Machiavel et la Renaissance italienne
Niccolo Machiavelli.
| Professeur(s) | Alexis Keller[1][2][3] |
|---|---|
| Cours | Histoire de la pensée juridique et politique : les fondements de la pensée juridique et politique moderne 1500 – 1850 |
Lectures
- Machiavel et la Renaissance italienne
- L’ère de la Réforme
- La naissance du concept moderne de l’État
- John Locke et le débat sur le gouvernement civil
- Montesquieu et la définition de l’État libre
- Jean-Jacques Rousseau et le nouveau pacte social
- Le Fédéraliste et la théorie politique américaine
- John Stuart Mill, démocratie et limites de l’Etat libéral
Nicolas Machiavel (1469–1527) occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée politique. Florentin de naissance et profondément marqué par les bouleversements de son temps, il est le témoin direct de la fragilité des cités italiennes, de l’instabilité des régimes et de la brutalité des jeux de puissance qui traversent la péninsule à la charnière des XVe et XVIe siècles. Cette expérience concrète de la diplomatie, des guerres et des retournements d’alliances nourrit une réflexion qui rompt avec les spéculations abstraites de la tradition médiévale et humaniste. Pour Machiavel, comprendre la politique suppose d’observer les faits, d’analyser les rapports de force et d’examiner les conditions réelles dans lesquelles se maintient un pouvoir.
Ses deux œuvres majeures, Le Prince et les Discours sur la première décade de Tite-Live, proposent ainsi deux visages complémentaires d’une même pensée. Le premier, rédigé dans le contexte de son exclusion de la vie publique, offre un traité sur les moyens de conquérir et de conserver le pouvoir, en mettant l’accent sur la capacité d’initiative (virtù), l’art de s’adapter aux circonstances et la nécessité d’apprivoiser la contingence (fortuna). Les Discours, en revanche, inscrivent sa réflexion dans une perspective plus large, en interrogeant les conditions d’existence et de pérennité des régimes républicains : rôle des institutions mixtes, place des lois, importance des conflits civiques ordonnés, fonction intégratrice de la religion civile, ou encore nécessité du citoyen-soldat.
Ce double apport constitue un tournant majeur. Machiavel détache la pensée politique de la seule question morale pour en faire un savoir autonome, centré sur l’efficacité et la stabilité des régimes. Il déplace le regard de l’idéal vers le réel, en assumant le caractère conflictuel et imprévisible de la vie politique. Sa contribution se situe à la croisée de l’héritage antique — Rome, Cicéron, Salluste, Tite-Live — et des réalités nouvelles de la Renaissance italienne, marquée par la fragmentation territoriale et la montée en puissance des monarchies européennes.
Ce socle machiavélien influencera profondément la pensée moderne. Hobbes, au XVIIe siècle, reprendra la démarche empirique de Machiavel, son attention à la conflictualité sociale et son exigence d’un pouvoir fort capable de contenir le désordre. Là où Hobbes systématisera ces intuitions dans une théorie du contrat et de la souveraineté indivisible, Machiavel en avait déjà posé les prémisses en réfléchissant aux buts de l’État, à la conservation du pouvoir et à la centralité des institutions. En ce sens, il demeure l’un des fondateurs de la science politique moderne, dont l’influence se prolonge bien au-delà de son siècle.
Biographie[modifier | modifier le wikicode]
Nicolas Machiavel naît à Florence le 3 mai 1469, au sein d’une famille appartenant à la bourgeoisie cultivée. Son père, Bernardo, juriste et humaniste modeste, était rattaché à la corporation des notaires et des juges, et ses ancêtres paternels avaient occupé des charges dans l’administration de la République. Cette appartenance à une famille respectée, sans être patricienne, lui assura une éducation ouverte aux humanités tout en le maintenant à distance des plus hautes élites dirigeantes de la cité.
De sa jeunesse, les sources demeurent lacunaires. On sait qu’il reçut une solide formation classique : latin, rhétorique, littérature antique, mais aussi mathématiques et droit. Il fut initié très tôt aux humanités qui constituaient le socle de la culture de la Renaissance, et qui façonnaient une vision du monde nourrie de Cicéron, Salluste, Tite-Live ou encore Tacite. Cette fréquentation des auteurs latins devait marquer son style, son vocabulaire et surtout son rapport à l’histoire. Comme tout humaniste florentin, il considérait Rome comme l’horizon exemplaire de la réflexion politique, et son œuvre entière est traversée par le souci d’en tirer des leçons pour son temps.
Sa jeunesse coïncida avec l’apogée du pouvoir de Laurent de Médicis, dit Laurent le Magnifique (1469–1492), qui incarna le rayonnement de Florence dans les arts, la diplomatie et la culture. Mais Machiavel entra dans la vie publique au moment même où la République florentine connaissait une crise brutale : l’expulsion des Médicis en 1494, la mise en place d’un régime théocratique dirigé par le dominicain Jérôme Savonarole, puis la chute de ce dernier en 1498. C’est dans ce contexte de bouleversements institutionnels qu’il fut nommé, en juin 1498, secrétaire de la Seconde Chancellerie de Florence, puis en juillet de la même année secrétaire des Dix de la guerre et de la paix (Dieci di Balia), organe chargé à la fois de la sécurité intérieure et de la diplomatie extérieure.
Ces fonctions, qu’il occupa jusqu’à 1512, lui offrirent une position d’observation exceptionnelle. Pendant quatorze années, il fut envoyé en légation auprès des plus grands acteurs de son temps : Catherine Sforza à Forlì en 1499, César Borgia en 1502, le pape Jules II en 1506, le roi Louis XII de France à plusieurs reprises (1500, 1504, 1510, 1511), et l’empereur Maximilien du Saint-Empire entre 1507 et 1508. Il parcourut ainsi l’Italie, la France, l’Allemagne et la Suisse, découvrant les mécanismes concrets du pouvoir, les ruses de la diplomatie et la brutalité des guerres d’Italie. Chacune de ces missions renforça sa conviction que la politique devait être pensée non en termes d’idéaux, mais à partir de l’expérience et de la capacité à s’adapter aux circonstances.
Son rôle dans la République florentine fut étroitement lié à Pierre Soderini, gonfalonier à vie à partir de 1502, dont il partagea les ambitions républicaines. Mais le retour des Médicis à Florence, en 1512, provoqua sa chute. Accusé de conspiration contre la nouvelle domination, il fut arrêté, emprisonné, soumis à la torture en février 1513, avant d’être relâché et banni. Retiré sur sa propriété de San Casciano, près de Florence, il entra dans une période de retraite forcée qui dura près de quinze ans. C’est là, dans une vie partagée entre ses travaux agricoles, sa correspondance et la fréquentation des cercles humanistes, qu’il rédigea ses ouvrages majeurs.
De cette période datent Le Prince (rédigé en 1513, publié en 1532), les Discours sur la première décade de Tite-Live (1512–1519, publiés en 1531), L’Art de la guerre (1519–1520, publié en 1521) et L’Histoire de Florence (1520–1525, publiée en 1532). Ces textes constituent le socle de sa pensée politique, fondée à la fois sur la mémoire de l’Antiquité et sur l’expérience immédiate de la diplomatie et des crises florentines. À côté de ces œuvres de théorie et d’histoire, Machiavel laissa également une production littéraire importante : poèmes (Les Décennales, I Capitoli, L’Âne d’or), et surtout des comédies (La Mandragore, Clizia) qui témoignent de sa maîtrise de l’ironie et de la satire sociale.
Malgré quelques tentatives de rapprochement avec les Médicis — missions ponctuelles en 1521, 1526 et 1527 — il ne retrouva jamais de position politique durable. En 1527, l’année même où Florence se révolta à nouveau contre les Médicis pour restaurer une république, Machiavel mourut le 21 juin, à l’âge de 58 ans. Il fut enterré dans l’église Santa Croce, au Panthéon des grands Florentins. Son tombeau porte une épitaphe devenue célèbre : Tanto nomini nullum par elogium — « Aucun éloge ne saurait égaler un tel nom ».
Né dans la capitale intellectuelle de l’humanisme, Machiavel incarne à la fois l’héritage et la rupture. Sa formation l’avait inscrit dans la culture humaniste : étude des langues anciennes, admiration pour Rome, valorisation de l’histoire comme guide de l’action. Mais son expérience politique le conduisit à dépasser l’idéalisme humaniste pour forger une approche réaliste, parfois jugée cynique, où la liberté et la stabilité de l’État priment sur toute autre considération. Humaniste par son éducation, diplomate par sa carrière, théoricien par nécessité, il demeure avant tout l’analyste lucide d’une époque où la politique s’émancipait de la morale pour devenir un objet autonome de réflexion.
Une philosophie tirée d’une large expérience diplomatique[modifier | modifier le wikicode]
L’un des traits les plus singuliers de Machiavel est l’articulation intime entre sa pratique diplomatique et sa réflexion théorique. Contrairement à d’autres penseurs de la Renaissance qui fondaient leurs analyses sur la spéculation ou sur la tradition humaniste, Machiavel élabora ses idées à partir de l’observation directe des acteurs politiques de son temps. La politique, pour lui, ne pouvait être comprise qu’à partir des comportements concrets des princes, des armées, des cours et des alliances. Ce rapport au réel confère à son œuvre un caractère à la fois pragmatique et expérimental.
À partir de 1498, en tant que secrétaire de la République florentine, il fut chargé de nombreuses missions diplomatiques qui le conduisirent à rencontrer les principaux souverains et dirigeants européens. Ces légations ne furent pas seulement des moments d’observation : elles devinrent des expériences fondatrices, dont il tira à chaque fois une « morale de l’histoire ». Ces leçons, accumulées au fil des rencontres et consignées dans ses rapports, formeront la matière première du Prince, rédigé en 1513 après sa disgrâce.
Parmi les nombreuses missions qu’il mena, quatre épisodes ressortent comme particulièrement décisifs :
- La France de Louis XII (1500–1501). Envoyé à la cour de France pour défendre les intérêts de Florence face à Pise, Machiavel découvrit le décalage entre l’image que la petite république avait d’elle-même et la perception qu’en avaient les grandes puissances. Lenteur des réponses florentines, absence de réactivité, surestimation de leur poids réel : il en conclut qu’en politique, la perception compte autant que la réalité, et qu’un État doit être capable de réagir avec rapidité pour exister dans le jeu international.
- César Borgia (1502). Missionné auprès du duc de Valentinois, fils du pape Alexandre VI, Machiavel fut fasciné et effrayé par cet homme qui incarnait la ruse, la cruauté et l’audace politique. Il y observa que la duplicité et la violence, bien que moralement condamnables, pouvaient être des instruments efficaces pour conquérir et conserver le pouvoir. Mais il nota aussi la fragilité de cette stratégie : Borgia, trahi à la mort de son père, finit à son tour victime de la fortune. La leçon était claire : la ruse et la force peuvent servir la politique, mais elles ne suffisent pas sans une capacité d’adaptation durable.
- Le pape Jules II (1506). Envoyé à Rome, Machiavel fut impressionné par l’énergie et le courage du pontife, capable de décisions audacieuses et de revirements spectaculaires dans ses alliances pour défendre les intérêts de l’Église. Jules II lui apparut comme le modèle d’un dirigeant qui assume la conflictualité du politique et impose sa volonté par la force du caractère. De cette mission, Machiavel retint que le courage et la virtù sont des vertus cardinales du pouvoir.
- L’empereur Maximilien (1507–1508). Sa dernière grande mission le conduisit auprès du souverain du Saint-Empire. Il y découvrit un prince faible, trop aimable, hésitant, incapable de jugement personnel et entièrement sous l’influence de ses courtisans. Machiavel en tira une critique féroce de l’incapacité à décider et à résister aux pressions de l’entourage. Ce constat alimenta sa réflexion sur le danger des flatteurs et sur la nécessité, pour un prince, d’avoir une volonté ferme et un cercle de conseillers limité et choisi.
Ces quatre expériences, successives et contrastées, structurent déjà les thèmes majeurs de son œuvre : la question de la perception et de la réputation, l’usage de la ruse et de la force, le rôle du courage et de la virtù, la nécessité de se protéger de l’influence corruptrice des courtisans. Elles lui révélèrent surtout une règle fondamentale : un dirigeant doit savoir s’adapter aux circonstances. Les princes qu’il observa — Louis XII, César Borgia, Jules II, Maximilien — échouèrent à long terme faute d’avoir su modifier leur conduite quand les conditions changeaient.
La diplomatie fut pour Machiavel une école du réel. Elle donna la matière concrète qui permit à sa pensée de se détacher des spéculations morales pour entrer dans une logique de science politique avant la lettre. Le Prince apparaît comme la cristallisation de ces leçons de terrain, transposées dans une réflexion générale sur les moyens de conquérir, conserver et consolider le pouvoir.
Première expérience : la perception dans la politique[modifier | modifier le wikicode]
En juillet 1500, deux ans à peine après son entrée à la Seconde Chancellerie de Florence, Machiavel reçut l’une de ses premières grandes missions diplomatiques. La République florentine l’envoya auprès de Louis XII, roi de France depuis 1498, afin de défendre les intérêts de la cité dans le conflit qui l’opposait à Pise. Cette rivalité n’était pas nouvelle : Pise, ancienne puissance maritime, cherchait à préserver son autonomie face à la domination florentine, et la Toscane demeurait une mosaïque de cités concurrentes — Florence, Pise, Sienne, mais aussi Milan et Venise, chacune liée à des puissances extérieures. Pise, en particulier, bénéficiait d’une protection croissante de la part de l’Espagne et de la dynastie aragonaise, ce qui plaçait Florence dans une situation délicate.
