentre en lui des compétences qui n’appartiennent qu’à lui seul, ce qui lui permet de fonder juridiquement l’unité du corps politique. En inscrivant la souveraineté dans le registre juridique et politique, il fait franchir un seuil décisif à la pensée européenne de l’autorité, jusque-là fragmentée entre pouvoirs spirituels, féodaux et urbains.

La souveraineté, pour Bodin, est rattachée à la République (res publica), c’est-à-dire à la puissance publique organisée, sans que le terme d’« État » ne soit encore consacré dans son vocabulaire. C’est cette république, comprise comme corps politique, qui détient les prérogatives souveraines et les exerce par l’intermédiaire du roi. Une telle conceptualisation rompt avec les équilibres médiévaux et installe une nouvelle logique de légitimité : l’autorité suprême devient un principe abstrait, distinct de la personne du monarque et indissociable de la continuité institutionnelle.

Cette rupture prépare l’étape suivante. Hobbes, au XVIIᵉ siècle, héritera de cette conceptualisation et la poussera plus loin en l’articulant aux méthodes et à l’esprit de la révolution scientifique. Là où Bodin désigne la république comme détentrice de la souveraineté, Hobbes identifie l’État comme une personne artificielle, un acteur collectif qui concentre et incarne en son nom propre la puissance souveraine. Bodin avait donné les critères de la souveraineté ; Hobbes en donnera la mécanique rationnelle.

ean Bodin – Les Six Livres de la République (1576)

Préface des « Les Six Livres de la République » (1576) de Jean Bodin.

La grande œuvre de Bodin, Les Six Livres de la République, publiée en 1576, marque l’aboutissement de sa réflexion et donne une forme pleinement systématique à la notion de souveraineté. Dès la préface, Bodin affirme vouloir définir avec précision ce qui constitue la République, entendue non comme une forme unique de gouvernement mais comme le cadre général de toute communauté politique organisée. C’est dans le chapitre VII, intitulé « De la souveraineté », qu’il expose la définition qui allait devenir classique et influencer durablement la pensée européenne.

« La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle de la république […] Le fondement principal de toute République et d’autant que nous avons dit que République est un droit Gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. »

Cette formule, célèbre, condense le projet bodinien. La République (res publica) n’est pas liée à une forme particulière de régime : elle peut se déployer sous les traits d’une monarchie, d’une aristocratie ou d’un gouvernement populaire. Ce qui en constitue l’essence est la détention de la puissance souveraine. Peu importe le détenteur concret – un roi, un groupe d’hommes, ou le corps politique dans son ensemble – c’est la souveraineté qui confère à la République son unité et sa légitimité. Bodin précise ensuite ce qu’il entend par le caractère perpétuel de la souveraineté :

« J’ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu’il se peut faire qu’on donne puissance absolue à un ou plusieurs à certains temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujet ; étant qu’ils sont en puissance, ils ne se peuvent appeler Princes souverains, vu qu’ils ne sont que dépositaires, et gardes de cette puissance, jusqu’à ce qu’il plaise au peuple ou au Prince la révoquer, qui en demeure toujours saisi. »

La souveraineté, en tant qu’attribut de la République, ne peut donc être temporaire. Lorsqu’une autorité reçoit des pouvoirs pour une durée déterminée, elle n’est jamais souveraine à proprement parler, mais seulement dépositaire d’une autorité qui continue de résider ailleurs. La souveraineté ne se concède pas, elle ne s’épuise pas, elle ne s’interrompt pas : elle demeure toujours saisie par la République, qui en est le véritable sujet.

César (marbre d'après l'antique), jardin des Tuileries.

Pour renforcer sa démonstration, Bodin fait appel à l’exemple de l’expérience romaine de la dictature, qui avait marqué durablement l’imaginaire politique européen. Lorsqu’un péril extrême menaçait Rome, le Sénat pouvait suspendre l’application des lois ordinaires et nommer un dictator, doté de pleins pouvoirs pour défendre la République. Ce personnage gouvernait par décret, sans être lié par les procédures habituelles. Son rôle était d’agir vite et sans entrave pour préserver la communauté. Être appelé comme dictateur n’était pas un opprobre mais un honneur immense, car il supposait une confiance totale du corps politique. Toutefois, cette puissance était limitée dans le temps et placée sous le contrôle du Sénat.

[À Rome] être le Dictator était horrifique : lorsque la République romaine était menacée, le Sénat romain pouvait suspendre l’application des lois en fonction d’application constitutionnelle et requérir à un dictateur qui avait les pleins pouvoirs afin de défendre la République à tout prix, c’était un moment où les lois étaient suspendues ; le dictateur gouvernait par décret et la constitution romaine le prévoyait.

Ce modèle illustre ce que l’on appelle aujourd’hui un état d’exception : une parenthèse juridique où l’ordre normal est suspendu au nom de la sauvegarde de la République. Mais Bodin insiste pour affirmer que même dans ces moments où la loi paraît s’effacer, la souveraineté elle-même ne disparaît pas. Elle reste dans la République, qui ne fait que déléguer provisoirement certains de ses pouvoirs. Le dictateur n’est pas souverain, il n’est qu’un dépositaire temporaire, un gardien chargé d’exécuter une mission exceptionnelle.

En reprenant l’exemple romain, Bodin réaffirme avec force que la souveraineté ne peut être limitée dans le temps. Elle est perpétuelle, non parce qu’elle serait exercée en continu sans aucune interruption matérielle, mais parce qu’elle est un attribut essentiel du corps politique. Même suspendue dans son exercice ordinaire, elle continue d’exister comme principe fondamental de la République.

Cette analyse permet à Bodin de trancher un débat crucial de son temps : la souveraineté n’est pas une fonction passagère que l’on peut confier et retirer à volonté. Elle est la condition même de la République et, en ce sens, elle échappe à toute limitation temporelle. L’exemple romain, loin de contredire ce principe, en devient une confirmation : les pouvoirs exceptionnels accordés au dictateur n’étaient qu’une délégation ; la souveraineté restait toujours dans le corps politique, permanente et indivisible.

Après avoir insisté sur la perpétuité de la souveraineté, Bodin aborde sa seconde caractéristique : son caractère absolu. L’argument est décisif, car il vise à clarifier que la souveraineté ne saurait être fragmentée ou conditionnée. Bodin est parfaitement conscient des situations où les lois semblent suspendues ou voilées, comme dans les états d’exception. Mais il réaffirme que même dans ces moments, la souveraineté n’est pas interrompue : elle demeure entière, car elle ne souffre ni exception ni partage. Le dictateur romain, malgré ses pouvoirs étendus, ne possédait pas la souveraineté. Il n’en exerçait que des compétences déléguées ; la souveraineté restait dans la République, inaltérée et perpétuelle.

