Le réalisme classique et ses origines historiques
Le réalisme classique est l'une des théories fondatrices des relations internationales, mettant en lumière les dynamiques de pouvoir, de sécurité et d'intérêts nationaux qui façonnent les interactions entre les États. Ancré dans une vision pragmatique et parfois pessimiste de la nature humaine, ce courant de pensée considère que les États sont les acteurs principaux du système international, agissant avant tout pour préserver leur souveraineté et assurer leur survie dans un environnement anarchique dépourvu d'autorité centrale.
Né dans un contexte de transformations profondes et de conflits mondiaux, le réalisme classique puise ses racines dans la pensée de philosophes et de théoriciens tels que Thucydide, Machiavel et Hobbes. Ces penseurs ont mis en avant une compréhension lucide de la politique, soulignant les motivations égoïstes des acteurs et la quête incessante du pouvoir. Leur héritage intellectuel a posé les fondations d'une approche qui reste pertinente pour analyser les enjeux contemporains des relations internationales.
Ce cours propose d'explorer les bases historiques et intellectuelles du réalisme classique, en examinant comment cette perspective s'est développée en réponse aux défis du pouvoir, de la survie et de l'ordre mondial. En retraçant l'évolution de cette approche depuis l'Antiquité jusqu'au XXᵉ siècle, nous analyserons son influence sur les politiques étrangères et les stratégies des grandes puissances. À travers l'étude des concepts clés tels que l'équilibre des puissances, l'anarchie du système international et la rationalité des acteurs étatiques, ainsi que des figures emblématiques de cette école de pensée comme Hans Morgenthau et Reinhold Niebuhr, le cours offrira une compréhension approfondie de la manière dont le réalisme classique continue de résonner dans les études contemporaines des relations internationales.
En intégrant des exemples historiques et actuels, nous examinerons comment le réalisme classique permet d'interpréter les dynamiques de conflit et de coopération entre les États, ainsi que les défis liés à la sécurité, à la diplomatie et à l'éthique en politique internationale. Ce parcours intellectuel vise à fournir aux étudiants les outils analytiques nécessaires pour comprendre les relations internationales dans toute leur complexité, en reconnaissant les limites et les possibilités offertes par le réalisme classique.
Les origines historiques du réalisme classique
Le réalisme classique puise ses racines dans les premières réflexions sur la nature du pouvoir, la guerre et les relations entre cités-États. L'une des contributions les plus anciennes et les plus influentes à cette école de pensée est celle de Thucydide, historien grec du Ve siècle av. J.-C. Dans son œuvre monumentale, La Guerre du Péloponnèse, Thucydide offre une analyse approfondie des causes et des dynamiques du conflit entre Athènes et Sparte, souvent considérée comme la première étude systématique des relations internationales.
Un passage emblématique de son travail est le "Dialogue des Méliens", où Thucydide met en scène une confrontation verbale entre les Athéniens et les habitants de l'île de Mélos. Les Athéniens, représentant la puissance impérialiste, déclarent aux Méliens :
« Les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner. » — Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, 89.
Cette citation illustre de manière saisissante la logique de la Realpolitik et du réalisme classique : dans un monde dépourvu d'autorité supérieure, les États puissants imposent leur volonté aux plus faibles pour servir leurs propres intérêts. Les considérations morales ou éthiques sont souvent reléguées au second plan face aux impératifs stratégiques et à la quête de puissance.
Au fil des siècles, cette conception du pouvoir et des relations entre États a été développée par plusieurs penseurs majeurs :
- Niccolò Machiavel (1469-1527), dans Le Prince (1532), conseille aux dirigeants de se concentrer sur la préservation du pouvoir et de l'État, même si cela nécessite des actions immorales. Pour Machiavel, la réussite politique prime sur la moralité, et un leader efficace doit être prêt à utiliser la ruse, la force et la manipulation pour atteindre ses fins.
- Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais, dans Le Léviathan (1651), décrit l'état de nature comme une situation anarchique où règne la "guerre de tous contre tous". Selon Hobbes, sans une autorité souveraine pour imposer l'ordre, les individus agissent uniquement en fonction de leurs intérêts personnels, menant à un chaos perpétuel. Transposé au niveau international, où il n'existe pas d'autorité supérieure aux États, cette anarchie naturelle perdure, obligeant chaque État à assurer sa propre survie par tous les moyens nécessaires.
- Carl von Clausewitz (1780-1831), officier et théoricien militaire prussien, dans De la guerre (1832), conceptualise la guerre comme la continuation de la politique par d'autres moyens. Il met l'accent sur le caractère intrinsèquement politique de la guerre et sur l'importance de la stratégie et de la compréhension des forces morales et matérielles dans le conflit.
Un tournant significatif dans l'élaboration du concept de Realpolitik survient au milieu du XIXe siècle avec August Ludwig von Rochau (1810-1873). Déçu par l'échec de la révolution de 1848 en Allemagne, Rochau développe une philosophie politique révisée dans son ouvrage Grundsätze der Realpolitik (Principes de la Realpolitik) publié en 1853. C'est dans ce livre qu'il forge le terme "Realpolitik", établissant ainsi les fondements d'une approche politique basée sur la réalité des forces sociales et politiques plutôt que sur des idéaux abstraits.
La Realpolitik est une théorie politique appliquée dans le monde réel. Elle a été définie comme la "sagesse de l'accord", une méthode pour atteindre des objectifs et obtenir du pouvoir, considérée comme étant à la fois large et flexible. Par opposition aux considérations morales, la Realpolitik repose sur l'aspect pratique et l'efficacité. Le terme "Realpolitik" est dérivé du mot allemand "real", signifiant "réel", soulignant ainsi l'accent mis sur les conditions concrètes et tangibles de la politique.
La vision réaliste du pouvoir selon la Realpolitik est souvent celle d'options limitées : certains choix sont meilleurs que d'autres, mais il n'y a que quelques options disponibles étant donné la façon dont le monde est construit. Cela peut refléter un point de vue pessimiste, car une personne peut ne voir que les options qu'elle a comme bonnes ou mauvaises, contrairement à une perspective idéaliste qui suggère que de multiples possibilités sont toujours envisageables. La Realpolitik invite donc à une évaluation pragmatique des situations, en reconnaissant les contraintes et en optimisant les choix disponibles pour servir les intérêts nationaux.