La mission de Machiavel consistait à s’assurer de la neutralité bienveillante de la France dans cette querelle. Louis XII, héritier du duché de Milan par sa grand-mère Valentine Visconti, avait déjà un pied dans les affaires italiennes : sa campagne de 1499 lui avait permis de revendiquer le duché de Milan et de s’imposer comme l’un des arbitres des guerres d’Italie. Pour Florence, obtenir de lui qu’il ne soutienne pas Pise, voire qu’il appuie les intérêts florentins, représentait une nécessité vitale. La petite république, malgré son rayonnement artistique et culturel, n’avait ni la puissance militaire ni le poids territorial des grandes monarchies européennes, et devait recourir à la diplomatie pour garantir sa survie.
Machiavel arriva à la cour de France muni de ses lettres de créance, et y demeura près de neuf mois. Il fut frappé par l’organisation, la richesse et la stabilité apparente de la monarchie française, qui tranchait avec la fragilité politique de Florence et plus largement de la péninsule italienne. Mais ce qui marqua surtout son esprit fut le contraste entre la perception que Florence avait d’elle-même et l’image qu’en avaient les grandes puissances étrangères. Dans ses rapports envoyés aux dirigeants florentins, il ne cessa d’alerter sur l’importance de répondre rapidement aux demandes et propositions françaises. Or ses supérieurs tardèrent à réagir, laissant ses dépêches sans réponse durant plusieurs mois. Lorsque des instructions arrivèrent enfin, elles se réduisaient à une formule de superbe qui tenait en substance à ceci : « Nous sommes Florence, nous pouvons apporter beaucoup à la France, mais la réciproque n’est pas vraie. »
Cette attitude d’orgueil provincial fit sur Machiavel une impression profonde. La première leçon qu’il retira de cette mission porta sur le rapport entre temps et pouvoir. Dans le jeu diplomatique, la rapidité de réaction constitue une arme décisive. Un État qui tarde à répondre perd en crédibilité et offre à ses adversaires l’initiative. L’absence de réactivité de Florence révélait une faiblesse structurelle : un gouvernement incapable de saisir les occasions, trop replié sur ses certitudes et sur une image surestimée de sa propre importance.
La seconde leçon découla de ce constat : il existe toujours un écart entre l’image qu’un État a de lui-même et la manière dont il est perçu par les autres. Florence se voyait comme le centre du monde, héritière de son prestige intellectuel et de son rayonnement économique. La cour de France, au contraire, considérait cette république comme un acteur secondaire, utile seulement dans la mesure où elle servait les intérêts de la monarchie française en Italie. Pour Machiavel, ce décalage fut révélateur : la politique ne se réduit pas à l’action d’un État sur la scène internationale, elle dépend aussi de la perception et de l’interprétation que les autres en font. La réputation devient un élément de puissance, mais une réputation mal calibrée ou illusoire conduit à l’échec.
Cette mission inaugura ainsi un thème central de sa pensée : la politique comme gestion des perceptions. Plus tard, dans Le Prince, il insistera sur la nécessité pour le gouvernant de cultiver une image, de paraître vertueux même s’il ne l’est pas, et d’adapter ses gestes à ce que les autres croient ou redoutent. Derrière ces réflexions se trouvent déjà les souvenirs de son séjour en France, où il avait constaté combien la suffisance florentine contrastait avec l’indifférence ou la condescendance des grandes monarchies.
Ce premier apprentissage politique ne fut donc pas anecdotique. Il donna à Machiavel la conviction qu’un État ne peut survivre sans une conscience lucide de sa place réelle dans le concert des puissances. La réactivité, la modestie stratégique et la maîtrise des perceptions apparaissaient déjà comme des conditions essentielles de la stabilité. Ces intuitions, issues d’un épisode diplomatique précoce, allaient nourrir durablement sa réflexion sur la conduite des affaires d’État.
Deuxième expérience : duplicité et traitrise[modifier | modifier le wikicode]
En 1502, Machiavel fut envoyé en légation auprès de César Borgia, duc de Valentinois et de Romagne, fils du pape Alexandre VI. À cette époque, la puissance des Borgia représentait l’un des phénomènes les plus marquants et les plus inquiétants de la politique italienne. Alexandre VI, pape depuis 1492, avait placé son fils dans une position stratégique, en lui confiant terres, troupes et ambitions territoriales. César Borgia, par son énergie et sa brutalité, était en train de bâtir un véritable État princier en Italie centrale, à la croisée des intérêts pontificaux, français et espagnols.
La République de Florence voyait cette ascension avec une grande inquiétude. La Romagne, région proche de ses frontières, offrait à Borgia une base militaire solide et un point d’appui qui menaçait directement l’équilibre toscan. La mission de Machiavel consistait donc à observer les intentions du duc, à sonder sa politique et, autant que possible, à préserver la neutralité ou la sécurité de Florence face à un voisin aussi imprévisible.
Au contact du duc, Machiavel fut à la fois fasciné et terrifié. César Borgia incarnait une forme de puissance politique nouvelle, fondée sur la ruse, la cruauté et une capacité d’action implacable. Il savait diviser ses ennemis, frapper vite, exploiter la peur et se montrer impitoyable lorsque les circonstances l’exigeaient. Machiavel assista, entre autres, à la célèbre exécution de Remirro de Orco, lieutenant brutal de Borgia, que le duc fit éliminer une fois sa tâche accomplie, afin de concentrer sur lui seul la haine du peuple et d’apparaître ensuite comme un libérateur. Cet épisode devint pour Machiavel une illustration saisissante de l’usage calculé de la violence : une cruauté exercée au moment opportun pouvait, paradoxalement, consolider le pouvoir d’un prince.
De cette mission, Machiavel retint une deuxième grande leçon politique. La duplicité, la trahison, la manipulation ne sont pas en elles-mêmes des principes fondateurs de l’art de gouverner. Elles contredisent l’idéal humaniste d’un pouvoir juste et équilibré. Mais elles peuvent être des instruments redoutablement efficaces pour qui cherche à se maintenir au pouvoir dans un environnement instable. L’homme d’État qui se contenterait de naïveté et d’idéalisme serait condamné à l’échec, car il s’exposerait sans défense aux manœuvres de ses rivaux.
Pourtant, cette stratégie avait aussi ses limites. Machiavel vit la chute rapide de César Borgia à la mort de son père en 1503. Le nouveau pape, Jules II, se retourna contre lui et l’abandonna. Ce destin montrait les failles d’une politique exclusivement fondée sur la ruse et la cruauté. Un pouvoir bâti sur la fortune d’un protecteur et sur la peur ne résiste pas au changement des circonstances.
La leçon que Machiavel en tira fut nuancée. La duplicité et la cruauté pouvaient constituer des moyens nécessaires dans certaines situations, mais elles ne pouvaient devenir une politique durable. Le prince qui en ferait une règle de gouvernement constante serait voué à l’instabilité et, à terme, à sa perte. Dans ses écrits, Machiavel accorda à César Borgia une place particulière, presque ambiguë : il voyait en lui l’exemple de la virtù la plus éclatante, capable d’agir, d’inspirer la crainte et d’imposer l’ordre, mais aussi l’illustration des limites de cette même stratégie, incapable de résister à la fortune changeante.
Cette rencontre avec le duc de Valentinois donna à Machiavel une matière concrète pour ses réflexions ultérieures. Dans Le Prince, il reviendra sur l’importance d’un usage mesuré de la force, sur la nécessité d’être à la fois lion et renard, et sur le danger d’une dépendance excessive envers la faveur d’autrui. César Borgia devint pour lui un modèle paradoxal : un exemple de ce que la puissance peut accomplir lorsqu’elle s’exerce sans scrupule, mais aussi un avertissement sur la fragilité d’un pouvoir privé d’ancrage institutionnel et exposé aux retournements de la fortune.
Troisième expérience : courage et vertu[modifier | modifier le wikicode]
En 1506, Machiavel fut dépêché à Rome afin de négocier auprès du nouveau pape, Jules II della Rovere, élu en 1503 après la mort d’Alexandre VI. La situation politique de la péninsule italienne était alors particulièrement instable. Les guerres d’Italie avaient déjà vu l’intervention successive de la France, de l’Espagne et du Saint-Empire, tandis que Florence, traditionnellement alliée à la monarchie française, cherchait à préserver sa sécurité dans un environnement de plus en plus menaçant. Jules II, surnommé plus tard le « pape guerrier », nourrissait de vastes ambitions pour les États pontificaux : il voulait renforcer leur autorité, repousser les puissances étrangères et restaurer le prestige de Rome comme centre politique de l’Italie.
La mission confiée à Machiavel consistait à clarifier les intentions du pontife, alors tenté par une alliance avec l’Espagne contre Florence et la France. Pour la République florentine, une telle coalition aurait représenté un danger direct, car elle risquait de l’isoler diplomatiquement et de la placer sous la pression d’une alliance hispano-pontificale. Machiavel arriva donc à Rome avec pour objectif d’obtenir des assurances et de mesurer la solidité des projets de Jules II.
Ce qu’il observa à la cour pontificale l’impressionna fortement. Jules II apparaissait comme un homme doté d’une énergie hors du commun, animé d’une volonté ferme de défendre les intérêts de l’Église sans se laisser intimider par la supériorité militaire ou financière des grandes monarchies européennes. Machiavel décrivit un pontife audacieux, capable de décisions rapides et de brusques revirements d’alliance dès lors que l’intérêt de Rome l’exigeait. Son habileté consistait à ne jamais s’enfermer dans une position figée, mais à saisir les occasions offertes par le changement des rapports de force.
Cette expérience révéla à Machiavel l’importance du courage comme qualité politique. La virtù, concept central de sa pensée, trouve dans la figure de Jules II une illustration éclatante. La virtù ne désigne pas seulement la vertu morale au sens classique, mais l’ensemble des qualités qui permettent au dirigeant de dominer les circonstances : audace, énergie, capacité d’initiative, force de caractère. Jules II lui apparut comme l’incarnation de cette attitude, prêt à risquer beaucoup pour assurer la grandeur de Rome. L’élément décisif, pour Machiavel, n’était pas tant la moralité des actes du pape que leur efficacité politique et leur adéquation aux intérêts qu’il défendait.
L’observation de Jules II enrichit la réflexion que Machiavel développera dans Le Prince. Il y insiste sur la nécessité, pour un gouvernant, de ne pas rester paralysé face à l’incertitude, mais d’affirmer sa volonté et de s’imposer par des décisions fermes. Le courage est présenté non comme une qualité accessoire, mais comme l’un des ressorts essentiels de la conservation du pouvoir. Dans un monde dominé par l’instabilité et la fortune, celui qui hésite est condamné, tandis que celui qui ose, même au risque de l’erreur, a plus de chances d’imposer sa vision.
Cette troisième expérience diplomatique confirma donc à Machiavel que le succès en politique dépendait moins de la recherche d’un compromis permanent que de la capacité à trancher et à défendre ses intérêts avec résolution. Jules II, malgré ses excès et son tempérament belliqueux, lui offrit le modèle d’un dirigeant dont la force de caractère permettait de transformer des rapports de force défavorables en occasions de victoire. Dans l’architecture intellectuelle de Machiavel, cette leçon prit une place durable : la virtù du prince n’est pas une simple qualité morale, mais la condition même de la survie et de la grandeur de l’État.
Quatrième expérience : fort dans ses décisions[modifier | modifier le wikicode]
La dernière grande mission diplomatique de Machiavel se déroula entre 1507 et 1508, lorsqu’il fut envoyé à la cour de l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg. Le Saint-Empire romain germanique, vaste ensemble politique électif qui recouvrait une bonne partie de l’Europe centrale et dont les frontières s’étendaient alors jusqu’au nord de l’Italie, exerçait une influence directe sur l’équilibre de la péninsule. Florence, soucieuse de protéger ses intérêts et de garantir la neutralité de l’Empire dans ses affaires, jugea nécessaire d’entretenir des relations stables avec Maximilien. Cette légation constituait donc pour Machiavel une occasion décisive d’observer l’un des souverains les plus puissants de son temps, placé au cœur des enjeux italiens.
Le contexte était marqué par les rivalités entre la France, l’Espagne et l’Empire pour le contrôle du Milanais et de la Lombardie. Maximilien, malgré la majesté de son titre, ne disposait pas des moyens d’un monarque centralisé comme le roi de France. Sa position dépendait d’un équilibre fragile entre les princes électeurs, les villes libres et les aristocraties locales qui composaient l’Empire. Machiavel découvrit à cette occasion un système politique d’une complexité extrême, où le pouvoir impérial, bien que prestigieux, demeurait limité et constamment négocié.
Mais ce qui le frappa surtout fut la personnalité même de Maximilien. Dans ses dépêches, Machiavel insista sur la faiblesse du jugement de l’empereur et sur son incapacité à maintenir une ligne politique cohérente. Maximilien se montrait changeant, hésitant, trop aimable avec son entourage. Son tempérament conciliant, loin de renforcer son autorité, ouvrait la voie à l’influence excessive de ses conseillers et courtisans. Incapable de trancher par lui-même, il laissait les décisions s’enliser dans des tergiversations ou s’imposait à lui une direction qui n’était pas la sienne.