Bodin en vient alors à préciser ce qu’il entend par puissance absolue :

« Ce qu’est la puissance absolue. Poursuivons maintenant l’autre partie de notre définition, et disons que signifient ces mots, PUISSANCE ABSOLUE. Car le peuple ou les seigneurs d’une République peuvent donner purement et simplement la puissance souveraine et perpétuelle à quelqu’un pour disposer des biens, des personnes, et de tout l’état à son plaisir. »

La souveraineté est absolue en ce sens qu’elle ne se délègue pas intégralement. On peut déléguer l’exercice de certaines compétences à des magistrats, mais jamais la souveraineté elle-même. Les juges, les officiers ou les gouverneurs exercent des parcelles de pouvoir, mais toujours par délégation, jamais en titre. La souveraineté reste indivisible et concentrée dans la République, représentée par le prince en monarchie. Ce caractère absolu implique que le souverain se situe au-dessus des lois. Non pas parce qu’il pourrait gouverner dans l’arbitraire, mais parce qu’il est celui qui fait et défait la loi, ce qui constitue pour Bodin la marque essentielle de la souveraineté. Le pouvoir législatif est, en dernière analyse, le signe distinctif du souverain. Bodin écrit ainsi :

« Aussi, la souveraineté donnée à un Prince sous charges et conditions, n’est pas proprement souveraineté, ni puissance absolue, si ce n’est que les conditions apposées en la création du Prince, soient de la Loi de Dieu ou de nature, comme il se fait après que le grand Roi de Tartarie est mort (…) or il faut que ceux-là qui sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d’autrui, et qu’ils puissent donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois, et ce mot de loi emporte aussi en Latin le commandement de celui qui a la souveraineté. »

Celui qui détient la souveraineté est donc nécessairement le législateur. Pour Bodin, en France, il s’agit du roi, qui peut promulguer, modifier et abroger les lois. Parce qu’il en est l’auteur, il ne peut s’y soumettre comme un simple sujet. En ce sens, le prince est « absous » des lois qu’il édicte, non parce qu’il s’autoriserait un pouvoir illimité, mais parce que la loi n’est rien d’autre que l’expression de sa souveraineté. Cette conception s’oppose frontalement aux thèses monarchomaques. Ces derniers soutenaient que le roi détenait son pouvoir du peuple en vertu d’un contrat passé avec ses sujets, contrat qui justifiait la possibilité de résister en cas d’abus. Bodin récuse radicalement cette lecture. Pour lui, la loi et le contrat sont deux réalités distinctes :

« Il ne faut donc pas confondre la loi et le contrat, car la loi dépend de celui qui a la souveraineté, qui peut obliger tous ses sujets, et ne s’y peut obliger soi-même ; et la convention est mutuelle entre le Prince et les sujets, qui oblige les deux parties réciproquement. Et ne peut l’une des parties y contrevenir au préjudice, et sans le consentement de l’autre. »

Le contrat peut lier le prince et ses sujets dans certaines obligations réciproques, mais il ne touche pas à l’essence de la souveraineté. La loi, elle, relève exclusivement du souverain et ne peut provenir d’un accord mutuel. Le peuple n’est pas le législateur : seul le roi l’est, car seul il incarne la souveraineté.

En réaffirmant ce principe, Bodin déplace le débat. Le pouvoir souverain n’est pas fondé sur un pacte révocable entre gouvernants et gouvernés. Il repose sur une compétence unique et exclusive : celle de faire et de défaire la loi. Cette compétence confère au souverain son statut et le place au-dessus des lois positives, tout en l’obligeant à respecter les lois naturelles et divines. Le caractère absolu de la souveraineté ne signifie donc pas qu’elle est sans limites, mais qu’elle est sans partage.

Pour Bodin, la souveraineté ne peut ni se partager ni se transmettre en dehors du corps politique qui l’incarne. Elle est inaliénable, parce qu’elle est par nature attachée à la République et qu’aucun acte ne peut la retirer à celui qui la détient légitimement. Cette idée s’inscrit en opposition directe aux théories contractualistes des monarchomaques, qui avaient soutenu que le prince exerçait son autorité en vertu d’un pacte conclu avec ses sujets. Pour Bodin, il est erroné de confondre loi et contrat : si un contrat peut lier le prince et ses sujets, la loi, elle, procède exclusivement de la souveraineté.

« En quoi ceux qui ont écrit du devoir des Magistrats, et autres livres semblables, se sont abusés de soutenir que les états du peuple sont plus grands que le Prince, chose qui fait révolter les vrais sujets de l’obéissance qu’ils doivent à leur Prince souverain. »

Ce que Bodin reproche aux monarchomaques, c’est précisément d’avoir traité la loi et le contrat comme s’ils relevaient d’un même registre. En faisant découler la loi d’un pacte, ils réduisaient la souveraineté à une relation ascendante du peuple vers le prince. Or, pour Bodin, le prince n’est pas l’émanation d’un contrat : il est le détenteur de la souveraineté parce qu’il incarne la République, et c’est de lui que procèdent les lois. Si la souveraineté est perpétuelle, absolue et inaliénable, elle appartient à l’État comme puissance publique et non à la personne du roi. Sa perpétuité se vérifie dans le principe célèbre selon lequel « le roi est mort, vive le roi ». La mort d’un souverain n’entraîne pas la disparition de la souveraineté : elle demeure dans la République et se transmet immédiatement au successeur.

« Car il est certain que le Roi ne meurt jamais, comme l’on dit, [mais] sitôt que l’un est décédé, le plus proche mâle de son estoc est saisi du royaume, et en possession [de celui-ci] auparavant. »

Cette formule illustre que la souveraineté n’est pas une prérogative personnelle, mais un attribut de la République. Le roi n’en est que le titulaire provisoire, et sa disparition physique ne l’éteint pas. La souveraineté se maintient au-delà des individus, assurant la continuité de l’État. Bodin réaffirme en ce sens la distinction fondamentale entre le prince souverain et les magistrats. Le magistrat peut bien commander et juger, mais il ne détient pas la souveraineté : il ne fait qu’exercer une autorité reçue par délégation. Cette distinction clarifie le fait que tout commandement ne relève pas de la souveraineté.

« Ainsi, peut-on juger qu’il y a deux sortes de commander par puissance publique : l’une en souveraineté, qui est absolue, infinie, et par-dessus les lois, les magistrats et les particuliers ; l’autre est légitime, sujette aux lois et au souverain, qui est propre aux magistrats et à ceux qui ont puissance extraordinaire de commander, jusqu’à ce qu’ils soient révoqués, ou que leur commission soit expirée. Le Prince souverain ne reconnait, après Dieu, rien plus grand que soi-même ; le magistrat après Dieu, du Prince souverain sa puissance. »

Cette distinction est capitale. Elle permet de comprendre que le magistrat, même lorsqu’il exerce une fonction capitale comme juger en dernier ressort ou prononcer la peine de mort, n’est pas souverain. Il n’agit qu’au nom du souverain, et ses pouvoirs ne valent que par délégation. La souveraineté ne s’aliène donc pas : elle demeure toujours dans la République, incarnée par le prince.

En définissant la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable, Bodin met en place une architecture conceptuelle qui fonde la modernité politique. La souveraineté est un attribut exclusif et indivisible, qui ne peut être limité dans le temps, partagé entre plusieurs corps, ni retiré à son détenteur. Elle transcende la personne du roi et devient le principe constitutif de la République.