La politique de puissance a été une force dominante dans les relations internationales du XVIIe siècle jusqu'au début du XXIe siècle. Elle s'est manifestée par des politiques expansionnistes, des alliances stratégiques et des guerres visant à accroître l'influence et la sécurité des États. L'avènement de l'industrialisation et de la modernisation militaire a amplifié cette dynamique, fournissant aux nations des armes plus destructrices et des ressources économiques accrues pour poursuivre leurs ambitions.
Des figures historiques comme Otto von Bismarck (1815-1898), chancelier allemand, ont mis en pratique les principes de la Realpolitik. Bismarck a utilisé une diplomatie habile, des alliances stratégiques et des guerres calculées pour unifier l'Allemagne et renforcer sa position en Europe. Sa politique pragmatique, centrée sur les intérêts nationaux plutôt que sur les idéaux, illustre parfaitement les principes du réalisme classique et de la Realpolitik tels qu'élaborés par Rochau.
Au XXe siècle, face aux bouleversements causés par les deux Guerres mondiales, le réalisme classique est formalisé en tant que théorie académique des relations internationales. Hans Morgenthau (1904-1980), dans son ouvrage Politics Among Nations (1948), a articulé une vision claire du réalisme, affirmant que la politique internationale est gouvernée par des lois objectives basées sur la nature humaine. Il a introduit le concept d'intérêt défini en termes de puissance, soutenant que les États agissent rationnellement pour maximiser leur pouvoir et assurer leur survie dans un système anarchique.
La politique de puissance et le réalisme ont également été critiqués pour leur pessimisme et leur accent sur la compétition plutôt que sur la coopération. Les théories alternatives, comme le libéralisme et le constructivisme, mettent en avant le rôle des institutions internationales, du droit, des normes et des valeurs partagées dans la promotion de la paix et de la coopération entre les États.
Cependant, malgré ces critiques, le réalisme classique reste un cadre analytique essentiel pour comprendre de nombreux aspects des relations internationales contemporaines. Les tensions géopolitiques, les rivalités entre grandes puissances et les conflits persistants illustrent la pertinence continue des concepts de puissance, d'intérêts nationaux et d'anarchie internationale.
Le grec Thucydide : de l'importance du pouvoir
Le réalisme classique trouve l'une de ses premières expressions chez Thucydide, historien et général athénien né en 460 av. J.-C. Il est surtout connu pour son œuvre monumentale, L'Histoire de la guerre du Péloponnèse, qui relate le conflit dévastateur entre Athènes et Sparte. Au-delà d'un simple récit historique, cet ouvrage est une analyse profonde des motivations humaines, des dynamiques de pouvoir et des relations entre cités-États. Thucydide est souvent considéré comme le père fondateur du réalisme en relations internationales en raison de sa vision pragmatique et désenchantée de la politique.
Après avoir été exilé pendant 20 ans à la suite d'une défaite militaire—une perte de la ville d'Amphipolis face au général spartiate Brasidas—Thucydide a consacré son temps à observer et à analyser les causes profondes du conflit, cherchant à comprendre les mécanismes qui mènent les États à la guerre. Son approche méthodique, basée sur des témoignages directs et une enquête rigoureuse, a posé les bases de l'historiographie moderne et de l'analyse politique scientifique.
Dans L'Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide relate le célèbre Discours funèbre de Périclès, dans lequel le stratège athénien exalte les vertus de la démocratie athénienne. Périclès souligne que la constitution d'Athènes sert les intérêts de la majorité, que la justice est accessible à tous, et que les citoyens sont choisis pour les charges publiques en fonction de leur mérite. Il met en avant la liberté, la tolérance et le respect des lois comme fondements de la société athénienne.
« La constitution qui nous régit n'a rien à envier à celles de nos voisins. Loin d'imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple. Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d'une minorité, on lui donne le nom de démocratie... Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette même liberté se retrouve dans nos rapports quotidiens, d'où la méfiance est absente. »
Cette vision idéalisée contraste fortement avec l'analyse réaliste de Thucydide, qui met en évidence la divergence entre les principes internes d'une cité et ses actions sur la scène internationale. À l'intérieur, Athènes est une démocratie où règnent l'égalité devant la loi, la liberté individuelle et le respect des magistrats. Cependant, sur le plan international, Athènes agit de manière impérialiste, poursuivant ses intérêts stratégiques sans égard pour la justice ou la moralité.
Cette dichotomie est illustrée de manière frappante dans le Dialogue des Méliens (Livre V, chapitres 84-116), où Thucydide présente une confrontation entre les envoyés athéniens et les dirigeants de l'île de Mélos. Les Méliens, colonie spartiate, souhaitent rester neutres dans le conflit entre Athènes et Sparte, invoquant des arguments de justice, de moralité et de neutralité.
Les Athéniens, adoptant une position cynique et pragmatique, affirment que le pouvoir prime sur le droit :
Athéniens : « Nous nous abstiendrons pour notre part de faire de belles phrases... Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n'ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents, et que, si tel n'est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner. »
Dans cette déclaration, les Athéniens rejettent explicitement les arguments fondés sur la justice ou la moralité, affirmant que ceux-ci n'ont de pertinence que lorsque les parties en présence ont une puissance égale. Ils établissent une vision réaliste où le rapport de force détermine les relations internationales. Pour eux, il est naturel et attendu que les plus forts exploitent leur puissance pour servir leurs intérêts, tandis que les plus faibles doivent se soumettre. Cette attitude reflète une compréhension du monde où les principes éthiques sont secondaires face aux impératifs stratégiques et à la survie de l'État. Les Méliens proposent la neutralité, espérant éviter la destruction :
Méliens : « Alors, vous n’accepteriez pas que nous restions en dehors du conflit et que nous mettions un terme aux hostilités pour devenir vos amis, sans pour cela nous allier ni aux uns ni aux autres ? »
Les Méliens tentent de trouver une solution pacifique en offrant de rester neutres et de cesser les hostilités. Ils espèrent que cette position respectueuse leur permettra de préserver leur indépendance sans s'opposer directement à Athènes. Leur proposition est fondée sur l'idée que la coexistence pacifique est possible si les deux parties y consentent. Cependant, les Athéniens rejettent cette proposition, craignant que montrer de la clémence ne soit perçu comme un signe de faiblesse par leurs sujets et leurs ennemis :
Athéniens : « Non, car votre hostilité ne nous cause pas tellement de tort. Plus dangereuse serait votre amitié que nos sujets interpréteraient comme un signe de faiblesse de notre part, alors que votre haine constitue à nos yeux une preuve de notre puissance. »
Les Athéniens estiment que permettre aux Méliens de rester neutres affaiblirait leur autorité et encouragerait d'autres cités à défier leur domination. Ils considèrent que la neutralité des Méliens serait interprétée comme une indulgence inadmissible, risquant de compromettre leur contrôle sur leur empire. En préférant l'hostilité ouverte des Méliens, qu'ils peuvent écraser, les Athéniens cherchent à renforcer leur réputation de puissance impitoyable, dissuadant ainsi toute résistance future.