Pour Machiavel, cette faiblesse de caractère illustrait l’un des plus grands dangers du pouvoir : être à la merci des flatteurs et perdre la capacité de jugement autonome. L’image d’un empereur commandant à un vaste empire mais dépendant de son entourage, manipulé par des conseillers intéressés, représentait pour lui une contradiction insupportable. Un prince sans discernement, incapable de s’affirmer, n’était qu’un instrument entre les mains d’autrui, voué à l’échec.
Cette expérience confirma et précisa une idée qu’il développera dans Le Prince, notamment au chapitre XXIII, consacré aux flatteurs. Le gouvernant doit choisir soigneusement ses conseillers, limiter leur nombre, et surtout conserver la faculté de décider par lui-même. La consultation est nécessaire, mais elle ne doit pas se transformer en abdication du jugement. La fermeté dans la décision est la condition de l’autorité politique.
À travers Maximilien, Machiavel voyait le contre-modèle du prince efficace. Là où César Borgia incarnait l’excès de ruse et Jules II l’excès d’audace, Maximilien représentait l’excès inverse : la mollesse, la dépendance, l’incapacité à affirmer une volonté. Ces trois figures, mises en contraste, fournirent à Machiavel une typologie vivante des dangers et des vertus de l’action politique. Le prince véritablement habile devait éviter les pièges de l’hésitation autant que ceux de la cruauté aveugle, et apprendre à exercer une autorité ferme, lucide et indépendante.
Bilan : la nécessité de l’adaptation[modifier | modifier le wikicode]
À l’issue de ses quatre grandes missions diplomatiques, Machiavel disposait d’un matériau d’une richesse exceptionnelle pour penser la politique de son temps. Il avait observé de près un roi de France, un prince ambitieux soutenu par la papauté, un pape guerrier et un empereur du Saint-Empire. Autant de figures qui, chacune à sa manière, incarnaient une forme de pouvoir. Pourtant, en confrontant ses notes et ses souvenirs, il lui apparut que tous partageaient une faiblesse fondamentale : aucun n’avait su s’adapter aux circonstances.
Louis XII, prisonnier de la lourdeur de la monarchie française et incapable de répondre avec célérité aux sollicitations de Florence, manqua de réactivité et laissa passer des occasions décisives. César Borgia, malgré une intelligence politique redoutable et une audace sans égale, bâtit son pouvoir sur la faveur de son père et sur la terreur ; il ne put survivre au retournement brutal de la fortune qu’impliqua la mort d’Alexandre VI. Jules II, figure d’énergie et de virtù, ne parvint pas à inscrire son courage dans une stratégie durable ; son goût de l’affrontement et son usage de la guerre finirent par fragiliser ses alliances et l’exposèrent à des trahisons. Maximilien, enfin, incarna l’exemple négatif par excellence : trop faible, trop influençable, incapable de jugement autonome, il se laissa emporter par les intrigues de ses courtisans et compromit l’autorité impériale.
De ce tableau, Machiavel retint que le véritable critère du pouvoir n’était ni la naissance, ni la richesse, ni la possession d’armées, mais la capacité à ajuster sa conduite aux variations incessantes de la fortune. La politique n’est jamais un terrain stable ; elle est faite de changements soudains, d’alliances renversées, de menaces imprévues. Celui qui ne sait pas adapter ses décisions à ces transformations est condamné, quelle que soit sa puissance apparente. À l’inverse, le dirigeant qui conjugue la virtù — énergie, intelligence, fermeté — à une compréhension fine des circonstances peut imposer sa vision et inscrire son action dans la durée.
Ces réflexions se cristallisèrent dans le contexte dramatique de 1511–1512. Jules II, allié à l’Espagne, fit entrer ses troupes en Toscane et provoqua la chute de la République florentine. Le régime républicain, auquel Machiavel avait lié son destin et celui de Soderini, fut balayé, et les Médicis reprirent le pouvoir sous la protection des forces étrangères. Accusé de conspiration, arrêté, torturé, puis exilé à San Casciano, Machiavel se retrouva brutalement écarté de la vie publique. C’est dans cette solitude forcée, loin de Florence, qu’il entreprit la rédaction de son premier grand ouvrage théorique, Il Principe (De Principatibus), achevé en décembre 1513.
Ce texte naquit donc d’une double expérience : l’observation lucide des faiblesses des souverains rencontrés et l’amertume de sa propre disgrâce politique. Les dépêches diplomatiques, les notes d’ambassade et les leçons tirées des rencontres avec Louis XII, César Borgia, Jules II et Maximilien se transformèrent en un traité sur la conquête et la conservation du pouvoir. Le réalisme de Machiavel, souvent jugé cynique, est d’abord le fruit d’un constat : sans capacité d’adaptation, sans lucidité sur la nature humaine et sans fermeté dans les décisions, aucun prince, aussi puissant soit-il, ne peut espérer durer.
Rapports sur les choses d’Allemagne, 1508[modifier | modifier le wikicode]
La mission de Machiavel auprès de l’empereur Maximilien entre 1507 et 1508 donna lieu à une série de dépêches et de rapports connus sous le titre de Rapporti delle cose della Magna (Rapports sur les choses d’Allemagne). Ces textes constituent un jalon important, car on y retrouve en germe plusieurs thèmes que Machiavel développera dans Le Prince. L’observation de la cour impériale, du fonctionnement du Saint-Empire et surtout de la personnalité de Maximilien nourrit une réflexion plus générale sur les conditions du pouvoir, la fragilité des institutions et le rôle des circonstances.
Dès les premières lignes, Machiavel souligne la confusion qui règne autour de l’empereur et de ses décisions :
« Je sais que ceux qui apprennent et ceux qui ont vu les événements sont pleins de confusion et se perdent en diverses conjectures ; ils ne savent pas pourquoi l’on n’a pas vu les dix-neuf mille hommes promis par l’Empire, ni pourquoi l’Allemagne n’a pas réagi à la perte de son honneur, ni pour quelle raison l’Empereur s’est tellement trompé. Chacun donc hésite quant à ce que l’on doit craindre ou espérer pour l’avenir, et quant à l’orientation des choses futures. »
Machiavel constate ici un écart frappant entre les promesses militaires faites par l’Empire et la réalité des faits. Les forces annoncées ne se sont pas matérialisées, et l’Allemagne demeure passive face aux humiliations subies. L’incapacité de l’empereur à mobiliser ses ressources révèle une absence de cohérence entre la parole et l’action, ce qui alimente l’incertitude et affaiblit l’autorité impériale. Cette faiblesse, Machiavel la rattache à deux causes fondamentales :
« Chacun de ceux que j’ai entendus en parler est d’accord pour penser que, si l’Empereur bénéficiait de l’une des deux choses suivantes : qu’il change de nature ou bien que l’Allemagne l’aide vraiment, alors il atteindrait à tous ses desseins en Italie, si l’on considère la condition de celle-ci. »
L’empereur, selon Machiavel, n’a pas la « bonne nature » pour gouverner : il est trop faible, trop hésitant. À cette fragilité personnelle s’ajoute la difficulté structurelle de l’Empire, confédération lâche où les princes et les villes libres n’obéissent pas spontanément à l’autorité impériale. Le pouvoir de Maximilien est donc doublement limité, par son caractère et par les circonstances institutionnelles.
C’est là que Machiavel élabore une distinction essentielle qu’il développera dans Le Prince : les qualités d’un dirigeant ne peuvent être séparées de l’environnement politique dans lequel il agit. Un homme faible peut être partiellement sauvé par des institutions solides ; inversement, même un prince énergique est paralysé si les circonstances le privent de moyens. Chez Maximilien, les deux faiblesses se cumulent.
Machiavel insiste aussi sur le danger des courtisans, qu’il décrit avec une précision qui annonce le chapitre XXIII du Prince :
« L’Empereur ne demande conseil à personne et il est conseillé par tous ; il veut tout faire à sa tête et ne fait rien à sa façon. Car, bien qu’il ne découvre jamais spontanément ses secrets à personne, lorsqu’un problème vient à être découvert, il est détourné de sa décision par ceux qui l’entourent et éloigné de son premier dessein. »
Cette formule illustre l’impuissance d’un souverain qui, sous prétexte de garder le secret, finit par se laisser convaincre par les intrigues et les flatteries de son entourage. Le prince incapable de jugement personnel devient prisonnier des conseils contradictoires de ses proches. Un autre passage résume cette critique en des termes cinglants :
« L’aimable et bonne nature de l’Empereur fait que chacun de ses proches le trompe. L’un des siens m’a dit que tout homme et toute chose peuvent le tromper une fois, lorsqu’il s’en est aperçu. »
Les mots « aimable » et « bonne nature » révèlent la thèse centrale de Machiavel : les qualités qui paraissent vertueuses dans la vie privée peuvent devenir des défauts mortels dans la vie publique. Être bon et aimable ne suffit pas pour gouverner ; au contraire, cela ouvre la voie aux manipulations et aux trahisons. L’homme d’État ne peut se permettre l’ingénuité des relations personnelles : il doit savoir se protéger et décider seul. Enfin, un dernier extrait révèle l’une des intuitions les plus célèbres de Machiavel, celle de la fortuna, que l’on retrouvera au chapitre XXV du Prince :
« Pour bien remplir votre office, vous devez dire quelle opinion l’on peut avoir de l’une et l’autre choses. La guerre se mesure aux hommes, à l’argent, à l’organisation et à la fortune et qui a davantage de ces choses, on doit croire qu’il l’emportera. »
La guerre, et plus largement la politique, dépend de plusieurs facteurs : les ressources humaines, les moyens financiers, la capacité d’organisation, et enfin la fortune, c’est-à-dire la part d’imprévisible qui échappe à la volonté des hommes. Ici se dessine la matrice de la pensée machiavélienne : l’efficacité politique repose sur la combinaison de qualités maîtrisables (organisation, ressources, courage) et de facteurs incontrôlables (fortune, circonstances). Maximilien échoue parce qu’il ne possède ni l’énergie personnelle, ni les moyens institutionnels, ni la faveur de la fortune.
Dans ces Rapports sur les choses d’Allemagne, Machiavel dresse donc un portrait sévère de l’empereur, mais au-delà de la personne de Maximilien, il construit une véritable grille d’analyse politique. L’incapacité de jugement, l’influence des courtisans, la confusion des décisions, l’illusion des promesses militaires et la dépendance à la fortune : autant de thèmes que l’on retrouvera, affinés et généralisés, dans Le Prince. L’expérience allemande illustre avec force ce qui deviendra l’un de ses enseignements majeurs : un prince ne peut gouverner que s’il sait unir virtù et maîtrise des circonstances, et se protéger à la fois de sa propre faiblesse et des pressions de son entourage.
Le rapport Fortuna/Virtù[modifier | modifier le wikicode]
Parmi les enseignements que Machiavel tire de ses expériences diplomatiques, aucun n’a eu autant d’impact sur sa pensée que celui relatif au rôle de la fortune et de la vertu dans l’action politique. L’écart qu’il observe entre des figures comme Louis XII, César Borgia, Jules II ou Maximilien nourrit une interrogation fondamentale : pourquoi certains souverains échouent-ils malgré leur puissance apparente, et pourquoi d’autres parviennent-ils, au moins pour un temps, à imposer leur volonté ? De cette confrontation naît un couple conceptuel appelé à marquer durablement la philosophie politique : Fortuna et Virtù.
La première idée qui se dégage est qu’un prince faible par nature, hésitant dans ses jugements et incapable de décider par lui-même, compromet l’autorité qu’il détient. L’exemple de Maximilien, empereur influençable et dépendant de ses courtisans, illustre cette incapacité à gouverner. Pour pallier ces faiblesses, il faut un pouvoir incarné par des hommes d’État forts, animés par une énergie personnelle et soutenus par des institutions qui donnent de la consistance à leurs décisions. Machiavel cherche donc à identifier les qualités qui permettent de transformer la fragilité humaine en puissance politique, et c’est ce qu’il appelle la virtù : courage, audace, lucidité, capacité à imposer sa volonté aux autres et à soi-même.
Mais cette énergie personnelle ne suffit pas toujours. L’expérience montre que même les princes les plus brillants se heurtent à des forces qu’ils ne contrôlent pas. C’est ici qu’intervient la fortune, comprise non comme la richesse mais comme la déesse romaine Fortuna, incarnation du destin, du hasard et de l’imprévu. Elle est la part du monde qui échappe à la volonté humaine, la dimension de contingence que nul ne peut supprimer. L’image de cette déesse, souvent représentée instable et capricieuse dans l’art de la Renaissance, traduit bien l’idée que la politique se déroule sur un terrain mouvant.
Machiavel reprend cette symbolique et insiste sur le fait que le prince doit séduire Fortuna pour espérer conserver son pouvoir. La métaphore amoureuse ou même érotique est omniprésente : séduire cette femme, la contraindre parfois, l’entraîner à se donner à celui qui ose. Le langage employé montre que la fortune n’est pas une donnée figée mais un champ de possibilités, ouvert à ceux qui déploient l’audace nécessaire pour la conquérir. L’incapacité à s’adapter aux circonstances, qu’il observe chez Louis XII trop lent, César Borgia trop dépendant de son père, Jules II trop belliqueux ou Maximilien trop faible, illustre ce que signifie être abandonné par la fortune. Tous furent trahis par le changement des événements, et tous manquèrent de cette capacité à séduire la fortune au moment critique.