Dans le chapitre IV, intitulé De la comparaison des trois républiques légitimes, c’est à savoir de l’État populaire, Aristocratique, et Royal, et que la puissance Royale est la meilleure, Bodin examine les trois formes classiques de gouvernement. Après avoir défini la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable, il conclut que cette souveraineté est exercée de manière la plus efficace lorsqu’elle est concentrée dans les mains d’un seul. Autrement dit, le régime le plus à même d’incarner pleinement la souveraineté est la monarchie.

La raison est simple : plus le nombre de détenteurs du pouvoir est réduit, plus la souveraineté se déploie sans obstacles ni divisions. Dans un régime populaire ou aristocratique, les décisions sont diluées dans la pluralité et exposées à la fragmentation. Dans un régime royal, au contraire, le pouvoir souverain se trouve concentré et unifié, ce qui permet de respecter le caractère indivisible de la souveraineté. Pour Bodin, le gouvernement d’un seul n’est donc pas seulement une option politique parmi d’autres, il est la forme la plus conforme à la logique interne de la souveraineté.

Cette conclusion s’inscrit dans ce que l’on peut appeler la théorie de la monarchie absolue. Si la souveraineté est indivisible, perpétuelle et inaliénable, elle trouve son incarnation la plus pure dans la monarchie, régime où elle n’est pas soumise à la concurrence de plusieurs corps. Le pouvoir royal apparaît dès lors comme le plus utile à la société, car il garantit l’ordre, la stabilité et l’unité.

Il ne s’agit pas seulement d’une réflexion philosophique : la pensée de Bodin est rapidement instrumentalisée par les monarchies européennes. Ses arguments fournissent aux juristes royaux un fondement juridique solide pour justifier l’absolutisme. Après Bodin, de nombreux légistes reprennent sa théorie, en la traduisant moins comme une doctrine de la souveraineté que comme une doctrine de la monarchie absolue. L’originalité de Bodin tient précisément à ce déplacement : il ne se contente pas de défendre la royauté par des arguments moraux ou religieux, il lui confère une base conceptuelle claire et juridiquement structurée.

Avec Bodin, un troisième pilier s’ajoute donc à la pensée politique moderne. Machiavel avait inauguré une réflexion sur les vertus et les vices du citoyen et sur les conditions d’existence de la république. Les monarchomaques avaient posé la question des limites de l’obéissance et des cas possibles de résistance au prince. Bodin, enfin, apporte la théorie de la souveraineté absolue, perpétuelle et inaliénable, qui fixe les contours juridiques du pouvoir suprême.

Ces trois apports forment le socle sur lequel va s’élever la première définition pleinement moderne de l’État. C’est Thomas Hobbes qui, au XVIIᵉ siècle, en tirera toutes les conséquences. Chez lui, la respublica devient l’État, entité morale indifférente aux passions et aux divisions, conçue comme une personne artificielle dont la raison d’être est d’incarner la souveraineté. Hobbes héritera de Bodin la triple caractérisation de la souveraineté, mais il lui donnera un cadre systématique en l’intégrant dans une conception mécaniste et rationnelle du pouvoir.

Le concept moderne d’État : Le Léviathan de Thomas Hobbes (1588-1679)

Thomas Hobbes: portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres).

Le XVIIᵉ siècle marque une étape décisive dans l’histoire de la pensée politique avec l’œuvre de Thomas Hobbes. Né en 1588 et témoin des guerres civiles anglaises, Hobbes propose une synthèse inédite des réflexions antérieures, mais dans un contexte profondément transformé. Il ne se contente pas de reprendre Machiavel ou Bodin : il élabore une conception nouvelle, fondée sur une ambition inédite, celle de créer une véritable science du politique.

Machiavel avait séparé la politique de la morale religieuse ; Luther et Calvin avaient débattu de l’obéissance et de la résistance au pouvoir ; Bodin avait défini la souveraineté comme perpétuelle, absolue et inaliénable. Mais aucun d’eux n’avait prétendu donner au politique une assise scientifique. Hobbes, influencé par la révolution scientifique et la méthode géométrique, veut fonder une nouvelle science de la morale et du politique, rigoureuse, démonstrative et universelle.

Le projet hobbesien est ambitieux : il s’agit de répondre rationnellement aux questions les plus fondamentales. Qu’est-ce que la liberté individuelle ? Quels sont les droits qui nous sont attachés par nature et que personne ne peut nous enlever ? Quelle est la place de la loi dans la communauté politique ? Loin de se limiter à une simple réflexion juridique, Hobbes interroge les fondements mêmes de l’ordre social.

Il part de l’idée que les hommes possèdent par nature des droits inaliénables, liés à leur existence même. Le premier de ces droits est la liberté de conserver sa propre vie, d’user de tous les moyens nécessaires à sa survie. Cette conception le conduit à décrire l’état de nature comme une condition où chacun exerce ce droit sans limite, ce qui engendre inévitablement un conflit permanent : la guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes). Dans cet état, la liberté est totale mais la sécurité inexistante.

Pour sortir de cette situation intenable, les hommes passent un pacte : ils décident d’abandonner leur droit naturel d’user de la force pour le transférer à une entité commune, qui les représentera tous et détiendra la souveraineté. Cette entité est l’État, que Hobbes appelle le Léviathan. Contrairement à Bodin, qui parlait encore de res publica, Hobbes introduit explicitement le terme moderne d’État, conçu comme une personne artificielle, une entité morale supérieure, née du consentement des individus et dotée de tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la paix.

La nouveauté est décisive : pour la première fois dans l’histoire, l’État est défini comme une construction rationnelle et artificielle, distincte à la fois des individus qui le composent et du prince qui l’incarne. L’État produit la loi, et la loi devient l’expression de la souveraineté de cette personne artificielle. Hobbes pose ainsi la question : la loi doit-elle limiter nos droits individuels ? Jusqu’où va son pouvoir ? Quelle relation entretenons-nous avec la loi, nous qui l’avons voulue en transférant nos droits ?

Sa réponse est radicale : l’État souverain, une fois institué, détient un pouvoir absolu sur les individus. Le Léviathan a autorité pour édicter les lois, juger, punir et contraindre. La liberté individuelle subsiste, mais elle est redéfinie : elle consiste désormais en l’absence d’entraves extérieures dans le cadre fixé par la loi. Ce n’est plus une liberté illimitée, mais une liberté protégée par l’ordre que garantit le souverain.

Avec Hobbes, le concept moderne d’État prend une forme nouvelle. L’État est une entité souveraine à l’origine des lois, disposant d’un pouvoir absolu nécessaire pour maintenir la paix et empêcher le retour à la guerre civile. En inscrivant la souveraineté dans une construction rationnelle et artificielle, Hobbes transforme l’héritage de Machiavel et de Bodin en un véritable système, qui demeure l’un des fondements de la philosophie politique moderne.

Biographie

Thomas Hobbes, second fils d'un ministre anglican, naît le 5 avril 1588 à Malmesbury en Angleterre. Son père s'étant enfui consécutivement à une querelle avec un ecclésiastique voisin, le jeune Hobbes sera élevé, avec sa sœur et son frère, par son oncle Francis. Il fréquente tout d'abord l'école de l'église de Wesport, puis une école privée, pour terminer enfin ses études à Oxford, qui était, à cette époque, le théâtre de grandes disputes théologiques avec les Puritains (protestants radicaux).