Ce dialogue met en évidence plusieurs concepts clés du réalisme classique :
- L'anarchie internationale : L'absence d'une autorité supérieure aux cités-États crée un système anarchique où chaque État doit assurer sa propre survie.
- La quête de puissance : Les États cherchent à maximiser leur pouvoir pour garantir leur sécurité et défendre leurs intérêts.
- Le pragmatisme sur la moralité : Les considérations éthiques sont secondaires face aux impératifs stratégiques. Les États agissent en fonction de ce qui est possible compte tenu du rapport de force.
- La perception du pouvoir : La volonté et la détermination d'un État à utiliser sa puissance sont cruciales pour maintenir son influence et sa crédibilité.
La conclusion tragique du dialogue, avec la conquête de Mélos, le massacre des hommes et la réduction en esclavage des femmes et des enfants, illustre les conséquences brutales de cette logique de puissance. Thucydide montre comment la poursuite implacable des intérêts nationaux peut mener à la violence et à la souffrance, tout en soulignant l'importance de la perception du pouvoir et de la volonté politique.
Cette analyse est toujours pertinente dans le contexte contemporain. Les grandes puissances continuent de privilégier leurs intérêts stratégiques, parfois au détriment des principes moraux ou du droit international. Les interventions militaires, les pressions économiques et les jeux d'influence diplomatique reflètent cette dynamique de puissance décrite par Thucydide il y a plus de 2 500 ans.
Cette analyse est toujours pertinente dans le contexte contemporain. Les grandes puissances continuent de privilégier leurs intérêts stratégiques, parfois au détriment des principes moraux ou du droit international. Les interventions militaires, les pressions économiques et les jeux d'influence diplomatique reflètent cette dynamique de puissance décrite par Thucydide il y a plus de 2 500 ans.
L'annexion de la Crimée par la Russie est un exemple frappant de la poursuite des intérêts nationaux au mépris des normes internationales. Malgré les protestations de la communauté internationale et les sanctions imposées, la Russie a agi pour sécuriser sa position stratégique en mer Noire et protéger ses intérêts géopolitiques. Le gouvernement russe a invoqué la protection des populations russophones et des intérêts historiques, mais cette action a été largement perçue comme une démonstration de puissance visant à renforcer son influence régionale.
La mer de Chine méridionale est le théâtre de revendications territoriales concurrentes entre la Chine et plusieurs pays voisins, dont le Vietnam, les Philippines et la Malaisie. La Chine a construit des îles artificielles et militarisé la région, affirmant sa souveraineté sur une zone riche en ressources naturelles et stratégique pour le commerce mondial. Malgré une décision défavorable de la Cour permanente d'arbitrage en 2016, la Chine continue de renforcer sa présence, illustrant une approche réaliste où la puissance et les intérêts nationaux priment sur le droit international.
Le cas de la Syrie illustre également cette dynamique. Plusieurs puissances étrangères, notamment les États-Unis, la Russie, l'Iran et la Turquie, sont intervenues dans le conflit pour poursuivre leurs propres intérêts stratégiques. La Russie soutient le régime de Bachar al-Assad pour maintenir son influence au Moyen-Orient et conserver sa base navale à Tartous. Les États-Unis et leurs alliés ont soutenu diverses factions pour lutter contre le terrorisme et promouvoir des changements politiques. Malgré les appels au respect du droit international et aux considérations humanitaires, les interventions ont souvent été guidées par des calculs de puissance et d'influence.
Les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine reflètent une compétition pour la suprématie économique et technologique. Les deux pays ont imposé des tarifs douaniers élevés sur les produits de l'autre, affectant le commerce mondial. Les actions entreprises sont motivées par le désir de protéger les industries nationales, de contrôler les technologies clés et de renforcer leur position économique. Ce conflit démontre comment les intérêts nationaux peuvent conduire à des politiques agressives, malgré les impacts négatifs sur l'économie mondiale.
Le Yémen est le théâtre d'un conflit complexe où les puissances régionales, principalement l'Arabie saoudite et l'Iran, soutiennent des parties opposées. L'Arabie saoudite mène une coalition militaire contre les Houthis, soutenus par l'Iran, pour contrer l'influence iranienne dans la région. Ce conflit a engendré une crise humanitaire majeure, mais les acteurs principaux poursuivent leurs objectifs stratégiques, illustrant une fois de plus la primauté des intérêts nationaux sur les considérations humanitaires.
La question de Taïwan est une source de tension majeure entre la Chine et les États-Unis. La Chine considère Taïwan comme une province renégate et n'exclut pas l'usage de la force pour réaliser la réunification. Les États-Unis, tout en reconnaissant le principe d'une seule Chine, maintiennent des relations non officielles avec Taïwan et lui fournissent des armes. Les démonstrations de force militaire, comme les survols d'avions chinois près de Taïwan et les passages de navires américains dans le détroit de Taïwan, reflètent une compétition stratégique où chaque partie cherche à affirmer sa puissance et à défendre ses intérêts.
En 2018, les États-Unis se sont retirés unilatéralement de l'accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), rétablissant des sanctions économiques contre l'Iran. Cette décision a été motivée par le désir de contraindre l'Iran à renégocier un accord plus favorable aux intérêts américains et à limiter l'influence iranienne au Moyen-Orient. Malgré les objections des autres signataires de l'accord et les impacts négatifs sur la population iranienne, les États-Unis ont privilégié une approche de pression maximale, illustrant une politique guidée par les intérêts nationaux.
Dans plusieurs pays d'Afrique subsaharienne, des puissances étrangères interviennent pour protéger leurs intérêts économiques et stratégiques. Par exemple, la présence de forces étrangères au Sahel vise à lutter contre le terrorisme, mais également à sécuriser l'accès aux ressources naturelles et à maintenir une influence géopolitique. Ces interventions sont souvent justifiées par des préoccupations sécuritaires, mais elles reflètent aussi des objectifs de puissance et d'influence.
Ces exemples contemporains illustrent que les États continuent d'agir selon une logique réaliste, priorisant leurs intérêts nationaux et leur puissance dans un système international anarchique. Les principes moraux ou les normes internationales sont souvent subordonnés aux impératifs stratégiques. Les dynamiques décrites par Thucydide restent pertinentes pour comprendre les relations internationales actuelles.