La réflexion se déploie ensuite dans Le Prince sous une forme systématique. Les six premiers chapitres décrivent les différents modes d’acquisition du pouvoir : héritage, conquête personnelle, usage des armes propres ou des armes d’autrui. Mais la véritable interrogation commence à partir du chapitre VII : une fois le pouvoir acquis, comment le conserver ? La question essentielle n’est pas tant de savoir comment on accède à l’autorité, mais quelles qualités permettent de la maintenir. C’est dans ce cadre que Machiavel articule Virtù et Fortuna. La première relève de ce que l’homme peut maîtriser : l’énergie, la prudence, la fermeté, l’aptitude à s’adapter aux circonstances. La seconde représente ce qui échappe au contrôle humain : les accidents de l’histoire, les retournements d’alliances, les bouleversements militaires ou économiques.
L’originalité de Machiavel tient au fait qu’il refuse de voir dans la fortune une force entièrement invincible. Contrairement à la conception chrétienne de la Providence, qui laisse le destin entre les mains de Dieu et prive les hommes de toute prise sur leur avenir, Machiavel affirme qu’il est possible de conquérir partiellement la fortune, à condition de posséder les vertus nécessaires. L’homme n’est pas entièrement maître de son destin, mais il ne doit pas non plus s’abandonner à une passivité résignée. L’action politique consiste à exploiter la marge de liberté que laisse la fortune pour orienter les événements à son avantage. Cette vision séculière rompt avec la théologie chrétienne et confère à la politique une autonomie radicale.
La fortune est d’ailleurs présentée par Machiavel comme une femme, métaphore qui illustre sa nature capricieuse, insaisissable et séduite par l’audace. Elle se laisse dominer par ceux qui osent l’affronter, et échappe à ceux qui se contentent d’attendre. Cette image, choquante pour l’époque, insiste sur le fait que la fortune favorise les princes audacieux, capables de décisions rapides et risquées, plutôt que ceux qui se montrent timorés et circonspects. Le message est clair : mieux vaut prendre le risque de l’erreur que de rester paralysé dans l’attente.
La combinaison de Fortuna et de Virtù devient ainsi la clef de voûte de la pensée machiavélienne. La fortune seule ne donne pas la stabilité ; la vertu seule ne garantit pas le succès. C’est leur articulation qui rend possible la conservation du pouvoir. Machiavel insiste sur le fait que gouverner, c’est agir dans un univers incertain, où une part de ce qui arrive est maîtrisable et une autre ne l’est pas. L’homme d’État doit donc cultiver les qualités qui maximisent ses chances et, en même temps, accepter que la fortune garde toujours une part d’imprévisibilité.
Cette leçon traverse toute son œuvre. Elle éclaire les portraits contrastés qu’il dresse de Louis XII, de César Borgia, de Jules II et de Maximilien, mais elle dépasse leur cas particulier pour devenir une théorie générale du politique. Un prince ne se juge pas seulement sur ses intentions morales ou ses vertus traditionnelles, mais sur sa capacité à séduire et à dominer la fortune grâce à la virtù.
Il Principe / De Principatibus[modifier | modifier le wikicode]
L’ouvrage majeur de Machiavel, Il Principe, rédigé en 1513 et publié de manière posthume en 1532, naît d’une situation personnelle et politique très particulière. Après la chute de la République florentine en 1512, le retour des Médicis au pouvoir et son propre bannissement, Machiavel se retrouve isolé dans sa villa de Sant’Andrea, à San Casciano. Privé de charges publiques, humilié par la torture et la suspicion, il entreprend dans cette retraite forcée une œuvre théorique qui se veut à la fois réflexion politique et tentative de réintégration dans la vie publique. Dans une lettre célèbre adressée à Francesco Vettori en décembre 1513, il explique comment, chaque soir, après ses activités rurales, il revêt ses habits de cour pour dialoguer avec les Anciens et rédiger ce traité qu’il espère offrir aux Médicis comme gage de loyauté. Le Prince est donc à la fois un manifeste intellectuel et un geste politique destiné à retrouver une place dans la cité.
Le titre latin original, De Principatibus, signifie littéralement « Des principautés ». Le terme insiste sur la diversité des formes de pouvoir monarchique et sur les conditions de leur acquisition et de leur conservation. Machiavel ouvre son traité en classant les différents types de principautés : héréditaires, nouvelles, mixtes, ecclésiastiques. Il distingue ensuite les moyens par lesquels elles sont obtenues : par les armes propres, par les armes d’autrui, par la faveur ou par la fortune. Cette typologie, exposée dans les six premiers chapitres, s’inscrit dans une tradition d’analyse des régimes qui remonte à l’Antiquité, mais elle annonce déjà le souci de Machiavel de dépasser la simple classification pour s’interroger sur la dynamique du pouvoir.
À partir du chapitre VII, l’ouvrage prend une tournure plus originale et plus radicale. Machiavel ne se contente plus de décrire les modes d’acquisition du pouvoir : il se demande quelles sont les conditions qui permettent de le conserver. Le véritable enjeu du traité réside dans cette interrogation : comment un prince peut-il durer, quelles qualités doit-il posséder, comment doit-il se comporter face à ses sujets, à ses alliés et à ses ennemis ? C’est là que se déploient les thèmes majeurs qui feront la célébrité et la fortune du texte : la distinction entre l’apparence et la réalité du pouvoir, la nécessité de savoir être à la fois lion et renard, la réflexion sur la cruauté et la clémence, sur l’amour et la crainte, sur le rôle des armées et sur le danger des flatteurs.
Le style de Machiavel dans Le Prince tranche avec la littérature politique de son temps. Là où les humanistes s’attardaient sur l’énumération des vertus cardinales — justice, sagesse, modération, prudence — Machiavel adopte une posture réaliste, voire provocatrice. Il affirme que le prince ne doit pas nécessairement être bon, mais paraître tel quand les circonstances l’exigent. La morale privée n’est pas la même que la morale publique ; la survie de l’État peut commander des actions que l’éthique traditionnelle condamnerait. Ce renversement scandalisa ses contemporains, mais il reflète la volonté de Machiavel d’écrire « des choses utiles à ceux qui les liront », et non des spéculations éloignées de la réalité.
Deux chapitres concentrent particulièrement cette rupture. Le chapitre XV, « Des choses pour lesquelles les hommes, et surtout les princes, sont loués ou blâmés », marque l’abandon de la tradition normative au profit d’une analyse pragmatique : ce qui importe n’est pas d’être vertueux au sens moral, mais d’avoir les qualités nécessaires pour conserver le pouvoir. Le chapitre XXV, « Combien la fortune a de pouvoir sur les choses humaines et comment on peut lui résister », reprend l’image du fleuve impétueux qui dévaste tout sur son passage et celle de la fortune féminisée, pour montrer que la politique est un combat permanent contre l’imprévisible. Ces deux chapitres constituent comme les piliers de l’architecture conceptuelle de Il Principe.
La réception du traité fut paradoxale. D’un côté, il valut à Machiavel une réputation sulfureuse : son nom devint synonyme de duplicité, de manipulation, de cynisme politique. De l’autre, il s’imposa comme une lecture incontournable pour tous ceux qui voulaient comprendre les mécanismes du pouvoir. Les princes de la Renaissance, mais aussi les théoriciens modernes, y virent un miroir sans complaisance des conditions de la domination. En déplaçant l’analyse du terrain des idéaux vers celui des faits, Machiavel posait la première pierre d’une science politique affranchie de la morale théologique.
Il Principe n’est donc pas seulement un manuel pour les princes ; c’est un texte fondateur qui introduit une nouvelle manière de penser le politique, comme champ autonome, régi par ses propres règles. En cela, il constitue le socle sur lequel des penseurs comme Hobbes, plus tard, édifieront une théorie de l’État moderne. Là où Machiavel identifie les conditions concrètes de la conservation du pouvoir, Hobbes élaborera la figure du Léviathan comme garant de la paix civile. Mais sans la rupture machiavélienne, cette conceptualisation n’aurait pas été possible.
Le Prince, Chapitre XXV « Combien la fortune a de pouvoir sur les choses humaines et comment on peut lui résister », 1513[modifier | modifier le wikicode]
Le chapitre XXV du Prince, intitulé « Combien la fortune a de pouvoir sur les choses humaines et comment on peut lui résister », occupe une place centrale dans la pensée de Machiavel. Avec le chapitre XV, c’est sans doute le plus décisif, car il condense sa rupture avec la philosophie politique traditionnelle et affirme une vision nouvelle de la capacité humaine à agir dans l’histoire. La question posée est claire : dans quelle mesure les hommes, et en particulier les princes, peuvent-ils maîtriser leur destin ?
Dès l’ouverture du chapitre, Machiavel rappelle la position dominante de son temps, qui était celle des théologiens et de la tradition chrétienne :
« Je n'ignore point que bien des gens ont pensé et pensent encore que Dieu et la fortune régissent les choses de ce monde de telle manière que toute la prudence humaine ne peut en arrêter ni en régler le cours : d'où l'on peut conclure qu'il est inutile de s'en occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a qu'à se soumettre et à laisser tout conduire par le sort. Cette opinion s'est surtout propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de grands événements que nous avons cités, dont nous sommes encore témoins, et qu'il ne nous était pas possible de prévoir - aussi suis-je assez enclin à la partager. »
Ici, Machiavel reconnaît que beaucoup croient que tout dépend de Dieu et de la fortune, et que par conséquent l’effort humain est vain. Cette position conduit à une attitude de passivité : pourquoi agir si tout est décidé à l’avance ? Mais Machiavel, tout en reconnaissant la force de cette idée, refuse de s’y soumettre totalement. Il introduit aussitôt une nuance qui marque la rupture :
« Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir. Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et les emporte vers un autre (…) »
La métaphore du fleuve est l’une des plus célèbres de Machiavel. La fortune est comme une crue violente, capable de détruire tout sur son passage. On ne peut pas l’empêcher de déborder, mais on peut préparer des digues et des canaux pour en limiter les effets. La fortune échappe donc partiellement au contrôle humain, mais pas totalement : l’homme conserve une marge d’action, et c’est dans cette marge que réside la virtù.
Machiavel note que l’idée d’une domination absolue de la fortune s’est particulièrement répandue à son époque, marquée par une succession d’événements imprévus — invasions, renversements d’alliances, guerres soudaines. Il l’exprime ainsi :
« Cette opinion s'est surtout propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de grands événements que nous avons cités, dont nous sommes encore témoins, et qu'il ne nous était pas possible de prévoir. »
Parce que l’histoire récente semblait incompréhensible, beaucoup en concluaient qu’il fallait tout attribuer au hasard ou à la volonté divine. Machiavel reconnaît avoir été tenté par ce raisonnement, mais il refuse d’aller jusqu’au bout :
« […] aussi suis-je assez enclin à la partager. Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien. »
Ce passage est fondamental, car il affirme l’existence d’une liberté humaine irréductible. Contrairement à la vision chrétienne qui confiait tout à la Providence, Machiavel maintient que les hommes peuvent décider et orienter leur destin. C’est précisément ce libre arbitre, mis en tension avec la fortune, qui constitue l’espace propre de la politique.
La métaphore du fleuve est reprise pour insister sur la nécessité de prévoir et de se protéger :
« […] j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir. Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et les emporte vers un autre. »
Il poursuit cette analogie en soulignant que la fortune frappe surtout là où rien n’a été préparé :
« Il en est de même de la fortune, qui montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n'a été préparée, et porte ses fureurs là où elle sait qu'il n'y a point d'obstacle disposé pour l'arrêter. »
La leçon est claire : les princes et les États qui n’anticipent pas, qui ne se préparent pas, sont balayés. Ceux qui organisent leur défense, qui savent anticiper les crises, parviennent à limiter les ravages. La fortune n’est pas un destin absolu, mais une force contre laquelle on peut se prémunir par l’énergie et la prévoyance.
Machiavel illustre cette idée en observant la fragilité des régimes politiques :
« Me bornant à ces idées générales sur la résistance qu’on peut opposer à la fortune, et venant à des observations plus particularisées, je remarque d'abord qu'il n'est pas extraordinaire de voir un prince prospérer un jour et déchoir le lendemain, sans néanmoins qu'il ait changé, soit de caractère, soit de conduite. »
Ce constat souligne que la fortune est changeante. Un prince peut être porté par elle et prospérer sans rien faire de différent, puis, du jour au lendemain, tout perdre. Le facteur décisif n’est pas toujours la nature du prince, mais l’accord ou le désaccord entre son style de gouvernement et les circonstances.
C’est ce qu’il exprime explicitement :
« Cela vient, ce me semble, de ce que j'ai déjà assez longuement établi, qu'un prince qui s'appuie entièrement sur la fortune tombe à mesure qu'elle varie. Il me semble encore qu'un prince est heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas conforme au temps où il règne. »
L’adaptation devient donc la qualité la plus précieuse. Ce n’est pas seulement la possession de vertus abstraites qui compte, mais la capacité à les ajuster aux circonstances. L’homme politique doit être en harmonie avec son époque, changer quand la fortune change, au risque sinon d’être abandonné par elle.