Ses études achevées, Hobbes est engagé comme précepteur du fils aîné de William Cavendish, comte de Devonshire. Il deviendra l'ami et le confident du jeune homme. En 1610, il visite en sa compagnie la France, l'Allemagne et l'Italie. De retour en Angleterre, son élève le prend comme secrétaire. Hobbes se plonge alors dans la littérature classique. Il étudie Démocrite et plus spécialement Thucydide, dont il publiera une traduction en 1629. En 1631, il devient le précepteur du fils aîné de son ancien élève et, en 1634, il l'accompagne sur le continent et séjourne à Paris où il fréquente les cercles philosophiques de la capitale (Marin Mersenne). C'est à cette époque qu'il étudie la géométrie et la physique et qu’il acquiert une vision mécaniciste et matérialiste de la nature, ce qui influence massivement sa philosophie.

En 1637, il rentre en Angleterre, mais les troubles qui agitent le pays compromettent le développement de sa pensée philosophique. En 1640, il doit fuir à cause de ses opinions royalistes. Il se rend à Paris où il deviendra le professeur de mathématiques du futur roi Charles II. Il y sera aussi en relation avec Descartes. C'est en 1642 qu'il fait imprimer le ‘’De Cive’’ et c'est aussi à cette époque qu'il se met à composer le Léviathan qu'il fera paraître au milieu de l'année 1651, après la révolution anglaise (1649). En 1655, il publie le ‘’De Corpore’’ un traité de physique et en 1658 le ‘’De Homine’’, un traité de psychologie. Après la Restauration, en 1660, il reçoit une pension du roi Charles II et jouira dès lors de la protection de ce monarque. Il y aura recours en 1666 lorsque les Communes dénoncent l'athéisme de certains livres offensants comme le Léviathan. Il doit toutefois promettre au Roi de ne plus publier d'ouvrages de caractère politique ou religieux.

À l'âge de 84 ans, il écrit son autobiographie en latin et, à 86 ans, achève une traduction de l’Illiade et de l'Odyssée. En 1675, il quitte définitivement Londres pour passer le reste de sa vie dans le manoir de la famille du comte de Devonshire. Vers la fin de l’année 1679, il est atteint de paralysie et meurt le 4 décembre de la même année.

Hobbes et la définition moderne de l'État

Hobbes est très important parce qu’il propose une nouvelle définition de l’État, mais il propose aussi une science du politique, il évolue dans un contexte historique différente de ses prédécesseurs : c’est la première révolution scientifique.

Hobbes va évoluer et réfléchir sur le pouvoir, le droit , la loi, la liberté et la politique après avoir été marqué par la première révolution scientifique dans l’ordre du savoir ; la deuxième est la révolution newtonienne qui émergera à la fin du XVIIème siècle et début XVIIIème siècle.

Hobbes a une vision mécaniciste et matérialiste du monde des hommes influant sa pensée philosophique, sa pensée politique et sa philosophie du droit.

Portrait du roi en exil Charles II par Philippe de Champaigne (vers 1653).

L’Angleterre a connu des troubles menant à la république de Cromwell, Hobbes doit s’enfuir en 1740 parce qu’il a des opinions monarchiques afin d’échapper à l’esprit de révolution qui règne en Grande-Bretagne. En 1640 il devient le précepteur de Charles II en physique, chimie et mathématique.

En 1642 il publie De Cive et commence à travailler sur le Léviathan qui donne une définition de l’État moderne, cet ouvrage est publié en 1651. Hobbes décède en 1679 non sans avoir écrit un certain nombre d’ouvrages de facture scientifique sur le corps, la matière, le decorporé, il s’intéresse à l’Iliade et l’Oddysee. Sa volonté de fonder une science du politique, sa passion pour la géométrie et la science est liée au contexte intellectuel dans lequel va évoluer le jeune Hobbes qui est le contexte de la première révolution scientifique.

La première révolution scientifique bouleverse de fonds en combles les sciences humaines et le savoir en général puisqu’un certain nombre de vérités reposant sur l’argument d’autorité qui est l’argument biblique et religieux par en fumée.

Cette révolution bouleverse la vision que l’on a du droit et de la politique, l’argument d’autorité n’est plus mobilisé, en d’autres termes, il y a une remise en cause de l’argument d’autorité fondé sur la dimension sacrée des textes.

On ne peut plus utiliser l’argument du sacré pour dire qu’un texte est juste et fait figure d’autorité, les scientifiques ont montré que le religieux peut être remis en cause comme l’ont fait Galilée ou encore Kepler.

La révolution scientifique applique un changement profond dans la structure même du raisonnement sur la structure en politique et sur le raisonnement du droit : il s’agit de construire un modèle politique et juridique fondé sur un raisonnement et une analogie exclusivement scientifique.

Deux modèles sont à la disposition de Hobbes à la fin du XVIème siècle : Hobbes va mettre en œuvre une méthode de raisonnement très particulière.

Le premier modèle est le modèle géométrique, ce modèle que les scientifiques ont réhabilité consiste à présenter une matière sous la forme d’une suite de démonstration partant de postulats. Il s’agit de postuler un certain nombre de faits avérés comme la chute des corps en physique et d’en déduire par un raisonnement hypothético-déductif un raisonnement logique.

Les philosophes vont appliquer le raisonnement de la géométrie à partir d’un théorème en l’appliquant à ce qui va devenir la science politique ou le droit un même raisonnement ; on postule un certain nombre de vérités communément accepté dont on déduit un certain nombre de vérités. Il s’agit de construire un système politique et juridique cohérent et logique qui vise à la certitude.

Le deuxième modèle que Hobbes utilisera moins est le modèle non plus de la géométrie, mais le modèle des mathématiques : le modèle mathématique recours à l’analyse, au classement, non point à des postulats dont on déduit tout, mais plutôt fondés sur l’observation, sur l’analyse, sur le classement, sur les combinaisons mathématiques afin d’arriver au fond à une vérité mathématique démontrée et démontrable.

Ce modèle mathématique va aussi séduire un certain nombre de philosophes qui vont rendre ces idées dans les sciences humaines ; l’idée d’avoir des codes reprenant des codes existants, qui classe les lois existantes en fonction d’un certain nombre de critères, cette idée de codifier, rassembler et classer est une idée que les juristes ont mise en œuvre, mais c’est une idée éminemment inspirée du modèle mathématique.

Hobbes va appliquer le modèle mathématique du classement, l’analyse hypothético-déductive au domaine du politique : il y a une tentative d’identifier l’étude du politique et on le doit à la passion de Hobbes pour les sciences philosophiques et les mathématiques.

Michel de Montaigne.

Le recours à cette méthode est qu’en parallèle à la révolution scientifique, il y a à la fin du XVIème siècle une résurgence de ce qu’on appelait la philosophie septique, c’est-à-dire la philosophie qui pense qu’il n’y a pas une vérité, mais de très nombreuses vérités possibles, il n’y a pas un modèle politique valable, mais des modèles valables comme le pensent Montaigne et Charon ; ils revendiquent le pluralisme des vérités en sciences humaines.