Selon Thucydide, un État sans volonté n'a pas de pouvoir réel et a peu de chances de survivre sur la scène internationale. Les États les plus faibles cherchent à renforcer leur position en nouant des alliances ou en adoptant des stratégies qui maximisent leurs chances de survie.
La Realpolitik, ou "politique de puissance", est donc au cœur de la vision réaliste. Elle est caractérisée par une approche pragmatique et flexible pour atteindre des objectifs et obtenir du pouvoir, en privilégiant l'efficacité sur les considérations morales. Le terme "Realpolitik" est dérivé de l'allemand "real", signifiant "réel", mettant l'accent sur les conditions concrètes de la politique plutôt que sur des idéaux abstraits.
La Realpolitik repose sur la reconnaissance que les options disponibles sont souvent limitées par la structure du système international. Certains choix sont meilleurs que d'autres, mais ils sont contraints par les réalités du pouvoir. Cette perspective peut sembler pessimiste, car elle met l'accent sur les contraintes plutôt que sur les possibilités offertes par une vision idéaliste.
L'étude de Thucydide nous permet de comprendre les fondements du réalisme classique et l'importance du pouvoir dans les relations internationales. Son analyse pragmatique et lucide des motivations humaines et des dynamiques de puissance offre des enseignements précieux pour appréhender les enjeux actuels de la politique mondiale. En reconnaissant la persistance de ces dynamiques, nous pouvons mieux analyser les actions des États et les tensions qui façonnent notre monde contemporain.
Le chinois Sun Tzu, l'indien Kautilîya
Sun Tzu et l'art de la guerre
Le réalisme classique ne se limite pas aux penseurs occidentaux ; il trouve également des racines profondes dans la tradition philosophique orientale. Sun Tzu, stratège militaire chinois du VIᵉ siècle av. J.-C., est un contemporain de Thucydide. Son œuvre majeure, "L'Art de la guerre", est considérée comme l'un des traités les plus influents sur la stratégie militaire et la pensée réaliste.
Sun Tzu, à travers son traité, développe une philosophie de la guerre qui met l'accent sur la compréhension profonde de soi et de l'adversaire, la nécessité de l'information précise, et l'importance de la stratégie sur la force brute. Il affirme que la guerre est un élément inévitable des relations entre les États, mais qu'elle doit être menée avec prudence, rationalité et efficacité pour minimiser les pertes et assurer la victoire. Cette approche pragmatique et calculée reflète les principes du réalisme classique, qui considère que les États agissent principalement en fonction de leurs intérêts nationaux et de la quête du pouvoir.
Comme Thucydide, Sun Tzu reconnaît la nature anarchique du système international et la nécessité pour les dirigeants d'être vigilants et compétents dans la gestion des affaires militaires et diplomatiques. Les deux penseurs mettent en avant l'importance de la prudence, de la prévision et de la compréhension des motivations humaines dans la conduite des relations internationales. Sun Tzu insiste sur le fait que « l'art de la guerre est d'une importance vitale pour l'État », soulignant que la survie et la prospérité d'une nation dépendent de la capacité à naviguer habilement dans les conflits.
"L'Art de la guerre" explore des concepts tels que la ruse, la flexibilité stratégique, l'importance de connaître l'ennemi et soi-même, et l'utilisation efficace des ressources. Sun Tzu écrit : « Si vous connaissez l'ennemi et que vous vous connaissez vous-même, vous n'avez pas à craindre le résultat de cent batailles ». Cette idée souligne la valeur de l'information et de l'intelligence stratégique, éléments cruciaux dans la pensée réaliste pour maintenir l'avantage sur les adversaires.
L'influence de Sun Tzu s'étend bien au-delà de la Chine ancienne. Son œuvre a été traduite et étudiée dans le monde entier, influençant non seulement les stratégies militaires, mais aussi les domaines de la politique, des affaires et des relations internationales. "L'Art de la guerre" est devenu un texte de référence pour comprendre les dynamiques du pouvoir, de la compétition et de la stratégie dans divers contextes.
En intégrant les perspectives orientales de penseurs comme Sun Tzu, le réalisme classique offre une vision plus globale et nuancée des relations internationales. Il reconnaît que les principes fondamentaux du pouvoir, de l'intérêt national et de la stratégie sont universels, transcendant les frontières culturelles et temporelles. La pensée de Sun Tzu enrichit le réalisme en soulignant l'importance de la sagesse, de la patience et de la maîtrise de soi dans la poursuite des objectifs nationaux.
De plus, l'accent mis par Sun Tzu sur l'évitement du conflit direct lorsque possible et sur la victoire sans combat ajoute une dimension éthique et stratégique au réalisme classique. Il préconise que le summum de l'excellence est de briser la résistance de l'ennemi sans combattre, suggérant que la véritable habileté réside dans la capacité à atteindre ses objectifs tout en minimisant les destructions et les souffrances.
Contexte historique et importance de Sun Tzu
Sun Tzu, de son vrai nom Sun Wu, a vécu pendant la période des Printemps et des Automnes (770-476 av. J.-C.) en Chine, une époque marquée par des conflits incessants entre royaumes rivaux. Cette période, antérieure à celle des Royaumes Combattants (475-221 av. J.-C.), est caractérisée par une fragmentation politique intense, où la Chine était divisée en plusieurs États féodaux souvent en guerre les uns contre les autres. Cette fragmentation résultait de la désintégration du pouvoir centralisé de la dynastie Zhou, donnant naissance à une multitude de seigneuries locales cherchant à étendre leur influence et leur territoire.
Les luttes de pouvoir étaient fréquentes et brutales, chaque royaume cherchant à affirmer sa suprématie sur les autres par des moyens militaires, diplomatiques et économiques. Les alliances étaient souvent temporaires et pragmatiques, formées et dissoutes en fonction des intérêts immédiats des États. Cette instabilité constante a créé un environnement où la stratégie militaire sophistiquée et la réflexion approfondie sur la guerre et le pouvoir devenaient essentielles pour la survie et la prospérité des royaumes.
Dans ce contexte, Sun Tzu émerge comme une figure clé, non seulement en tant que stratège militaire, mais aussi en tant que penseur politique et philosophe. Son œuvre majeure, "L'Art de la guerre", est née de cette époque tumultueuse, offrant des conseils pratiques et des principes stratégiques qui allaient influencer non seulement la conduite des guerres, mais aussi la gouvernance et la gestion des affaires d'État.