Cette réflexion conduit Machiavel à une conclusion célèbre, où il oppose deux attitudes : la circonspection et l’impétuosité. La fortune étant représentée comme une femme, elle se laisse dominer par ceux qui osent la traiter avec rudesse :
« Je conclus donc que, la fortune changeant, et les hommes s'obstinant dans la même manière d'agir, ils sont heureux tant que cette manière se trouve d'accord avec la fortune ; mais qu'aussitôt que cet accord cesse, ils deviennent malheureux.
Je pense, au surplus, qu'il vaut mieux être impétueux que circonspect ; car la fortune est femme : pour la tenir soumise, il faut la traiter avec rudesse ; elle cède plutôt aux hommes qui usent de violence qu'à ceux qui agissent froidement : aussi est-elle toujours amie des jeunes gens, qui sont moins réservés, plus emportés, et qui commandent avec plus d'audace. »
Ces lignes résument l’audace de Machiavel. La fortune, féminisée et personnifiée, cède devant la vigueur et l’audace, et se détourne des princes timorés. La politique n’est pas un domaine de prudence excessive, mais un champ où l’audace et la rapidité d’action assurent le succès. La circonspection excessive mène à l’échec ; l’impétuosité attire la fortune.
Cette conception est typiquement machiavélienne, en ce qu’elle inverse les valeurs de la tradition humaniste. Là où les humanistes recommandaient prudence, modération et sagesse, Machiavel affirme que le pouvoir exige parfois violence, ruse et impétuosité. Le chapitre XV, complément du chapitre XXV, renverse les vertus classiques et propose un nouveau catalogue adapté aux réalités de son temps.
Tout Le Prince, des chapitres XIII à XVIII, développe les qualités nécessaires pour séduire la fortune : savoir se montrer cruel quand il le faut, préférer être craint plutôt qu’aimé, éviter les flatteurs, manier la force du lion et la ruse du renard. Le chapitre XXV donne le cadre général : ces qualités n’ont de sens que si elles permettent de maîtriser la fortune, au moins partiellement.
Ce texte marque une révolution intellectuelle. La fortune n’est plus la Providence divine qui impose ses desseins, mais une force capricieuse que l’homme peut séduire et contraindre. La politique devient un art de l’adaptation, une lutte permanente contre l’imprévisible. Le prince idéal n’est pas celui qui incarne les vertus morales de la tradition, mais celui qui sait plier la fortune à son avantage par l’audace et la virtù.
Le Prince, Chapitre XV « Des choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loués ou blâmés », 1513[modifier | modifier le wikicode]
Le chapitre XV du Prince, intitulé « Des choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loués ou blâmés », marque une rupture fondatrice dans l’histoire de la pensée politique. C’est dans ces pages que Machiavel, après avoir exposé les différentes formes de principautés et les conditions de leur conquête, aborde directement la question des qualités nécessaires au maintien du pouvoir. Il s’agit moins d’un traité de morale que d’une réflexion sur l’efficacité politique, où l’utilité prend le pas sur la conformité à des normes idéales.
Machiavel introduit son propos en se démarquant ouvertement de ses prédécesseurs et contemporains :
« Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire, soit envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j'en parle encore ; d'autant plus qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à de vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre qu'en n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver […] »
Cette déclaration de méthode est fondamentale. Alors que la tradition humaniste s’attachait à décrire ce que devraient être les gouvernants – en reprenant les vertus cardinales de l’Antiquité (justice, tempérance, prudence, courage) ou les vertus chrétiennes (charité, humilité, piété) –, Machiavel revendique un regard neuf : observer non pas « la manière dont on devrait vivre », mais « la manière dont on vit ». Le décalage entre l’idéal et la réalité est tel qu’étudier le premier conduit, dit-il, non à la conservation de l’État, mais à sa ruine. C’est une véritable révolution épistémologique : la politique devient un champ autonome, avec ses propres règles, distinctes de la morale privée ou de la théologie.
Cette démarche conduit Machiavel à une affirmation qui a scandalisé ses contemporains et qui reste l’une des plus célèbres de son œuvre :
« (…) et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité. »
L’idée qu’un prince doit « apprendre à ne pas être bon » est un renversement radical de la tradition politique. Là où les philosophes antiques et chrétiens posaient que la vertu morale constituait la base de l’art de gouverner, Machiavel affirme que la survie de l’État exige parfois des comportements contraires à la morale. Le prince doit être capable d’user du mal « selon la nécessité », c’est-à-dire lorsque les circonstances l’imposent. La necessità devient un principe cardinal de la pensée machiavélienne : l’exigence de conserver l’État justifie des actions qui seraient condamnables dans un autre registre.
Machiavel nuance néanmoins ce propos en introduisant une typologie des vices et vertus qui renverse les hiérarchies établies :
« Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais, comme cela n'est guère possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en préserver, s'il le peut ; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de retenue ; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains défauts sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir ; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être. »
Cette inversion du rapport entre vertu et vice constitue une des clés du machiavélisme. Ce qui est considéré comme vertu dans le domaine moral peut être funeste en politique : la générosité excessive peut ruiner les finances de l’État, la clémence absolue peut encourager la rébellion. À l’inverse, ce qui apparaît comme vice peut se révéler une ressource politique : la cruauté, si elle est bien utilisée, peut rétablir l’ordre ; l’avarice peut garantir la stabilité fiscale. Ce relativisme ne signifie pas que Machiavel nie la valeur morale des actes, mais qu’il transfère l’évaluation dans un autre registre : celui de l’efficacité politique.
Derrière ce renversement, se dessine une distinction fondamentale entre le pouvoir réel et la perception du pouvoir. Le prince doit parfois sembler vertueux sans l’être, et inversement, il peut se livrer à des actions condamnées pour préserver l’État. Cette dissociation entre être et paraître fonde une conception « binaire » du pouvoir : d’un côté sa réalité matérielle, de l’autre son image. Machiavel anticipe ici une conception moderne de la politique comme espace de représentation, où l’opinion et la perception jouent un rôle aussi important que les décisions réelles.
Les chapitres qui suivent déclinent cette logique en détail. Au chapitre XVI (« De la libéralité et de la parcimonie »), Machiavel explique qu’il vaut mieux être économe que généreux, car la générosité mène à l’imposition fiscale et à la haine des sujets. Au chapitre XVII (« De la cruauté et de la pitié ; et s’il vaut mieux être aimé que craint, ou le contraire »), il pose la célèbre formule : il est plus sûr d’être craint qu’aimé, si l’on ne peut être les deux. Au chapitre XVIII (« Comment les princes doivent tenir leurs paroles »), il propose la métaphore du lion et du renard : le prince doit être fort comme un lion, mais rusé comme un renard. Au chapitre XXIII (« Comment l’on doit fuir les flatteurs »), il met en garde contre l’influence corruptrice des courtisans, reprenant une leçon tirée de son expérience diplomatique auprès de Maximilien.
Tous ces développements prolongent la logique du chapitre XV : l’État ne se maintient pas par la pureté morale du gouvernant, mais par sa capacité à manier force et ruse, générosité et parcimonie, clémence et cruauté, en fonction des circonstances. Loin de glorifier le cynisme, Machiavel construit une science politique où le critère suprême est la conservation de l’État, et où les catégories morales classiques se trouvent réordonnées au service de cette finalité.
En affirmant que le prince doit « apprendre à ne pas être toujours bon », Machiavel a inauguré une nouvelle grammaire du pouvoir. Ce chapitre, conjointement au chapitre XXV sur la fortune, fonde la modernité de sa pensée : l’homme n’est pas totalement maître de son destin, mais il dispose d’une marge de manœuvre qu’il doit exploiter avec audace, adaptabilité et virtù. L’histoire politique postérieure — de Hobbes à Montesquieu, de Richelieu à la raison d’État moderne — reprendra et développera ces intuitions, qui constituent le socle d’une science politique affranchie de la morale et de la théologie.
La chute de la république de Florence : Discours sur la première décade de Tite-Live[modifier | modifier le wikicode]
La disparition de la République florentine en 1511–1512, suivie du retour au pouvoir des Médicis avec l’appui des troupes espagnoles et du pape Jules II, constitue un tournant non seulement dans la trajectoire personnelle de Machiavel, mais aussi dans l’orientation de sa pensée. Alors que Le Prince se concentrait sur les qualités individuelles du gouvernant et sur les moyens d’acquérir et de conserver le pouvoir, les Discours sur la première décade de Tite-Live témoignent d’un déplacement du regard vers la réflexion sur les régimes républicains, leur durée et leurs causes de corruption. Pour Machiavel, il ne s’agit plus seulement de comprendre pourquoi un prince réussit ou échoue, mais de saisir pourquoi certaines républiques survivent et prospèrent tandis que d’autres s’effondrent.
La question n’était pas seulement théorique. La perte de Florence et l’échec d’un régime républicain qu’il avait servi pendant quatorze ans posaient à Machiavel un problème existentiel et intellectuel : pourquoi la république n’avait-elle pas résisté ? Certes, on pouvait invoquer les jeux d’alliances internationales, la supériorité des armées étrangères ou les intrigues papales. Mais ces explications externes paraissaient insuffisantes à Machiavel et à son cercle d’humanistes. Le véritable enjeu, plus profond, résidait dans les conditions internes qui permettent à une république de durer ou au contraire la condamnent à la corruption et à la chute.
Pour répondre à ce dilemme, Machiavel se tourne vers l’histoire, et plus précisément vers l’histoire romaine telle que transmise par l’historien Tite-Live. Ce choix n’est pas anodin. Dans la tradition humaniste, l’histoire de Rome, et surtout celle de la République romaine, offre un réservoir inépuisable d’exemples, de modèles et de contre-modèles. Elle permet de penser la politique non pas dans l’abstraction, mais à partir de cas concrets qui servent de leçons. Machiavel, fidèle à sa méthode réaliste, n’entend pas reconstruire un idéal théorique, mais déduire des enseignements pratiques à partir de l’expérience historique. Rome devient ainsi l’archétype à partir duquel il interroge Florence, Venise et les autres républiques de son temps.
La problématique centrale des Discours peut être formulée en ces termes : quelles sont les conditions d’existence et de prospérité d’une république ? Machiavel cherche à identifier les vertus collectives, les structures institutionnelles et les mécanismes sociaux qui garantissent la liberté et la stabilité du corps politique. Sa réflexion se déploie autour de trois questions fondamentales. La première concerne les conditions d’existence d’une république en tant que telle : quel type de régime peut véritablement durer, quelles institutions lui donnent sa solidité ? La deuxième concerne la qualité des citoyens : une république ne peut survivre que si ses membres possèdent certaines vertus civiques, orientées vers le bien commun et non vers l’intérêt particulier. La troisième enfin concerne les dangers de corruption : qu’est-ce qui mine la liberté républicaine, quelles forces internes menacent sa pérennité, et comment y remédier ?
Cette interrogation sur la corruption est au cœur des Discours. Pour Machiavel, les républiques, comme les individus, naissent, croissent, atteignent un apogée, puis déclinent et meurent. Leur corruption survient lorsque les vertus civiques s’effacent, lorsque l’intérêt privé supplante le souci du bien commun, lorsque les institutions cessent de canaliser les conflits et laissent place à la domination des factions ou à l’ambition d’un seul. L’histoire romaine, mais aussi l’histoire récente de Florence, illustre ce cycle tragique. C’est pourquoi Machiavel s’efforce de dégager, à partir des exemples de Rome, de Venise et de Florence, un ensemble de conditions qui permettent d’allonger la durée de vie des républiques et de prévenir leur corruption.
Dans ce contexte, les Discours sur la première décade de Tite-Live apparaissent comme le complément nécessaire du Prince. Là où le premier ouvrage se concentrait sur l’individu et sur l’art de gouverner en situation de crise ou de conquête, le second s’intéresse à la collectivité, aux institutions et à la dynamique des régimes libres. L’un étudie la virtù du prince, l’autre la virtù du peuple. L’un s’interroge sur la fortune et l’adaptation individuelle, l’autre sur les conditions structurelles et sociales de la liberté. Ce déplacement témoigne de l’évolution de Machiavel lui-même, passé du serviteur actif d’une république déchue au penseur désabusé mais lucide, soucieux de comprendre ce qui rend possible la survie des régimes politiques.
En se penchant sur Rome, Machiavel ne se livre donc pas à un exercice antiquaire. Il construit un idéal-type destiné à éclairer les expériences contemporaines. Florence a échoué, Venise résiste encore, Rome a prospéré puis disparu. De ces cas, il tire une réflexion sur la nécessité de lois solides, d’institutions équilibrées et de citoyens vertueux. La république n’est pas seulement une affaire de constitution formelle ; elle repose sur une culture civique, sur la capacité du peuple à défendre sa liberté et à accepter le conflit comme élément constitutif de la vie politique.
Les Discours traduisent ainsi une conviction centrale : la liberté républicaine est fragile, toujours menacée par la corruption, mais elle peut être prolongée et consolidée par une combinaison de lois, de mœurs et de conflits bien régulés. Ce que Machiavel cherche à penser, c’est une théorie générale des conditions de durée des républiques, une réflexion qui dépasse le cas florentin pour devenir universelle. En cela, son œuvre annonce les grandes philosophies politiques de la modernité, de Montesquieu à Rousseau, et reste un texte fondateur de la pensée républicaine.