Hobbes a pris peur de ces velléités, Hobbes à voulu proposer un modèle cohérent qui ne peut plus être sujet à toute forme de discussions et notamment de discussions de la part des grands septiques qui défendent l’idée que tous les régimes sont valables. Le recours à la méthode scientifique n’est pas seulement qu’il a une passion pour les sciences, mais c’est parce qu’il voit des philosophes qui remettent en cause l’existence même de la vérité et qui défendent l’idée que toute forme de république est équivalente, qu’il n’y a pas dans l’ordre du savoir une seule vérité démontrable.

Cette volonté de proposer une nouvelle science du politique relève certes d’une influence massive et majeure de la révolution scientifique sur Hobbes, mais aussi de la volonté de combattre les spécifiques qui réémergent.

Comment cette révolution de type philosophique est fondée ? Comment Hobbes construit sa nouvelle philosophie politique et sa philosophie du droit ?

L’état de nature : une vision anthropologique

Hobbes marqué par les sciences exactes, pense que pour construire et définir l’État moderne et pour proposer une nouvelle vision de l’État il faut avant tout réfléchir à l’homme. Hobbes est convaincu que toute philosophie politique et philosophie du droit est donc fondée avant tout sur une anthropologie ; il faut avant tout se poser la question de qu’est-ce que l’Homme ?

Hobbes a une véritable vision anthropologique, il décide de réfléchir à la question de l’Homme avant de réfléchir à la question de l’État ; pour réfléchir à la pensée humaine, il réfléchit à partir de l’état de nature. C’est un outil méthodologique pour penser la nature humaine.

Aucun auteur n’avait avant Hobbes pensé à l’Homme en état de nature lorsque nous ne sommes pas encore constitués en communauté ; qu’est-ce que l’Homme en état de nature ?

Hobbes réintroduit la question de l’Homme à l’état de nature réfléchissant sur quatre postulats :

  • tous les hommes sont naturellement égaux : il n’y a pas de hiérarchie naturelle qui contraindrait l’un à se mettre au service de l’autre. La force et la ruse sont trop faiblesse pour assure un pouvoir durable
  • l’homme est un être de désir illimité : l’homme est animé par le désir qui n’est pas le besoin, mais la tendance à affirmer sa puissance. Par le langage, l’homme accède au désir de l’honneur, de la gloire, etc.
  • l’homme est naturellement insociable : loin d’être naturelle, la sociabilité ‘est possible que si tous les hommes sont « tenus » par un pouvoir fort
  • l’état de guerre de tous contre tous est la condition naturelle de l’homme à l’état de nature : chaque individu est animé par la crainte. La spirale du conflit est sans fin.

Hobbes va fonder toute sa philosophie de l’État sur ces quatre critères, mais Hobbes constate que de rester à l’état de nature n’est pas très gratifiant : l’homme à l’état de nature n’est pas heureux, mais surtout il constate que comme nous sommes craintif, en d’autres termes on vie en permanence même si on est physiquement le plus d’avoir quelqu’un d’encore plus fort que nous, cet état d’insécurité permanent pousse les hommes à se mettre ensemble. Si nous voulons commercer, la raison nous mène à quitter l’état de nature pour se mettre en état de société.

Par la volonté individuelle, l’homme en état de nature, décide et se rend compte de la nécessité de vivre ensemble et de cette nécessité née le Léviathan qui va permettre aux hommes de vivre ensemble au-delà de leurs craintes et au-delà de leur condition originelle éminemment agressive.

À l’état de nature, il y a des lois, ce sont les lois naturelles, les lois que l’on retrouve à l’état de nature sont au nombre de dix-neuf. Une loi est importante parce que Rousseau la reprendra : le principe d’autoconservation – self preservation principle –.

Les lois naturelles sont des lois que l’on trouve avant la constitution de la société, ce sont des lois qui animent une société qui n’existe pas encore. Bodin avait fait d’une loi naturelle une loi essentielle qui est la propriété, pour Hobbes, l’égalité est une loi naturelle, la liberté est une loi naturelle, mais pas la propriété. Pour Hobbes, la propriété qu’elle soit mobilière ou immobilière n’est pas une loi naturelle, c’est une société qui a décidé que le droit de propriété est applicable.

Thomas Hobbes, Le Citoyen ou les Fondements de la Politique, 1642

C’est le texte fondateur de la théorie de l’État moderne, texte par lequel Hobbes explique sa vision de l’homme et sa vision de l’état de nature sur lequel il va fonder l’État.

« Je vous promets, lecteurs, quatre choses capables de vous obliger à quelque attention, et desquelles je vous mettrai quelques traits devant les yeux e cette préface. Je tâcherai donc de vous y faire remarquer la dignité et l’utilité de la matière que je veux traiter, la droite et courte méthode dont je me servirai, la juste cause et la bonne intention qui m’ont fait prendre la plume, et enfin la modération avec laquelle je coucherai par écrit mes pensées. J’expliquerai en ce traité quels sont les devoirs des hommes, premièrement en tant qu’hommes, puis en tant que citoyens, et finalement en tant que chrétiens [...] On dit que Socrate fut le premier des siècles suivants qui aima la science politique, bien qu’elle ne fût pas encore parfaitement connue, et qu’il n’en aperçût que quelques rayons, comme à travers des nuages, dans le gouvernement de la République […] À son exemple Platon, Aristote, Cicéron, et les autres philosophes grecs et latins, et ensuite non seulement tous les philosophes des autres nations, mais toutes les personnes de grand loisir, s’y sont occupées, comme à une étude aisée, à laquelle il ne fallait pas apporter aucune préparation, ni donner aucun travail, et qui était exposée, et par manière de dire, prostitué au sens commun du premier qui la voulait entendre. C’est un puissant argument de la dignité de cette science que ceux qui croient de la posséder, ou qui tiennent un rang dans lequel on suppose qu’ils n’en sont pas dépourvus […] que presque tout le monde se plaît à en voir une fausse image, et se laisse charmer à une mauvaise représentation ; et qu’elle a été cultivée par des excellents esprits plus que toutes les autres parties de la philosophie. […] Comme donc ces inconvénients sont fort considérables, les avantages qui nous reviennent d’une meilleure information de cette science, sont d’une très grande importance, et son utilité en est toute manifeste. »

Hobbes veut proposer une théorie de l’État utile, efficace et honnête ; d’autre part, la science de la politique reste à fonder. Hobbes va proposer une science politique utile fondée sur toute une série de postulats basés sur une vision de l’homme et par extension sur une vision de l’État. Hobbes construit sa philosophie sur une anthropologie de l’homme très particulière qu’il qualifie de “craintif”, de solitaire et d’”isolé", hanté par la nécessité de survie.

Le sentiment de la crainte est le moteur essentiel de nos sociétés humaines à l’état de nature avant que l’état de société naisse impliquant la construction d’un État, d’un Léviathan susceptible et capable de tenir ensemble les hommes indisciplinés et craintifs. La construction hobbesienne vise à défendre l’idée qu’il faut un État fort afin de permettre le vivre ensemble privilégiant la monarchie.