"L'Art de la guerre" se distingue par sa vision holistique de la guerre, intégrant des aspects tels que la psychologie, la diplomatie, l'économie et le moral des troupes et de la population. Sun Tzu insiste sur l'importance de la prévoyance, de la flexibilité stratégique et de la compréhension des motivations humaines, des éléments cruciaux pour naviguer dans un système international anarchique où chaque action pouvait avoir des répercussions majeures.
La conception élargie de la guerre et la stratégie au plus haut niveau selon Sun Tzu
Sun Tzu, dans son œuvre magistrale "L'Art de la guerre", propose une vision de la guerre qui dépasse largement le simple affrontement militaire sur le champ de bataille. Sa conception est beaucoup plus vaste et concerne principalement la conduite de la guerre au plus haut niveau stratégique. Pour Sun Tzu, vaincre un ennemi ne se limite pas à remporter des batailles ; il s'agit de détruire tous les moyens dont il dispose pour faire la guerre, ce qui englobe l'économie, la diplomatie, le moral des troupes et de la population, ainsi que les alliances.
Il déclare :
« La guerre est le grand enjeu de l'État. Elle est le lieu où se décide la vie ou la mort, le chemin qui mène à la survie ou à la ruine. Il est indispensable de la bien diriger. »
— Sun Tzu, L'Art de la guerre, Chapitre I
Cette citation souligne l'importance cruciale de la guerre dans la survie et la prospérité de l'État. Pour Sun Tzu, la guerre est une affaire d'État majeure qui doit être gérée avec la plus grande compétence et sagesse.
Sun Tzu considère la guerre comme une extension de la politique et de la diplomatie. Cette approche intègre la guerre dans une vision plus globale de l'art de gouverner. Il reconnaît que les actions militaires doivent être cohérentes avec les objectifs politiques et diplomatiques de l'État. Ainsi, la stratégie militaire est intrinsèquement liée à la politique nationale.
Pour lui, la stratégie militaire est une pensée politique utilisée pour naviguer dans le système international anarchique. Il comprend que le pouvoir doit être utilisé de manière judicieuse pour atteindre les objectifs nationaux. La guerre n'est pas une fin en soi, mais un moyen parmi d'autres pour réaliser les intérêts de l'État.
Sun Tzu met l'accent sur l'importance de vaincre l'ennemi sans nécessairement engager de combat direct. Il affirme :
« Le suprême art de la guerre est de soumettre l'ennemi sans combattre. »
Pour atteindre cet objectif, il recommande d'attaquer les stratégies de l'ennemi, de perturber ses alliances, de saper le moral de ses troupes et de sa population, et de couper ses ressources économiques. En affaiblissant l'ennemi sur tous les fronts, on peut le vaincre sans avoir à livrer de batailles sanglantes.
Cette approche reflète une compréhension profonde de la guerre totale, où tous les aspects de la puissance nationale sont mobilisés pour atteindre les objectifs stratégiques. Elle préfigure les concepts modernes de la guerre psychologique, économique et informationnelle.
Sun Tzu insiste sur la nécessité de la stratégie au plus haut niveau, qui implique une planification méticuleuse et une compréhension exhaustive de la situation. Il conseille aux dirigeants de prendre en compte cinq facteurs fondamentaux :
- La doctrine morale (Dao) : L'unité entre le peuple et le souverain.
- Le climat (Tian) : Les conditions saisonnières et temporelles.
- Le terrain (Di) : La géographie et l'environnement physique.
- Le commandement (Jiang) : Les qualités du général, notamment la sagesse, la sincérité, la bienveillance, le courage et la rigueur.
- La discipline (Fa) : L'organisation, la logistique et les lois militaires.
En évaluant soigneusement ces facteurs, un dirigeant peut élaborer une stratégie efficace qui intègre tous les aspects de la puissance nationale.
Pour Sun Tzu, il est essentiel que les actions militaires soient alignées avec les objectifs politiques et diplomatiques de l'État. Il met en garde contre les guerres inutiles ou mal planifiées qui peuvent affaiblir l'État plutôt que de le renforcer. La guerre doit être entreprise seulement si elle sert clairement les intérêts nationaux et si les bénéfices attendus surpassent les coûts.
Il souligne également l'importance de la flexibilité et de l'adaptation. Les stratégies doivent être ajustées en fonction des circonstances changeantes, et les dirigeants doivent être prêts à saisir les opportunités ou à éviter les dangers au fur et à mesure qu'ils se présentent.
Dans la vision de Sun Tzu, le pouvoir n'est pas une fin en soi, mais un instrument au service des objectifs nationaux. Cela inclut la sécurité, la prospérité économique, l'influence politique et la stabilité sociale. La puissance militaire est un outil parmi d'autres, à utiliser judicieusement en combinaison avec la diplomatie, l'économie et d'autres instruments de la politique nationale.
Cette approche est en accord avec le réalisme classique, qui voit les États comme des acteurs rationnels poursuivant leurs intérêts nationaux dans un système international anarchique. Sun Tzu offre une perspective où la stratégie militaire est intégrée dans une compréhension globale des relations internationales, reconnaissant l'importance de la puissance sous toutes ses formes.
La conception de la guerre de Sun Tzu présente des similitudes avec celle de Carl von Clausewitz, théoricien militaire prussien du XIXᵉ siècle, qui a déclaré :
« La guerre n'est rien d'autre que la continuation de la politique par d'autres moyens. »
Bien que séparés par des siècles et des cultures différentes, les deux penseurs reconnaissent que la guerre est intrinsèquement liée à la politique et doit être subordonnée aux objectifs politiques de l'État. Cette vision renforce l'idée que les actions militaires doivent toujours servir les intérêts stratégiques nationaux et être alignées avec les objectifs diplomatiques.
Les principes de Sun Tzu restent pertinents dans le monde moderne. Les stratégies intégrées qui combinent la force militaire, la diplomatie, l'économie et l'information sont couramment utilisées par les États pour atteindre leurs objectifs. Par exemple :
- Guerre économique : Les sanctions économiques sont utilisées pour affaiblir un adversaire sans recourir à la force militaire.
- Guerre de l'information : Les campagnes de désinformation visent à saper le moral et la cohésion sociale de l'ennemi.
- Diplomatie coercitive : La menace de l'utilisation de la force est utilisée pour obtenir des concessions politiques.
Ces stratégies reflètent l'idée de Sun Tzu selon laquelle il est préférable de vaincre l'ennemi en utilisant une combinaison de moyens plutôt que de s'engager dans des batailles coûteuses.