Le gouvernement selon Machiavel[modifier | modifier le wikicode]
Dans les Discours, Machiavel énonce une série de conditions qui déterminent l’existence, la stabilité et la prospérité d’une république. Ces conditions ne sont pas abstraites : elles s’ancrent dans l’observation historique de Rome, mais aussi dans la comparaison avec Florence et Venise. Elles traduisent une conviction fondamentale : les républiques ne meurent pas par fatalité mais par corruption, et leur survie dépend de vertus, d’institutions, de pratiques collectives et de leur capacité à se défendre.
La première condition tient à la responsabilité des gouvernants. Machiavel, qui dans Le Prince avait insisté sur la nécessité pour l’homme d’État d’apprendre à « ne pas être toujours bon », réintroduit ici, dans le cadre républicain, une exigence de vertus classiques : sagesse, modération, équité, grandeur d’âme. Loin de contredire son réalisme, ce rappel signifie que la république ne peut pas être gouvernée durablement par la seule ruse et la seule force. Dans un régime fondé sur la liberté et la participation des citoyens, l’exemple moral des dirigeants reste essentiel. Machiavel ne répète pas naïvement l’humanisme civique ; il reconnaît que la survie du régime dépend de la qualité éthique de ses élites. Là où un prince peut se maintenir par la peur et par la ruse, un gouvernement républicain ne dure que si ses gouvernants inspirent confiance, modération et respect. Cette exigence ne garantit pas la survie de la république, mais elle en constitue la première condition.
La deuxième condition réside dans la solidité constitutionnelle. Une république ne saurait exister sans une organisation politique claire, durable et équilibrée. Pour Machiavel, le modèle indépassable est celui de Rome, qu’il appelle « constitution mixte ». À l’époque, cette notion circulait déjà parmi les théoriciens humanistes et les juristes, mais Machiavel lui donne une dimension pratique : seule une république qui combine les trois principes fondamentaux — monarchique, aristocratique et populaire — peut durer. À Rome, les consuls incarnaient l’élément monarchique, le Sénat l’élément aristocratique et les comices le principe démocratique. Ce système ne supprimait pas les conflits, mais il les canalisait dans des institutions.
Cette idée de constitution mixte, reprise par Polybe dans l’Antiquité, influencera des siècles plus tard Montesquieu, puis les constituants américains de 1787. La Constitution des États-Unis, avec son président, son Sénat et sa Chambre des représentants, est l’héritière directe de cette pensée. Machiavel se situe donc dans une tradition longue, mais il l’actualise en insistant sur la nécessité de donner à la république des institutions capables d’équilibrer les forces sociales. Ce n’est pas l’unité parfaite qui fonde la stabilité, mais l’équilibre des pouvoirs et la conflictualité régulée.
C’est précisément sur ce point que Machiavel introduit une innovation majeure : l’éloge du conflit. Contrairement aux humanistes qui prônaient l’unité, il affirme que la liberté naît de la confrontation des factions. La désunion, tant qu’elle reste encadrée, est une garantie contre la corruption. Les rivalités entre grands et petits, entre aristocrates et peuple, loin de détruire la république, la dynamisent et l’empêchent de se fossiliser. Dans les Discours, on lit cette formule frappante : « la liberté sort des conflits ». Machiavel refuse l’idéal illusoire d’une cité sans divisions ; il préfère une république où les tensions produisent des lois, des institutions et une vigilance constante contre l’oppression. Ce plaidoyer pour la contestation politique, qui anticipe la pensée moderne du pluralisme, tranche avec les appels humanistes à l’harmonie.
La troisième condition est le rôle de la religion. Machiavel n’y voit pas une vérité métaphysique, mais une fonction politique et sociale. Ce qui l’impressionne à Rome, c’est l’usage civique du religieux. Le culte des dieux nourrissait un sentiment d’appartenance, créait une discipline collective et fondait l’amour de la patrie. Il ne s’agit donc pas de croire pour le salut, mais de pratiquer pour renforcer la république. Machiavel reprend cette idée et la reformule comme une théorie de la « religion civile », que Rousseau développera plus tard dans Du contrat social. Loin de séparer le religieux du politique, Machiavel le réintègre comme ciment de la citoyenneté. Aujourd’hui encore, l’idée d’une « religion civile » se retrouve dans des rituels républicains, des serments, des cérémonies commémoratives ou l’enseignement civique : autant de pratiques qui rappellent que la citoyenneté est une croyance partagée.
La quatrième condition est le règne de la loi. Machiavel insiste sur le fait qu’une république libre est d’abord une république fondée sur les lois. La loi ne limite pas la liberté, elle la rend possible. Contre une tradition qui opposait lois et liberté — tradition que reprendront certains libéraux modernes —, Machiavel affirme que « l’on est libre grâce aux lois ». La loi circonscrit les passions, empêche l’arbitraire, garantit une égalité politique fondamentale : celle de tous devant la règle commune. Loin de voir la loi comme une servitude, Machiavel la pense comme la condition même de l’autonomie civique. Sans lois stables, les citoyens sont livrés à la peur et à l’arbitraire ; avec elles, ils peuvent jouir d’une liberté partagée, même si elle restreint certaines libertés individuelles. C’est ici que l’on voit combien Machiavel, tout en rompant avec les humanistes, prépare l’idée moderne de l’État de droit.
La cinquième condition concerne la politique extérieure. Machiavel, en observant Rome, conclut qu’une république doit défendre son existence par tous les moyens, y compris par la guerre préventive. Le maintien de la république est la valeur suprême : tout doit être sacrifié à sa survie. Il justifie ainsi ce que l’on appelle aujourd’hui des preemptive wars, guerres déclenchées non pour répondre à une attaque mais pour prévenir un danger. Cette idée choque par son réalisme brutal, mais elle s’explique par sa conviction que la corruption et la conquête étrangère sont les menaces permanentes des républiques. À cela s’ajoute une autre idée capitale : une république ne peut se défendre qu’avec une armée de citoyens. Machiavel dénonce violemment les mercenaires, dont il avait observé les excès en Italie, notamment les Suisses. Une république ne doit pas confier sa défense à des soldats payés, mais à des citoyens-soldats animés par l’amour de la patrie. L’« Art de la guerre » développera cette thèse, qui deviendra un pilier de l’idéologie républicaine européenne.
Enfin, une sixième condition, plus subtile mais non moins importante, est la profondeur historique. Machiavel insiste sur le fait qu’un bon gouvernement doit avoir conscience du passé, s’inscrire dans une continuité, apprendre des expériences antérieures. L’histoire est une école de prudence et de clairvoyance. Une république se corrompt lorsqu’elle oublie ses fondements, lorsqu’elle perd la mémoire de ce qui a garanti sa grandeur. C’est pourquoi Machiavel, en se plongeant dans Tite-Live, ne fait pas un travail antiquaire mais un effort de mémoire politique : seule l’attention à l’histoire permet aux républiques de durer.
Ces six conditions — responsabilité des gouvernants, constitution mixte, conflit encadré, religion civile, primauté de la loi, armée citoyenne et mémoire historique — constituent la charpente de la pensée républicaine de Machiavel. Elles montrent qu’il n’est pas seulement le théoricien du pouvoir du prince, mais aussi celui de la liberté des peuples. Loin de s’opposer, Le Prince et les Discours forment les deux versants d’une même œuvre : d’un côté la lucidité sur les nécessités du pouvoir individuel, de l’autre la recherche des conditions structurelles de la liberté collective.
Discours sur la première décade de Tite-Live[modifier | modifier le wikicode]
Les Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio (Discours sur la première décade de Tite-Live), rédigés par Machiavel entre 1513 et 1519 et publiés en 1531, constituent, avec Le Prince, l’autre pilier de sa pensée politique. Alors que Le Prince porte sur la conquête et la conservation du pouvoir par un individu, les Discours s’intéressent à la vie collective, aux institutions et aux conditions de la liberté républicaine. Les deux ouvrages ne s’opposent pas mais se complètent : l’un révèle la logique du pouvoir personnel, l’autre expose les mécanismes qui permettent à une république de durer.
Le contexte d’écriture explique l’orientation du livre. Après le retour des Médicis en 1512 et l’abolition de la République de Florence, Machiavel, exclu du pouvoir, s’interroge sur les causes de cet échec. L’explication par les alliances internationales et la supériorité militaire des puissances étrangères lui paraît insuffisante. Ce qui l’intéresse, ce sont les conditions internes qui rendent une république vulnérable à la corruption et à la chute. C’est pourquoi il se tourne vers l’histoire de Rome, telle que Tite-Live l’avait racontée, et utilise la première décade comme une vaste mine d’exemples politiques. Rome devient le miroir où Machiavel lit à la fois la grandeur et la fragilité des régimes libres.
L’ouvrage s’organise autour d’une question centrale : pourquoi certaines républiques survivent-elles et prospèrent-elles, tandis que d’autres s’effondrent rapidement ? Machiavel ne se contente pas de répertorier des anecdotes, il élabore une méthode d’analyse politique fondée sur l’histoire. L’étude de Rome, de Florence et de Venise lui permet de dégager des conditions générales de survie : équilibre institutionnel, vertus civiques, rôle des lois, force militaire propre, fonction sociale de la religion et mémoire historique.
La réflexion sur le conflit est l’une des thèses les plus originales des Discours. Contrairement aux humanistes florentins, qui voyaient dans l’unité et l’harmonie la garantie de la stabilité, Machiavel affirme que « la liberté sort des conflits ». Les luttes entre plébéiens et patriciens à Rome n’ont pas détruit la république ; elles ont permis l’adoption de lois protectrices et la création de magistratures nouvelles. Une république sans désaccord est une république en danger, car l’unanimité cache souvent la domination d’un groupe ou la paralysie politique. En canalisant la discorde dans des institutions, Rome a su transformer le conflit en moteur de liberté.
La fonction de la religion occupe également une place majeure. Machiavel ne s’intéresse pas aux dogmes mais au rôle sociologique du religieux. À Rome, les rites et les croyances ont consolidé l’unité civique et discipliné les citoyens. La religion, conçue comme ciment de la république, nourrit l’attachement à la patrie. Cette idée de « religion civile », reprise plus tard par Rousseau, illustre la manière dont Machiavel sépare la foi spirituelle de son utilité politique. Il ne s’agit pas de croire pour sauver son âme, mais de pratiquer pour maintenir la cohésion collective.
La primauté des lois est une autre condition de la liberté. Machiavel insiste sur le fait qu’une république n’est libre que si elle est fondée sur un ordre juridique solide. La loi n’est pas une contrainte qui limite la liberté, mais le cadre qui la rend possible. Elle empêche l’arbitraire, fixe des règles communes et garantit l’égalité politique. Contre ceux qui pensent que la multiplication des lois réduit la liberté, Machiavel affirme qu’au contraire, « l’on est libre grâce aux lois ». Cette conviction, nourrie par l’exemple romain, anticipe la notion moderne d’État de droit.
L’armée citoyenne constitue une autre exigence. Machiavel, dans les Discours comme dans L’Art de la guerre, dénonce la dépendance des républiques italiennes aux mercenaires. Il admire le modèle romain du citoyen-soldat : un homme qui défend la cité parce qu’il en fait partie, et non parce qu’il est payé. Le mercenaire est instable, prêt à changer de camp pour plus d’argent, alors que le citoyen-soldat incarne la fusion entre liberté politique et devoir militaire. Cette idée, issue de l’observation de la Rome antique, prend chez Machiavel la forme d’une règle universelle : une république ne peut exister sans une armée qui lui est propre.
La mémoire historique complète cet édifice. Machiavel insiste sur l’importance pour les républiques de se souvenir de leurs origines et de leurs lois fondatrices. L’histoire sert d’école de prudence et de clairvoyance. Une cité qui oublie son passé se condamne à répéter ses erreurs et à tomber dans la corruption. C’est pourquoi l’étude de Rome n’est pas pour Machiavel un exercice antiquaire, mais une ressource stratégique : connaître l’histoire permet d’agir dans le présent et de préparer l’avenir.
Les Discours sur la première décade de Tite-Live offrent ainsi une théorie générale de la liberté républicaine. Ils ne se limitent pas à l’exemple romain, mais utilisent Rome comme modèle pour penser les conditions de survie de toutes les républiques : vertus des gouvernants, équilibre des institutions, rôle des conflits, religion civile, primauté des lois, armée citoyenne et mémoire historique. Cet ensemble de thèses a marqué durablement la modernité politique, influençant à la fois les théoriciens de la raison d’État et les penseurs républicains des Lumières.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre premier, Avant-Propos[modifier | modifier le wikicode]
Dès l’Avant-Propos du Livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel annonce la portée singulière de son entreprise et la difficulté de sa démarche. Il affirme :
« j'ai formé le dessein de m'élancer dans une route qui n'a pas encore été frayée; et s'il est vrai que je doive y rencontrer bien des ennuis et des difficultés, j'espère y trouver aussi de la récompense dans l'approbation de ceux qui jetteront sur mon entreprise un regard favorable. »
Ces lignes inaugurales sont capitales. Elles traduisent la conscience aiguë de Machiavel d’entrer dans un champ nouveau : écrire non pas une chronique, ni un commentaire historique, mais une réflexion politique fondée sur l’histoire romaine. En se présentant comme pionnier d’une « route qui n’a pas encore été frayée », il revendique une démarche originale qui s’éloigne des spéculations théologiques et des traités humanistes traditionnels pour se tourner vers l’observation concrète des institutions et des régimes. On perçoit aussi une tonalité tragique : Machiavel sait que la République de Florence a disparu, il écrit en exilé, et pourtant il choisit de défendre encore le régime républicain, comme s’il fallait penser sa survie en théorie alors même que la réalité l’a anéantie.