Dans cet extrait, Hobbes explique sa vision de l’Homme, sa méthode influencée des sciences exactes ainsi que son objectif de construire un État, et de proposer une définition de l’État.

De cive.

Il est possible de diviser en quatre parties cette préface De Cive ; dans cette partie, Hobbes montre ce qu’il veut faire, il critique ses prédécesseurs qui ne définissent pas ce qu’est l’État et n’ont pas proposé une science nous permettant de sentir une influence des sciences exactes dans la pensée de Hobbes.

Le terme science revient à plusieurs reprises, ses prédécesseurs n’ont pas compris ce que sont les lois morales, ce qui anime l’homme dans son environnement et n’ont pas proposé une philosophie morale qui tienne la route.

Toute cette première partie de la préface explique ce qu’il cherche à faire et deuxièmement à critiquer ses prédécesseurs au nom d’une incompréhension de la chose publique, de carences de méthode scientifique, en d’autres termes, pour Hobbes, ses prédécesseurs ont failli parce qu’ils n’ont pas appliqué aux sciences humaines un certain nombre de principes fondateurs de l’État moderne.

« Quant à ce qui regarde la méthode, j'ai cru qu'il ne me suffisait pas de bien ranger mes paroles, et de rendre mon discours le plus clair qu'il me serait possible: mais qu'il me fallait commencer par la matière des sociétés civiles, puis traiter de leur forme et de la façon qu'elles se sont engendrées, et venir ensuite à la première origine de la justice. Il me semble en effet qu'on ne saurait mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république. Suivant donc cette méthode, je mets d'abord pour un premier principe que l'expérience fait connaître à chacun, et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature, que s'ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres. »

Il faut toujours revenir à l’élément premier de la matière, il entend par que l’élément premier de nos sociétés l’humain est l’Homme, il faut réfléchir à l’Homme avant de réfléchir à l’État, il ne sert à rien de réfléchir à l’État sans réfléchir à l’Homme.

La métaphore de l’horloge permet d’appliquer la méthode résolutive-compositive ; c’est l’idée que Hobbes par analogie pense que le monde est une horloge que l’on peut démonter et que l’on peut remonte à notre guise : la préface est que faire et comment faire, la réponse du Léviathan est voilà ce vers quoi on doit tendre.

« Nous voyons que tous les États, encore qu'ils aient la paix avec leurs voisins, ne laissent pas de tenir des garnisons sur les frontières, de fermer leurs villes de murailles, d'en garder les portes, de faire le guet, et de poser des sentinelles. À quoi bon tout cela, s'ils n'avaient point d'appréhension de leurs voisins ? »

Hobbes décrit le principe de la crainte et de la préservation, d’une certaine manière Hobbes nous peint le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il doit être.

Cette phrase est importante pas parce qu’elle dit, mais pour ce que Hobbes fait méthodologiquement parlant, quelque ligne avant l’Homme est fondamentalement craintif. Pour Hobbes les États sont comme les Hommes, le principe de la crainte qui anime les êtres humains animent également les États qui n’arrêtent pas de se protéger, de se méfier, de se soupçonner, voire de faire la guerre préventive.

Ici apparait la vision réaliste des relations internationales par Thomas Hobbes et une analogie qui va être faite pendant trois siècles entre la posture des hommes animés par la crainte et la posture des États également animés par la crainte.

« Si ce n'est donc que l'on veuille dire, que la nature a produit les hommes méchants, parce qu'elle ne leur a pas donné en les mettant au monde les disciplines, ni l'usage de la raison, il faut avouer qu'ils peuvent avoir reçu d'elle le désir, la crainte, la colère, et les autres passions de l'âme sensitive, sans qu'il faille l'accuser d'être cause de leur méchanceté. Ainsi le fondement que j'ai jeté demeurant ferme, je fais voir premièrement que la condition des hommes hors de la société civile (laquelle condition permettez-moi de nommer l'état de nature) n'est autre que celle d'une guerre de tous contre tous ; et que durant cette guerre il y a un droit général de tous sur toutes choses. Ensuite, que tous les hommes désirent, par une nécessité naturelle, de se tirer de cet odieux et misérable état dès qu'ils en reconnaissent la misère. Ce qu'ils ne peuvent point faire, s'ils ne conviennent entre eux de céder de leurs prétentions et de leur droit sur toutes choses. »

Hobbes commence à répondre à une question qui est que cet homme craintif qui pense à se protéger vivant à l’état de nature, qu’est-ce que cet état de nature ? Cela représente le temps zéro ? Comment définir l’état de nature ?

L’Homme à l’état de nature est craintif, mais ce qui rend cet état de nature instable, fragile et inviable est expliqué ici. Pour Hobbes, nous naissons avec la crainte, le désir, passion, etc.

Hobbes répète que la crainte, la passion nous anime, nous sommes des êtres complexes qui tentent de vivre ensemble sans autorité, mais cette vie à l’état de nature n’est pas possible tout simplement parce que nous ne savons jamais si quelqu’un est plus fort que nous ; notre peur des autres nous amène à être raisonnables et de constater que cette instabilité n’est pas vivable. Donc, nous devons sortir de cet état de nature, si les hommes veulent vivre ensemble ils doivent trouver une structure politique et juridique de vivre ensemble et qui cadre et encadre leurs passions humaines que sont la crainte, le désir de puissance, le désir de chacun sur chaque chose.

« Car encore que j'aie tâché de persuader par quelques raisons que j'ai mises dans le dixième chapitre, que la monarchie est plus commode que les autres formes de gouvernement (laquelle seule chose j'avoue que je n'ai pas démontrée en ce livre, mais soutenue avec probabilité, et avancée comme problématique), toutefois je dis assez expressément en divers endroits, qu'il faut donner à toute sorte d'État une égale et souveraine puissance. »

Hobbes propose dans une logique implacable ce qu’il veut faire, comment le faire et pourquoi, maintenant il explique ce qu’il faut faire dans un monde ou l’homme est un loup pour l’homme et la solution à ce dilemme. C’est une posture philosophique contestée, pour Rousseau l’Homme est naturellement bon, il fonde sa philosophie sur des prémices différentes pour arriver à la même conclusion.

Pour Hobbes, indépendamment de sa position sur qu’est-ce que l’Homme, on arrive à une conception de l’État différent ; l’essentiel n’est pas tant le type de gouvernement, mais l’essentiel est que cet État soit fort et puissant avec le pouvoir d’agir sur les hommes et les femmes. En d’autres termes, peu importe la nature de l’État, il faut qu’il y ait une égale puissance souveraine.

Dans cette préface, Hobbes nous dit que cet état de nature est un état instable qui n’est pas propice au vivre ensemble terminant sont introduction en disant qu’il faut redéfinir l’État, trouver une nouvelle « forme politique » qui permette aux Hommes naturellement méchants de vivre ensemble.

Hobbes est confronté à une question essentielle expliquant pourquoi nous avons quitté cet état de nature, mais il n’a pas expliqué sur le plan théorique comment se passait ce passage de l’état de nature à l’état de société, en d’autres termes la manière dont l’État se crée. Il va puiser dans ses prédécesseurs parce qu’il va recourir à la théorie du contrat ; au fond Hobbes va reprendre cette fameuse théorie du contrat, mais va la transformer, il va procéder à une relecture des penseurs reformés qui traditionnellement divisaient le contrat social en deux.