Connaissance de soi et de l'adversaire
Un des enseignements les plus célèbres de Sun Tzu est l'importance de la connaissance de soi et de l'ennemi :
« Si tu connais l'ennemi et que tu te connais toi-même, tu n'as pas à craindre le résultat de cent batailles. Si tu te connais toi-même mais pas l'ennemi, pour chaque victoire remportée, tu subiras également une défaite. Si tu ne connais ni l'ennemi ni toi-même, tu succomberas dans toutes les batailles. » — L'Art de la guerre, Chapitre III
Cette maxime met en évidence l'importance de l'information, de l'espionnage et de la stratégie dans les affaires militaires et, par extension, dans les relations internationales. La connaissance approfondie de ses propres forces et faiblesses, ainsi que celles de l'adversaire, est essentielle pour élaborer des stratégies efficaces. Cela implique une évaluation réaliste des capacités de l'État et une compréhension claire des intentions et des ressources de l'ennemi.
La rationalité et la stratégie dans la conduite de l'État
Sun Tzu insiste sur la nécessité pour les dirigeants d'adopter une approche rationnelle et stratégique dans la gestion des affaires de l'État. La réflexion, la planification et l'intelligence collective sont valorisées pour guider les décisions politiques et militaires. L'utilisation judicieuse des ressources, l'adaptation aux circonstances et la flexibilité stratégique sont des éléments clés de sa philosophie.
Il préconise également l'importance de remporter des victoires sans engagement prolongé :
« Remporter cent victoires en cent batailles n'est pas le summum de l'habileté. Soumettre l'ennemi sans combattre est le summum de l'art de la guerre. » — L'Art de la guerre, Chapitre III
Sun Tzu suggère que la véritable habileté réside dans la capacité à atteindre les objectifs stratégiques sans recourir à des conflits destructeurs. Cela peut être accompli par la dissuasion, la diplomatie, la manipulation psychologique ou l'établissement d'alliances. Cette approche minimise les coûts humains et matériels tout en renforçant la position de l'État.
L'importance de l'espionnage et de l'information
L'information est un atout stratégique majeur selon Sun Tzu. Il accorde une place prépondérante à l'espionnage et au renseignement :
« Celui qui connaît l'art de l'adaptation et de l'utilisation des espions est à la hauteur de tout pouvoir civilisé. C'est l'essence même de l'art de la guerre. » — L'Art de la guerre, Chapitre XIII
Sun Tzu met en lumière le rôle crucial des renseignements dans la prise de décision. L'espionnage permet de recueillir des informations vitales sur les intentions, les mouvements et les capacités de l'adversaire. Dans le contexte contemporain, cela se traduit par l'importance des services de renseignement et des technologies de surveillance dans les relations internationales. Les États investissent massivement dans la collecte d'informations pour anticiper les menaces et élaborer des stratégies adaptées.
Sun Tzu et le réalisme politique
Les idées de Sun Tzu présentent de fortes similitudes avec le réalisme politique en relations internationales. Son œuvre, "L'Art de la guerre", reflète une vision où les États sont les acteurs principaux, agissant dans un système international anarchique pour assurer leur survie et maximiser leurs intérêts. Cette conception s'aligne étroitement avec les principes fondamentaux du réalisme classique, qui voient les États comme des entités rationnelles cherchant à préserver leur souveraineté et à accroître leur pouvoir dans un environnement compétitif et sans autorité suprême.
La guerre comme continuation de la politique
Sun Tzu considère la guerre comme une continuation de la politique par d'autres moyens, une notion également centrale chez Carl von Clausewitz. Cette perspective souligne que la guerre n'est pas une entité isolée, mais plutôt une extension logique des objectifs politiques d'un État. Pour Sun Tzu, toute action militaire doit être en parfaite harmonie avec les stratégies politiques et diplomatiques de l'État. Cela signifie que les décisions de guerre doivent être prises avec une compréhension claire des objectifs politiques et des conséquences stratégiques, afin d'assurer une cohérence et une efficacité maximales.
Sun Tzu prône une approche pragmatique, où l'efficacité et les résultats priment sur les considérations morales. Il valorise la ruse, la surprise et la flexibilité comme des outils essentiels pour atteindre les objectifs stratégiques. Cette perspective réaliste met l'accent sur l'importance du pouvoir, de la stratégie et de la compréhension des dynamiques de l'environnement international. Par exemple, Sun Tzu recommande d'éviter les batailles coûteuses et de rechercher des moyens de vaincre l'ennemi sans engager de combats directs, en utilisant plutôt des stratégies d'affaiblissement et de déstabilisation.
Dans le réalisme politique, le pouvoir est une notion centrale, et Sun Tzu ne fait pas exception. Il voit le pouvoir non seulement comme une force militaire, mais aussi comme une capacité à influencer et à contrôler divers aspects de l'environnement stratégique. La stratégie est donc cruciale pour optimiser l'utilisation des ressources et maximiser les chances de succès. Sun Tzu insiste sur la nécessité de connaître l'ennemi et de se connaître soi-même, ce qui est fondamental pour élaborer des stratégies efficaces et éviter les erreurs coûteuses.
Sun Tzu met en avant l'importance de la compréhension des dynamiques de l'environnement international. Il encourage les dirigeants à analyser attentivement les forces et les faiblesses de leurs adversaires, ainsi que les conditions géopolitiques et économiques qui peuvent influencer le cours des conflits. Cette analyse approfondie permet aux États de prendre des décisions éclairées et de s'adapter rapidement aux changements dans l'environnement stratégique.
Une autre caractéristique essentielle de la pensée de Sun Tzu est la flexibilité et l'adaptation. Il reconnaît que les conditions sur le terrain peuvent changer rapidement et que les stratégies doivent être ajustées en conséquence. Cette capacité à s'adapter est cruciale dans un système international où les alliances, les menaces et les opportunités peuvent évoluer de manière imprévisible. Le réalisme classique valorise également cette adaptabilité, considérant que les États doivent être prêts à ajuster leurs stratégies pour répondre aux défis émergents.
La similitude entre les idées de Sun Tzu et le réalisme classique occidental est frappante. Tout comme Hans Morgenthau et Kenneth Waltz, Sun Tzu voit les relations internationales comme un champ de bataille où la puissance et l'intérêt national dominent les interactions. Les deux perspectives partagent une vision pessimiste de la nature humaine et de la politique, considérant que les conflits sont inévitables et que la survie de l'État nécessite une gestion habile du pouvoir et de la stratégie.