Il poursuit en introduisant une comparaison frappante avec la médecine :
« La médecine elle-même n'est-elle pas l'expérience faite par les médecins des anciens temps, et d'après laquelle les médecins de nos jours établissent leurs jugements? Toutefois, lorsqu'il s'est agi d'asseoir l'ordre dans une république, de maintenir les États, de gouverner les royaumes, de régler les armées, d'administrer la guerre, de rendre la justice aux sujets, on n'a encore vu ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyens s'appuyer de l'exemple de l'antiquité. »
Le parallèle illustre l’argument central de Machiavel : de même que la médecine s’est constituée comme savoir expérimental en s’appuyant sur l’expérience accumulée des anciens, la politique devrait se nourrir des exemples historiques pour guider l’action présente. Pourtant, observe-t-il, les gouvernants modernes se contentent d’improviser, sans chercher à imiter ou à apprendre de l’histoire romaine ou grecque. La critique est double : elle vise d’une part la paresse des contemporains, d’autre part leur incapacité à comprendre le véritable esprit de l’histoire.
Machiavel identifie lui-même la cause de cette carence :
« Je crois en trouver la cause moins encore dans cette faiblesse où les vices de notre éducation actuelle ont plongé le monde, et dans ces maux qu'a faits à tant d'États et de villes chrétiennes une paresse orgueilleuse, que dans l'ignorance du véritable esprit de l'histoire, qui nous empêche en la lisant d'en saisir le sens réel et de nourrir notre esprit de la substance qu'elle renferme. »
Ce passage est d’une lucidité remarquable. Ce que Machiavel reproche à ses contemporains, ce n’est pas seulement d’être paresseux ou corrompus, mais de lire l’histoire sans en extraire les leçons politiques. L’« ignorance du véritable esprit de l’histoire » empêche de voir en elle une source d’enseignements pratiques. Les hommes se contentent d’un plaisir esthétique ou érudit devant la succession des événements, mais ils refusent de penser l’imitation, c’est-à-dire la possibilité d’agir en s’inspirant des Anciens.
Il conclut en soulignant ce paradoxe :
« Il en résulte que ceux qui lisent se bornent au plaisir de voir passer sous leurs yeux cette foule d'événements qu'elle dépeint, sans jamais songer à les imiter, jugeant cette imitation non seulement difficile, mais même impossible. »
L’histoire, pour Machiavel, n’est pas un récit mort, mais un réservoir de modèles. Refuser l’imitation, c’est se condamner à répéter les erreurs du passé sans les comprendre. L’accusation est forte : les hommes croient que l’exemple des Anciens est hors d’atteinte, alors qu’il constitue au contraire un guide pour toute république soucieuse de durer.
Cet Avant-Propos contient déjà trois thèmes fondamentaux qui irrigueront toute l’œuvre. Premièrement, la conviction que l’histoire est un laboratoire politique, où l’on peut observer les lois générales de la naissance, de la grandeur et de la corruption des républiques. Deuxièmement, la critique de l’oubli historique : un peuple qui se détourne des leçons du passé se voue à la décadence. Troisièmement, l’idée que la véritable innovation politique ne consiste pas à imaginer des utopies, mais à redécouvrir et à adapter des exemples éprouvés.
Machiavel revendique ainsi un réalisme paradoxal : loin de chercher une république idéale, il veut dégager des règles d’expérience tirées de Rome et valables pour toutes les cités. En se plaçant dans le sillage de Tite-Live mais en le lisant avec un regard neuf, il inaugure une méthode qui fera école : l’usage comparatif et exemplaire de l’histoire pour fonder une science politique.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Chapitre II, De combien d’espèces sont les États et quelle fut celle de la République romaine[modifier | modifier le wikicode]
Dans le deuxième chapitre du Livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel expose une thèse qui sera l’une des plus durables de sa pensée et qui influencera profondément la philosophie politique moderne : l’idée de la constitution mixte. Il commence par rappeler la tripartition classique des régimes, héritée de la philosophie antique :
« Voulant faire connaître quelles furent les formes du gouvernement de Rome, et par quel concours de circonstances elles atteignirent à la perfection, je dirai comme ceux qui ont écrit sur l'organisation des États, qu'il existe trois espèces de gouvernements, appelés monarchique, aristocratique ou populaire. »
Ce passage s’inscrit directement dans la continuité de Platon, d’Aristote et de Polybe, qui avaient déjà identifié trois formes fondamentales de gouvernement. Machiavel reprend cette typologie, mais il l’applique aux réalités de son temps. Lorsqu’il parle de monarchie, il pense à la France, monarchie héréditaire centralisée. Lorsqu’il évoque l’aristocratie, il a en tête Venise, dirigée par un petit cercle de familles nobles, structurée autour du Doge et des conseils. Enfin, lorsqu’il emploie le terme de démocratie, il songe à Athènes, bien qu’il sache que cette démocratie n’était pas universelle, puisqu’excluant femmes, esclaves et métèques. Machiavel conçoit donc une matrice hybride : une constitution idéale serait un mélange de monarchie française, d’aristocratie vénitienne et de démocratie athénienne.
C’est ce mélange qu’il appelle la « constitution mixte », et qu’il attribue à Rome. Mais il ajoute aussitôt une critique décisive de chacune des formes simples :
« Je dis donc que, toutes ces formes de gouvernements offrent des inconvénients égaux : les trois premières, parce qu'elles n'ont pas d'éléments de durée; les trois autres, par le principe de corruption qu'elles renferment. Aussi tous les législateurs renommés par leur sagesse, ayant reconnu le vice inhérent à chacun, ont évité d'employer uniquement un de ces modes de gouvernement; ils en ont choisi un qui participait de tous, le jugeant plus solide et plus stable, parce que le prince, les grands et le peuple, gouvernant ensemble l'État, pouvaient plus facilement se surveiller entre eux. »
La formule est capitale : aucune forme de gouvernement pure n’est viable à long terme. La monarchie dégénère en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, la démocratie en anarchie. C’est le cycle des constitutions que Polybe avait déjà décrit, où chaque régime porte en lui son principe de corruption. La seule solution consiste à combiner les trois, de manière à ce que chaque pouvoir contrôle l’autre. Le prince limite l’aristocratie, l’aristocratie limite le peuple, et le peuple limite le prince. C’est l’équilibre des forces qui fonde la stabilité.
Cette logique d’équilibre anticipera ce que Montesquieu formulera au XVIIIe siècle par sa maxime : « le pouvoir doit arrêter le pouvoir ». On y retrouve déjà l’idée de balance des pouvoirs, qui deviendra un principe cardinal des constitutions modernes. Rome, avec ses consuls (élément monarchique), son Sénat (élément aristocratique) et ses comices (élément populaire et militaire), est pour Machiavel l’exemple achevé d’une constitution mixte.
Un point mérite ici d’être précisé : quand Machiavel parle de démocratie, il ne faut pas l’entendre au sens contemporain. Dans l’Athènes classique, la démocratie reposait sur le tirage au sort des magistrats, et non sur l’élection. Pour Aristote comme pour Platon, l’élection est en réalité un principe aristocratique, puisqu’elle favorise les plus riches, les plus éloquents ou les mieux dotés socialement. La démocratie véritable se définissait donc par le tirage au sort, qui mettait tous les citoyens (au sens restreint du terme) sur un pied d’égalité. Machiavel, en reprenant cette typologie, rappelle une distinction essentielle souvent oubliée aujourd’hui.
Cette précision a nourri de nombreux débats dans l’histoire de la pensée politique. Au XVIIe siècle déjà, certains auteurs réfléchissaient à la possibilité de réintroduire le tirage au sort dans les régimes modernes, en le voyant comme un correctif à l’élitisme de l’élection. Rousseau, au XVIIIe siècle, insistera sur cette différence et ira jusqu’à écrire que « la démocratie est un régime pour les dieux et est impossible à mettre en place » : elle suppose un tirage au sort et une égalité radicale qui sont irréalisables dans les sociétés modernes.
La réflexion de Machiavel, en reprenant cette typologie et en affirmant que seule la combinaison des trois éléments permet la stabilité, donne un fondement théorique à l’idée moderne d’équilibre institutionnel. Son originalité ne réside pas seulement dans la reprise de Polybe, mais dans l’application pratique qu’il en fait à la république romaine et à son époque. Là où ses contemporains humanistes cherchaient l’unité et l’harmonie, il souligne que la stabilité vient de la tension entre des forces contraires. C’est ce qui explique la longévité de Rome, et ce qui manque aux républiques italiennes contemporaines.
Ce chapitre II des Discours est donc bien plus qu’un rappel de la tradition antique : il constitue une réinterprétation qui ancre dans l’histoire romaine un principe qui deviendra constitutif de la modernité politique, celui de la constitution mixte et de la balance des pouvoirs.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Chapitre IV, Comment la désunion entre la plèbe et le sénat rendit libre et puissant la République romaine[modifier | modifier le wikicode]
Dans le chapitre IV, Machiavel s’arrête sur un point qui distingue radicalement sa pensée de celle des humanistes de son temps : le rôle positif des dissensions dans une république. L’exemple romain, une fois encore, lui sert de matrice. Il affirme d’abord :
« Je ne nierai point que la fortune et la discipline n'aient contribué à la puissance des Romains ; mais on aurait dû faire attention qu'une discipline excellente n'est que la conséquence nécessaire des bonnes lois, et que partout où elle règne, la fortune, à son tour, ne tarde pas à faire briller ses faveurs. »
La remarque est révélatrice : Machiavel ne réduit pas la grandeur de Rome à la chance ou au hasard, ni même uniquement à sa discipline militaire. Pour lui, l’élément déterminant se trouve dans les lois et dans les institutions. Une bonne discipline ne naît pas spontanément, elle est le fruit d’un cadre juridique solide. L’ordre politique, une fois établi par de bonnes lois, produit la discipline ; et cette discipline, à son tour, attire la faveur de la fortune. Déjà se dessine l’idée que les institutions et la législation priment sur les contingences.
Il poursuit avec une thèse qui va à rebours des lieux communs de son époque :
« Mais venons-en aux autres particularités de cette cité. Je dis que ceux qui blâment les dissensions continuelles des grands et du peuple me paraissent désapprouver les causes mêmes qui conservèrent la liberté de Rome, et qu'ils prêtent plus d'attention aux cris et aux rumeurs que ces dissensions faisaient naître, qu'aux effets salutaires qu'elles produisaient. »
Cette phrase est décisive. Là où les humanistes voyaient dans les conflits politiques un danger pour l’unité et la stabilité, Machiavel y voit la condition de la liberté. Les luttes incessantes entre le Sénat, représentant les grands, et la plèbe, représentant le peuple, ne furent pas un accident malheureux, mais la source même de la force romaine. Les dissensions ont produit des institutions équilibrées, comme la création des tribuns de la plèbe, qui ont garanti la participation du peuple et limité les abus de l’aristocratie.
Machiavel reproche à ses contemporains de s’arrêter au bruit — « les cris et les rumeurs » — et de condamner les troubles au nom de la paix civile, sans voir que ces troubles avaient des « effets salutaires ». Les conflits ne sont pas synonymes de désordre destructeur, mais d’énergie civique et de régulation. En canalisant la confrontation entre classes sociales, Rome a trouvé la clé de sa liberté et de sa puissance.
Le plaidoyer est novateur. Il rompt avec la tradition classique qui exaltait l’unité harmonieuse du corps politique. Pour les humanistes florentins, la stabilité passait par la concorde ; Machiavel affirme au contraire que la liberté passe par la discorde. « La liberté sort des conflits » est la formule qui condense sa pensée : l’absence de dissension est le signe d’une république déjà corrompue, où un groupe domine sans opposition.
Il ne s’agit pas pour autant de prôner le chaos. Machiavel ne célèbre pas la violence brute des factions, mais la manière dont les institutions romaines ont su encadrer et organiser le conflit. C’est en donnant une voix au peuple, en instituant des tribuns, en acceptant le jeu de l’opposition que Rome a su tirer des bénéfices de la discorde. Dissension ne signifie donc pas désintégration, mais vitalité civique. Elle exige une éducation politique des citoyens, une capacité à transformer les querelles en délibérations productives.
Ce chapitre est d’une importance considérable dans l’histoire de la pensée politique. Machiavel y introduit une conception du pluralisme avant l’heure : la république n’est pas l’unanimité, mais l’équilibre dynamique de forces contraires. Ce que ses contemporains blâmaient comme « désordre », il le réinterprète comme moteur de la liberté. L’idée traversera les siècles, jusqu’à Madison et les Federalist Papers, où la multiplicité des factions est vue comme une garantie contre la tyrannie.