Les contractualistes pensaient que lorsque le corps politique passait un contrat avec le roi, ce relevait de deux étapes :

  • le pacte d’association qui est la décision de vivre ensemble
  • le pacte de soumission qui délègue le pouvoir à quelqu’un afin d’exercer ce pouvoir

Tous les reformés contractualistes ont défendu l’idée que le contrat est certes une fiction méthodologique, mais que tout pouvoir politique repose sur un contrat moral entre le corps politique et le(s) dirigeant(s) ; ce contrat est passé en deux étapes avec d’abord le contrat de vivre ensemble et le contrat de soumission.

Hobbes va reprendre cette théorie du contrat en la changeant disant que l’erreur de ses prédécesseurs est de penser qu’il y avait deux étapes dans la création de l’État moderne, dans la signature de ce contrat entre dirigeant et dirigé. Pour Hobbes, le pacte d’association et de soumission doivent être réduits en une seul et même opération : dans le Léviathan, Hobbes va défendre clairement l’idée que lorsque nous nous mettons sous l’autorité d’un État nous ne faisons pas deux contrats, mais il n’y a qu’une étape.

C’est une idée tout à fait nouvelle, car s’il y a deux opérations, il y a réversibilité possible, s’il n’y a qu’une association, après on ne peut plus ou beaucoup plus difficilement contester celui à qui ont a donné les rênes du pouvoir. L’état de nature est quitté par les hommes parce qu’ils se rendent compte qu’ils ne peuvent plus vivre ensemble, ils se réunissent et décident par une nouvelle vision du contrat social de céder une partie importante de leurs droits à l’État ou au Léviathan par une seule opération.

D’en faire une opération permettait aux monarchomaques de dire qu’ils n’ont pas donné tout le pouvoir, le pacte d’association est supérieur au pacte de soumission permettant une porte de sortie. Pour Hobbes, il est illusoire de découper cette opération, dans la mesure où nous confions le pouvoir et abandonnons à l’État on ne peut revenir dessus.

Les deux contrats sont réduits en une seule opération au profit du Léviathan, c’est la naissance d’un État fort.

À Bodin, il va reprendre une idée qui est la théorie de la souveraineté afin de dire qu’une fois que nous avons confié le pouvoir à l’État, au Léviathan, mais il a une souveraineté absolue, indivisible et perpétuelle.

La souveraineté pour Hobbes est absolue et indivisible, il affirme également sa préférence pour l’État monarchique qu’il estime plus sûr et certain d’assurer la sécurité ; il faut insister sur trois critères :

  • le souverain est avant tout celui qui casse ou fait la loi : celui qui détient la souveraineté a le pouvoir de faire et de défaire la loi.
  • le souverain par la loi qu’il fait ou qu’il défait, décide ou peut décider ce qui est juste : la justice est une institution humaine, ce n’est pas quelque chose qui est universel, Hobbes est parfaitement conscient qu’il y a des conceptions différentes de la justice trouvant légitime que le souverain décide de quelle loi est juste et quelle loi l’est mois ; la compétence de justice n’est pas une compétence universelle.
  • le souverain n’est pas lié par les lois qu’il fait ou qu’il défait : il est au-dessus des lois, choses qui a dérangé les successeurs de Hobbes, il faisait de l‘État un objet au-dessus de la loi.

Ces trois caractéristiques n’empêchent pas au souverain d’avoir des obligations montrant que Hobbes n’est pas tout simplement le parangon et le promoteur d’un État autoritaire ou qui a tous les pouvoirs :

  • assurer la sécurité des citoyens : un État qui ne peut pas assurer la sécurité physique des citoyens ne peut pas porter le nom d’État. C’était une pique aux princes autoritaires et qui n’assuraient pas la sécurité et le droit d’être entendu des citoyens.
  • assurer l’égalité des droits de chacun : Hobbes a été l’un des premiers à dire haut est fort que les Hommes naissent libre et égaux en droit ; à l’état de nature, nous sommes tous égaux et le souverain doit assurer cette égalité devant la loi.
  • le souverain doit être successful, il doit réussir à garantir la sécurité des droits : il y a une obligation de réussite.

L’État que Hobbes propose est un État fort construit sur des préceptes fondateurs, le droit, l’égalité des citoyens, un pouvoir fort concentré entre les mains du souverain.

Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651

Le frontispice du « Leviathan » est l'œuvre du graveur Abraham Bosse.

Cette gravure représente le Léviathan pour Hobbes ; le Léviathan est une personne biblique que Hobbes a humanisé, cette gravure montre le Léviathan est fait d’une multitude de petits hommes qui détient l’attribut politique et religieux dans ses mains, l’épée et la crosse : le Léviathan a le pouvoir, la puissance publique, militaire, de faire et défaire la loi, mais aussi le pouvoir sur l’église.

Hobbes a été très critiqué dès 1651 notamment par l’église puisque le Léviathan doit être au-dessus des églises ; au nom de la souveraineté des églises sur elles-mêmes, elles ne voulaient pas qu’un État fort ait la supériorité sur les églises. Pour Hobbes, un État est fort que s’il y a une autorité institutionnelle sur les églises.

Le titre Léviathan ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d'une république ecclésiastique et civile, c’est-à-dire l’État qui a la responsabilité sur les individus, mais également l’autorité sur les individus.

Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651, Chapitre XVII - Des causes, de la génération et de la définition de l’État

Hobbes définit ce qu’il entend par État, il donne pour la première fois une définition de l’État telle que nous la comprenons.

Hobbes répond à la question de quels sont les passions, les sentiments, de savoir ce qui différencie l’Homme des animaux ?

Ce chapitre affirme la nécessité d’un État fort :

« Car les lois de nature, comme la justice, l'équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu'on nous fît, d'elles-mêmes sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l'orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type. »

Les lois naturelles que sont la justice et le respect ne sont que des lois théoriques, à l’état de nature cela ne fonctionne pas comme cela, nous pouvons être animés par des passions inavouables, il faut une terreur qui nous oblige et nous tienne à vivre ensemble.

Nous sommes mus par des passions, mais il y a une part de raison, chez Hobbes nous sommes des êtres dotés de langage expliquant que nous avons cet art des mots unique aux êtres humains.

« L’assentiment des animaux est naturel, celui des humains résulte seulement d’une convention, ce qui est artificiel : il n’est donc pas étonnant que quelque chose d’autre soit requis. »

Hobbes s’oppose à un naturel, nous ne pouvons vivre ensemble, il nous faut quelque chose d’artificiel qui nous tienne ensemble, et ce quelque chose est le Léviathan.

« La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle 36 de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de 37) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera 38, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes. »

Le contrat unique à une formule pour Hobbes :

« J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. »

Il y a une égalité exigée dans le renoncement, pour Hobbes la seule condition du vivre ensemble est la mise en place sous la forme d’un contrat d’un État fort, on renonce tous aux mêmes droits, nous sommes égaux devant le souverain et l’État ; Rousseau reprendra quasiment mot pour mot cette définition, mais en la tournant d’une façon différente.

« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. »

L’État est un Dieu auquel nous devons obéissance.

« Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection. »

C’est une définition géométrique de l’État, on sent très bien la définition scientifique de l’État proposée, et lorsque Weber parle du monopole de la violence légitime, il est conscient de la définition de Hobbes.

« Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET. »

L’État est le souverain, vient la question de qui est donc cet État ?

Pour Hobbes, le souverain est l’État qui est un Homme ou une assemblée d’hommes qui fait ou défait la loi, c’est une vision descendante ; pour Rousseau, le peuple est souverain, c’est une vision ascendante.

Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651, Chapitre XVIII - Des droits des souverains par institution

« Une république est dite être instituée quand une multitude d'hommes s'accordent et conviennent par convention ; chacun avec chacun, que, quels que soient l'homme, ou l'assemblée d'hommes auxquels la majorité donnera le droit de présenter la personne de tous, c'est-à-dire d'être leur représentant, chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme, ou assemblée d'hommes, de la même manière que si c'étaient ses propres actions et jugements. »

Le souverain a un certain nombre de droits et d’obligations ensuite :

  • 4. Les actions du souverain ne peuvent être mises en accusation justement par les sujets
  • 5. Quoi que fasse le souverain, il ne peut être puni par les sujets
  • 6. Le souverain est juge de ce qui est nécessaire à la paix et à la défense de ses sujets et juge des doctrines qui doivent leur être enseignées
  • 7. Le droit de faire des règles par lesquelles les sujets sauront ce qui appartient en propre à chacun de sorte que nul autre ne pourra l’approprier sans injustice

Ce chapitre XVIII énumère tous les droits du souverain.

« Ces règles de la propriété (ou meum et tuum), et du bon, du mauvais, du légitime, et de l'illégitime dans les actions des sujets sont les lois civiles 85, c'est-à-dire les lois de chaque République en particulier, quoique la dénomination de loi civile soit désormais restreinte aux antiques lois civiles de la cité de Rome, lois qui, quand cette cité était la tête d'une grande partie du monde, étaient chez nous à cette époque la loi civile. »

C’est une idée très importante, nous avons vu que pour Hobbes il y a deux catégories de lois : les lois naturelles et les lois civiles. Les lois naturelles régissent l’état de nature et les lois civiles sont les lois positives qui régissent les lois à l’état de société ; lorsque nous vivons ensemble, nous ne sommes plus sous les lois naturelles, mais les lois civiles.

La question est de savoir quelle loi et où ?

Si la liberté est une loi fondamentale et naturelle, mais pas une nécessairement une loi civile, car aucune loi ne garantit notre liberté par hypothèse ; à partir de Hobbes, on réfléchit à où mettre quoi et notamment où mettre une loi fondamentale. Aujourd’hui, le droit de propriété est un droit fondamental, la question à l’époque de Hobbes est de savoir si la propriété est un droit naturel aujourd’hui interprété comme un droit fondamental.

Est-ce la loi naturelle ou la loi des hommes qui module la propriété ? La propriété est-elle un droit fondamental ou pas ? Est-ce que le législateur peut modifier ce droit à la propriété ?

La question de Hobbes et de savoir si on en fait une loi naturelle on ne peut y toucher, mais si on en fait une loi civile on peut y toucher sans violer une loi fondamentale ou naturelle. Dans ce débat, Hobbes va prendre clairement position, la propriété est une institution humaine ne relevant pas d’une autorité supérieure ne pouvant être justifiée au nom d’une loi fondamentale ; la propriété chez Hobbes est certes importante, mais le mien ou le tien relève d’une loi civile.

Si un État décide de restreindre le droit à la propriété, il peut le faire allant à l’encontre de bon nombre de penseurs de l’époque. Rousseau rejoindra Hobbes en ce sens que pour lui « ces règles de propriété sont des lois civiles ». Il faut retenir que le droit de propriété n’est pas inviolable, si le législateur décide d’atteindre à la propriété parce que ce n’est pas une loi fondamentale, il peut le modifier ; Hobbes n’est pas un partisan du droit de propriété : « ces droits sont indivisibles ».

Pour qu’un État soit fort, il faut une souveraineté, absolue, indivisible et perpétuelle rejoignant Bodin sur ce point. La définition est l’explication des lois civiles est au chapitre XXVI, Hobbes propose une définition des lois civiles.

C’est intéressant de définir un État fort, mais cela pose la question de la liberté ? Est-ce qu’avec un État fort, avons-nous encore des espaces de liberté ? Puisque les hommes sont indisciplinés, il faut une structure qui les tienne ensemble, mais cet État a-t-il tous les pouvoirs ou n’empiète-t-il pas celle de ses sujets ?

Au chapitre XXI Hobbes va propose une définition de la liberté des sujets qui fait encore aujourd’hui débat :

« LIBERTY ou FREEDOM signifient proprement l'absence d'opposition (par opposition, j'entends les obstacles extérieurs au mouvement) et ces deux mots peuvent être appliqués aussi bien aux créatures sans raison et inanimées qu'aux créatures raisonnables. »

Pour Hobbes, l’être humain est libre tant qu’il n’a pas d’obstacles extérieurs qui l’arrêtent, en d’autres termes, un homme privé de liberté est un homme physiquement enchainé, enfermé ; en fait, un homme libre est un homme qui n’est pas astreint par des contraintes physiques et extérieures. Pour Hobbes, toute autre forme de contrainte n’atteint pas la liberté des hommes ; que l’on dise « la bourse ou la vie », on est libre, la contrainte n’est pas physique, bien évidemment c’est une vision très réduite de la liberté et de la contrainte.

Tous les contemporains de Hobbes vont au fond critiquer terriblement cette vision des sujets, pour Hobbes la question est d’arriver à définir une contrainte intérieure : l’individu est libre seulement et seulement s’il n’y a pas d’obstacle extérieur, une contrainte intérieure n’est pas considérée comme attentatoire à la liberté.

En définissant la liberté de manière assez réductive, par extension il fait de l’État le titulaire de pouvoirs étendus, au fond chez Hobbes l’État a des pouvoirs très étendus tant qu’il n’atteint pas à notre sécurité physique, si l’État menace on est encore libre, car il n’enferme pas.

Hobbes définit la liberté en miroir d’un État fort, définit la liberté des citoyens en la manière que l’État fort permet d’exister.

« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligence, n'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, c’est un abus de langage. »

La liberté correspond à une menace au corps. Avec Hobbes, aboutit la réflexion sur l’État et est proposée la première définition moderne de l’ÉTAT et d’un État fort avec des pouvoirs étendus permettant aux êtres humains de vivre à l’état de société.

Après Hobbes, on ne va plus contester la définition morale de l’État qu’il a proposé, personnel moral, titulaire de la souveraineté représentant les individus, mais on va contester son rapport avec les individus et son importance, son rôle de pouvoir absolu et sa capacité à envahir la sphère privée des individus. Après Hobbes, il ne s’agit plus de reformuler la définition de l’État, mais de réfléchir à sa place et à sa relation avec les individus.

Annexes

Références