Les principes de Sun Tzu restent pertinents dans les relations internationales contemporaines. Par exemple, la stratégie chinoise en mer de Chine méridionale illustre l'application des enseignements de Sun Tzu, où la Chine utilise une combinaison de construction d'infrastructures, de diplomatie coercitive et de démonstrations de force pour affirmer sa souveraineté sans recourir systématiquement à des affrontements militaires directs. De même, la guerre cybernétique moderne reflète l'accent mis par Sun Tzu sur la ruse et la surprise, utilisant des attaques numériques pour affaiblir les adversaires de manière subtile mais efficace.
Les idées de Sun Tzu et le réalisme politique en relations internationales sont profondément interconnectés. "L'Art de la guerre" de Sun Tzu offre une vision stratégique qui complète les principes du réalisme classique, en mettant l'accent sur l'importance de la puissance, de la stratégie et de la compréhension des dynamiques internationales pour assurer la survie et le succès des États. Cette convergence de pensée souligne la pertinence durable des enseignements de Sun Tzu, qui continuent d'influencer les stratégies militaires, politiques et économiques dans un monde où les relations internationales restent caractérisées par la compétition et la quête incessante de pouvoir.
La contribution de Sun Tzu
Les idées de Sun Tzu présentent de fortes similitudes avec le réalisme politique en relations internationales, tout en apportant des perspectives uniques et complémentaires. Dans son œuvre emblématique, "L'Art de la guerre", Sun Tzu développe une vision où les États sont les acteurs principaux, agissant dans un système international anarchique pour assurer leur survie et maximiser leurs intérêts. Cette vision s'aligne étroitement avec les principes fondamentaux du réalisme classique, qui voit les États comme des entités rationnelles cherchant à préserver leur souveraineté et à accroître leur pouvoir dans un environnement compétitif et sans autorité suprême.
Contrairement à certains penseurs occidentaux comme Thucydide et Machiavel, qui mettent souvent l'accent sur l'affrontement direct et la conquête militaire, Sun Tzu prône une approche plus subtile et sophistiquée. Il insiste sur la stratégie indirecte, la ruse et la nécessité de vaincre l'ennemi sans combat direct. Cette perspective est illustrée par sa célèbre maxime :
« Le suprême art de la guerre est de soumettre l'ennemi sans combattre. »
Sun Tzu encourage les États à utiliser des moyens non militaires tels que la diplomatie, la manipulation économique, la désinformation et les alliances stratégiques pour affaiblir l'adversaire avant même que les hostilités ne commencent. Par exemple, en créant des alliances temporaires avec certains ennemis pour isoler une cible principale ou en sabotant les ressources économiques de l'adversaire pour le rendre vulnérable, les États peuvent atteindre leurs objectifs sans recourir à des batailles coûteuses.
Sun Tzu apporte une contribution significative au réalisme classique en offrant une perspective orientale qui enrichit et complète les approches occidentales. Alors que les penseurs occidentaux se concentrent souvent sur la confrontation et la puissance militaire, Sun Tzu met en avant l'importance de la préparation mentale, de la flexibilité stratégique et de l'adaptabilité face aux changements dans le système international.
Cette vision intégrée permet aux réalistes classiques d'adopter une compréhension plus holistique des dynamiques de pouvoir. Par exemple, les concepts de Sun Tzu sur l'utilisation de l'information et du renseignement pour anticiper les mouvements de l'adversaire résonnent avec les théories réalistes qui valorisent la supériorité informationnelle comme un avantage stratégique clé.
Sun Tzu accorde une importance primordiale à l'information et au renseignement, considérant que la connaissance précise de soi-même et de l'ennemi est essentielle pour élaborer des stratégies efficaces. Il écrit :
« Si vous connaissez l'ennemi et que vous vous connaissez vous-même, vous n'avez pas à craindre le résultat de cent batailles. »
Cette emphase sur l'information et le renseignement s'aligne parfaitement avec les principes du réalisme classique, où la supériorité informationnelle est souvent vue comme un avantage stratégique crucial. Les États modernes appliquent ces enseignements en investissant massivement dans les services de renseignement et en développant des capacités de guerre informationnelle. Par exemple, la guerre cybernétique utilise la désinformation et les attaques informatiques pour affaiblir les adversaires de manière subtile et efficace, reflétant les stratégies recommandées par Sun Tzu.
Sun Tzu insiste également sur la flexibilité stratégique et l'adaptabilité comme des qualités indispensables pour les dirigeants étatiques. Il reconnaît que les conditions sur le terrain peuvent changer rapidement et que les stratégies doivent être ajustées en conséquence. Cette capacité à s'adapter est cruciale dans un système international où les alliances, les menaces et les opportunités peuvent évoluer de manière imprévisible.
Cette idée est particulièrement pertinente dans le contexte des relations internationales contemporaines, où les États doivent souvent réagir rapidement à des crises imprévues, des changements de leadership, ou des évolutions dans la structure du pouvoir mondial. La capacité à rester flexible permet aux États de maintenir leur avantage stratégique et de naviguer avec succès dans des environnements complexes et incertains.
La similitude entre les idées de Sun Tzu et le réalisme classique occidental est frappante. Tout comme Hans Morgenthau et Kenneth Waltz, Sun Tzu voit les relations internationales comme un champ de bataille où la puissance et l'intérêt national dominent les interactions. Les deux perspectives partagent une vision pessimiste de la nature humaine et de la politique, considérant que les conflits sont inévitables et que la survie de l'État nécessite une gestion habile du pouvoir et de la stratégie.
Les principes de Sun Tzu continuent d'influencer les stratégies contemporaines dans divers domaines des relations internationales. Par exemple, la stratégie chinoise en mer de Chine méridionale illustre l'application des enseignements de Sun Tzu, où la Chine utilise une combinaison de construction d'infrastructures, de diplomatie coercitive et de démonstrations de force pour affirmer sa souveraineté sans recourir systématiquement à des affrontements militaires directs. Cette approche reflète l'idée de Sun Tzu de vaincre l'ennemi sans engager de combats coûteux et destructeurs.
De même, la guerre cybernétique moderne reflète l'accent mis par Sun Tzu sur la ruse et la surprise, utilisant des attaques numériques pour affaiblir les adversaires de manière subtile mais efficace. Ces stratégies démontrent comment les enseignements de Sun Tzu peuvent être adaptés aux nouvelles formes de conflit et de compétition internationale, où la domination peut être atteinte par des moyens non conventionnels et asymétriques.