Machiavel donne donc dans ce passage une leçon toujours actuelle : une république vivante n’est pas une cité silencieuse et docile, mais une cité animée par des voix divergentes, parfois bruyantes, qui s’affrontent et se surveillent mutuellement. L’unité absolue est un leurre, la discorde canalisée est la condition de la liberté.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Chapitre XVI, Un peuple accoutumé à vivre sous l’autorité d’un prince conserve difficilement sa liberté, si par hasard il devient libre[modifier | modifier le wikicode]
Le chapitre XVI des Discours pose une question cruciale : qu’advient-il d’un peuple qui, habitué de longue date à l’autorité d’un prince, se retrouve soudainement libre ? Machiavel formule son diagnostic avec une brutalité lucide : un tel peuple conserve difficilement sa liberté. La raison ne tient pas seulement aux institutions, mais à l’état moral et civique des citoyens.
Chez Machiavel, le mot de « corruption » revient constamment. Il ne désigne pas seulement la vénalité ou l’immoralité des gouvernants, mais une dégradation plus profonde : la perte des vertus civiques qui constituent l’âme d’une république. Lorsqu’un peuple a été soumis longtemps à la domination d’un prince, il perd l’habitude de se gouverner lui-même, il n’a plus le réflexe de défendre la liberté, ni le courage de s’opposer à l’oppression. Même si on lui rend une constitution libre, il n’en a plus l’usage. La liberté devient alors un fardeau qu’il ne sait pas porter, et il tend spontanément à la perdre de nouveau.
Ce diagnostic illustre une thèse constante de Machiavel : les institutions ne suffisent pas si elles ne sont pas soutenues par des mœurs civiques. « Ce n’est pas parce qu’on a une constitution libre qu’il ne faut pas veiller à ce qu’elle soit appliquée. » La constitution peut proclamer la liberté, mais elle est lettre morte si les citoyens sont corrompus, c’est-à-dire s’ils préfèrent la sécurité à la responsabilité, les faveurs d’un prince aux devoirs d’un citoyen. La corruption est donc la véritable maladie politique, plus pernicieuse que les invasions extérieures ou les complots internes.
Le raisonnement de Machiavel repose sur l’exemple de Rome et sur celui de Florence. Rome avait su former ses citoyens à la liberté par une éducation sévère, une discipline militaire et des lois qui obligeaient chacun à participer à la vie civique. Florence, en revanche, avait sombré parce que ses élites et son peuple avaient perdu l’esprit républicain, trop dépendants des protections offertes par les puissants. La leçon est claire : la liberté ne se maintient que si elle est pratiquée quotidiennement, si elle est cultivée comme une vertu.
Machiavel rejoint ici la grande tradition républicaine antique, mais en la reformulant avec un accent particulier : la liberté est fragile non pas seulement à cause des ennemis extérieurs, mais à cause de l’affaiblissement intérieur des citoyens. La république vit tant que les citoyens croient en elle, se sacrifient pour elle et refusent la servitude. Elle meurt lorsque les hommes s’habituent à obéir et cessent de vouloir gouverner.
Ce chapitre a une portée qui dépasse largement l’époque de Machiavel. Il annonce une idée que reprendront plus tard Harrington, Montesquieu ou Rousseau : une constitution n’est rien sans les mœurs qui la soutiennent. Montesquieu écrira que « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires », et Rousseau soulignera qu’un peuple libre ne peut rester libre que s’il est éduqué à la liberté. Machiavel en donne ici une version plus sombre : un peuple corrompu ne peut presque jamais retrouver la liberté ; il préférera l’ombre d’un maître à l’effort d’être citoyen.
L’analyse est pessimiste mais réaliste. Elle reflète aussi l’expérience directe de Machiavel, qui avait vu Florence passer de la république à la domination des Médicis. Il comprenait que la perte n’était pas seulement institutionnelle mais aussi morale : les Florentins n’avaient plus la force intérieure de défendre leur liberté.
Le chapitre XVI montre donc combien, pour Machiavel, la politique n’est pas seulement affaire de lois ou de constitutions, mais d’éducation civique et de maintien constant des vertus publiques. La corruption de la citoyenneté est la véritable cause de la chute des républiques. La liberté est toujours menacée de disparaître si les citoyens ne veillent pas à la préserver dans leurs pratiques quotidiennes.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Chapitre XVII, Devenu libre, un peuple corrompu peut très difficilement conserver sa liberté[modifier | modifier le wikicode]
Le chapitre XVII des Discours prolonge directement l’analyse du chapitre précédent et formule un constat encore plus tranchant : lorsqu’un peuple corrompu accède à la liberté, il lui est presque impossible de la conserver. Machiavel reprend ici son concept central de « corruption », qu’il élargit à l’ensemble du corps social. La corruption n’est pas une simple question de morale privée ; elle est une maladie politique qui touche les ressorts mêmes de la vie civique.
Pour Machiavel, un peuple se corrompt lorsqu’il privilégie systématiquement l’intérêt particulier sur l’intérêt général. L’amour de la patrie, la défense du bien commun, la participation aux affaires publiques s’effacent devant la recherche du profit, la protection des privilèges ou la dépendance à des protecteurs. Dans une telle situation, les institutions républicaines ne suffisent plus : elles deviennent des coquilles vides, incapables de contenir les ambitions et les rivalités privées. La liberté proclamée par les lois n’existe plus dans les faits, car les citoyens n’ont plus l’esprit qui permet de la défendre.
C’est pourquoi Machiavel affirme que, « devenu libre, un peuple corrompu peut très difficilement conserver sa liberté ». La liberté n’est pas seulement un état juridique, c’est une pratique collective, une vertu qui s’entretient. Si les citoyens n’ont plus l’habitude d’agir pour la cité, s’ils ont perdu la discipline civique, ils retomberont rapidement sous la domination d’un prince ou d’une oligarchie. La liberté, sans vertu, se transforme en licence, c’est-à-dire en désordre où chacun poursuit ses intérêts au détriment du corps politique.
La démonstration est nourrie par l’exemple romain. Rome, au début de son histoire républicaine, sut encadrer les conflits par des institutions et former ses citoyens à la vertu civique. Mais plus tard, à mesure que la richesse afflua et que les ambitions individuelles grandirent, la corruption s’installa. La fin de la République romaine illustre ce processus : les institutions étaient encore en place, mais elles étaient détournées par des factions et par des hommes cherchant le pouvoir personnel, comme Sylla, César ou Octave. La république, vidée de son esprit, bascula dans l’Empire.
Machiavel transpose cette leçon à son époque. Florence, devenue république après la chute des Médicis en 1494, n’avait pas su entretenir une culture civique assez forte pour résister aux divisions internes et aux pressions extérieures. Le régime s’était affaibli de l’intérieur avant d’être balayé par l’alliance du pape et des Espagnols en 1512. La corruption n’était pas seulement institutionnelle mais aussi sociale : les Florentins, trop attachés à leurs intérêts particuliers, n’avaient pas su défendre la république avec l’énergie nécessaire.
Cette réflexion traduit un pessimisme républicain typique de Machiavel. L’histoire des cités montre que la corruption est presque inévitable avec le temps : richesse, inégalités, ambitions privées minent peu à peu l’esprit civique. Or, une fois corrompu, un peuple ne peut presque jamais retrouver sa liberté par lui-même. Il faudrait, écrit Machiavel ailleurs, une intervention extérieure violente, une refondation radicale par un législateur ou un conquérant capable de réimposer des lois sévères et de restaurer la vertu. C’est une idée qu’on retrouve aussi bien dans son admiration pour les fondateurs de Rome que dans son constat amer sur la Florence de son temps.
La leçon du chapitre XVII est claire : la liberté est indissociable de la vertu civique. Les institutions seules ne suffisent pas à la maintenir ; elles doivent être vivifiées par un peuple qui place l’intérêt général au-dessus de ses intérêts particuliers. Dès que cette hiérarchie s’inverse, la république glisse vers la corruption, et la liberté n’est plus qu’une illusion passagère avant le retour de la servitude.
Discours sur la première décade de Tite-Lie, Livre premier, Avant-Propos[modifier | modifier le wikicode]
Au seuil du Livre II des Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel insiste de nouveau sur la finalité de son entreprise et sur la nécessité de tirer des leçons de l’histoire. Le ton adopté est plus grave encore que dans le premier Avant-Propos : il assume désormais la posture du moraliste politique, à la fois admiratif de l’Antiquité et profondément critique de son époque. Il écrit :
« Peut-être mériterai-je que l’on me compte parmi ceux qui se trompent, si dans ces Discours je m’étends sur les louanges des anciens Romains, et si j’exerce ma censure sur le siècle où nous vivons. Certes, si la vertu qui régnait en ces temps, et si le vice qui souille tout de nos jours, n’était pas plus manifeste que la clarté du soleil, je parlerais avec plus de retenue, dans la crainte de partager l’erreur dont j’accuse les autres ; mais la chose est tellement évidente, qu’elle frappe tous les yeux. J’oserai donc exposer sans détour ce que je pense de ces temps et des nôtres, afin que l’esprit des jeunes gens qui liront mes écrits puisse fuir l’exemple des uns et imiter les autres toutes les fois que la fortune leur en présentera l’occasion. C’est le devoir d’un honnête homme d’indiquer aux autres le bien que la rigueur du temps et de la fortune ne lui permet pas de faire lui-même, dans l’espoir que, parmi tous ceux qui sont capables de le comprendre, il s’en trouvera un qui, chéri du ciel, pourra parvenir à l’opérer. »
Ce passage condense plusieurs thèmes essentiels de la pensée de Machiavel. Tout d’abord, la conviction que l’histoire est un réservoir de leçons. Louer les Romains, ce n’est pas un exercice de rhétorique antiquaire : c’est chercher dans leur vertu les exemples susceptibles de nourrir les républiques modernes. À l’inverse, critiquer son époque n’est pas une posture gratuite : c’est souligner combien la corruption contemporaine menace toute possibilité de liberté. L’opposition entre la « vertu » des Anciens et le « vice » de ses contemporains est formulée avec une clarté brutale, « plus manifeste que la clarté du soleil ». Il n’y a pas ici d’idéalisation naïve de Rome, mais un contraste assumé pour éveiller les consciences.
On retrouve dans ce passage les trois mots clés qui structurent tout Machiavel : vertu, vice et fortune. La vertu n’est pas seulement une qualité morale, mais une énergie politique, une capacité d’action et d’adaptation. Le vice est la corruption du corps social, l’oubli du bien commun, la poursuite des intérêts particuliers. Quant à la fortune, elle représente la part d’imprévu, de hasard et de destin qui conditionne toute action humaine. Machiavel exhorte les jeunes lecteurs à « fuir l’exemple des uns et imiter les autres » : c’est-à-dire à fuir le vice contemporain et à imiter la vertu antique, chaque fois que la fortune leur offrira l’occasion d’agir. L’histoire est ainsi un guide pratique, un arsenal de modèles que le citoyen et l’homme d’État doivent mobiliser.
Mais derrière cet appel à l’imitation, on perçoit un pessimisme profond. Machiavel se décrit comme un « honnête homme » réduit par la fortune et par la « rigueur du temps » à écrire ce qu’il ne peut accomplir lui-même. La fortune l’a privé du pouvoir, mais il lui reste l’écriture comme ultime ressource pour transmettre des leçons. Ce geste traduit à la fois un désespoir personnel — celui d’un homme exilé, écarté de Florence — et une lucidité politique : les chances de retrouver une véritable république vertueuse sont minces, car la nature humaine est par essence corrompue.
Le passage introduit ainsi une tension constitutive de toute l’œuvre de Machiavel. D’un côté, il propose des remèdes : constitutions mixtes, éducation civique, vertu des citoyens, discipline militaire. De l’autre, il exprime un scepticisme sur leur efficacité durable : les vices de la nature humaine, l’appétit des particuliers, l’usure du temps finissent toujours par emporter les républiques. C’est le constat tragique qu’il partage, deux siècles avant Montesquieu, qui écrira : « Tout gouvernement est périssable, Rome a bien péri. »
La dernière phrase de l’Avant-Propos élargit encore la perspective :
« J’ai traité dans le livre précédent des mesures prises par les Romains relativement au gouvernement intérieur de la république ; je parlerai dans celui-ci de la conduite que tint ce peuple pour accroître son empire. »
Le Livre I portait sur les institutions internes, les conditions de stabilité et de liberté. Le Livre II portera sur l’expansion, la conquête, la manière dont une république libre se projette à l’extérieur et construit un empire. Ce déplacement n’est pas anodin. Il souligne que la liberté interne ne suffit pas à elle seule : elle doit être protégée et renforcée par une politique extérieure vigoureuse. Machiavel anticipe ici ce que les modernes appelleront la dialectique entre la liberté intérieure et la puissance extérieure.
On voit donc que l’Avant-Propos du Livre II articule deux messages : un appel à l’imitation des Anciens et une lucidité pessimiste sur la corruption des Modernes. Il s’agit de proposer un modèle de république, mais avec la conscience aiguë que la nature humaine et les vices de l’époque condamnent ce modèle à n’être qu’un horizon fragile. C’est cette tension entre espoir républicain et fatalité de la corruption qui confère aux Discours leur puissance dramatique.
Annexes[modifier | modifier le wikicode]
- Le Prince. //fr.wikisource.org/w/index.php?title=Le_Prince&oldid=3941016.
- Discours sur la première décade de Tite-Live. //fr.wikisource.org/w/index.php?title=Discours_sur_la_premi%C3%A8re_d%C3%A9cade_de_Tite-Live&oldid=4030302.