Les idées de Sun Tzu et le réalisme politique en relations internationales sont profondément interconnectés. "L'Art de la guerre" de Sun Tzu offre une vision stratégique qui complète les principes du réalisme classique, en mettant l'accent sur l'importance de la puissance, de la stratégie et de la compréhension des dynamiques internationales pour assurer la survie et le succès des États. Cette convergence de pensée souligne la pertinence durable des enseignements de Sun Tzu, qui continuent d'influencer les stratégies militaires, politiques et économiques dans un monde où les relations internationales restent caractérisées par la compétition et la quête incessante de pouvoir.
En intégrant les principes de Sun Tzu, le réalisme classique gagne en profondeur et en complexité, offrant un cadre analytique plus riche et plus nuancé pour comprendre les dynamiques de pouvoir et de stratégie dans les relations internationales contemporaines. Cela démontre également que les préoccupations relatives au pouvoir, à la sécurité et à la survie de l'État sont des thèmes universels dans l'étude des relations internationales, transcendant les frontières culturelles et temporelles.
Kautilya et l'Arthashastra
Le réalisme classique trouve également ses racines dans la tradition philosophique indienne, avec le penseur Kautilya, également connu sous le nom de Chanakya ou Vishnugupta, qui a vécu au IIIe siècle av. J.-C. Kautilya était un érudit, un conseiller politique et le principal ministre de l'empereur Chandragupta Maurya, le fondateur de l'Empire Maurya en Inde. Son œuvre majeure, l'Arthashastra, est un traité ancien sur la science politique, l'économie et la stratégie militaire, et est considéré comme l'un des textes les plus importants de la littérature politique indienne.
Contexte historique et importance de Kautilya
La période des Printemps et des Automnes (770-476 av. J.-C.) a précédé celle des Royaumes Combattants (475-221 av. J.-C.) et a été marquée par une décentralisation du pouvoir politique. L'effondrement de l'autorité centrale de la dynastie Zhou a conduit à l'émergence de multiples États féodaux, chacun cherchant à étendre son territoire et son influence. Cette fragmentation a créé un environnement où la compétition pour le pouvoir était intense, nécessitant des stratégies militaires et politiques sophistiquées pour assurer la survie et la prospérité des royaumes.
Dans ce contexte tumultueux, Kautilya a émergé comme un stratège et unificateur de premier plan. Il a joué un rôle déterminant dans l'unification de l'Inde du Nord sous le règne de Chandragupta Maurya, le fondateur de l'empire Maurya. Kautilya a utilisé une combinaison de stratégies politiques, de diplomatie habile, de réformes administratives et de tactiques militaires efficaces pour consolider les territoires et ériger un empire puissant capable de rivaliser avec les grandes puissances de l'époque, notamment les royaumes hellénistiques en expansion.
La science du gain matériel et du pouvoir
Kautilya fait de la politique une science du gain matériel (artha), considérant que le but principal de l'État est de protéger ses intérêts et d'accroître sa puissance. Il postule que l'État doit utiliser tous les moyens, y compris ceux qui peuvent être considérés comme immoraux, pour s'étendre et se défendre. Ces moyens incluent des stratégies directes, comme la force militaire, et des stratégies indirectes, comme l'espionnage, la subversion, la manipulation diplomatique et le recours à la trahison pour affaiblir l'adversaire.
Pour Kautilya, l'artha représente le gain matériel, incluant la richesse, la prospérité économique, et, plus largement, la puissance et la sécurité de l'État. Il considère que le but principal de toute administration est de protéger ses intérêts et d'accroître sa puissance, ce qui est essentiel pour assurer la survie et la stabilité de l'État dans un environnement politique compétitif et souvent hostile. Cette vision est en contraste avec des approches plus idéalistes ou morales de la gouvernance, qui peuvent privilégier des valeurs telles que la justice, l'égalité ou la moralité pure.
Kautilya postule que l'État doit utiliser tous les moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs de gain matériel et de puissance, y compris ceux qui peuvent être considérés comme immoraux. Cette approche réaliste implique une évaluation pragmatique des actions, où la moralité est subordonnée à l'efficacité et à la réussite politique. Les moyens recommandés par Kautilya peuvent être classés en deux catégories principales :
- Stratégies directes :
- Force militaire : L'utilisation de l'armée pour défendre le territoire, conquérir de nouvelles terres ou maintenir l'ordre interne. Kautilya insiste sur la nécessité d'une armée bien organisée et disciplinée, capable de répondre rapidement aux menaces.
- Guerre économique : Affaiblir l'adversaire par le biais de sanctions économiques, de blocus ou de destruction des ressources économiques vitales, limitant ainsi sa capacité à se défendre ou à s'étendre.
- Stratégies indirectes :
- Espionnage : Collecter des informations sur les forces et les faiblesses de l'adversaire pour anticiper ses mouvements et élaborer des stratégies efficaces. Kautilya recommande la création d'un réseau d'espions pour infiltrer les ennemis et recueillir des renseignements cruciaux.
- Subversion : Encourager la dissension et la division au sein des royaumes rivaux pour affaiblir leur unité et leur efficacité. Cela peut inclure le soutien à des factions rebelles ou la propagation de la désinformation.
- Manipulation diplomatique : Utiliser la diplomatie de manière stratégique pour former des alliances temporaires, trahir des partenaires lorsque cela sert les intérêts de l'État, ou manipuler les perceptions internationales pour renforcer sa position.
- Recours à la trahison : Utiliser la ruse et la tromperie pour vaincre l'adversaire, même si cela implique des actes de trahison ou de déloyauté. Kautilya valorise la flexibilité et l'adaptabilité, considérant que la moralité traditionnelle peut parfois entraver la réalisation des objectifs de l'État.
L'approche de Kautilya soulève des questions éthiques importantes, notamment la légitimité de l'utilisation de moyens immoraux pour atteindre des fins politiques. Dans une perspective réaliste, comme celle de Kautilya, la moralité est relative et dépend des circonstances et des intérêts en jeu. Cette vision contraste avec des théories politiques plus déontologiques, qui insistent sur le respect inconditionnel de principes moraux, indépendamment des conséquences.
Cependant, il est essentiel de comprendre que Kautilya ne préconise pas la brutalité gratuite ou le chaos, mais plutôt une gouvernance efficace et stratégique. Ses recommandations visent à minimiser les risques et maximiser les avantages pour l'État, en soulignant l'importance de la préparation, de la planification et de l'adaptation aux circonstances changeantes.
L'Arthashastra : un traité pragmatique sans restriction morale
L'Arthashastra, attribué à Kautilya (également connu sous le nom de Chanakya), se distingue par son approche résolument pragmatique et réaliste des questions de politique, de gouvernance et de guerre. Ce traité, rédigé dans l'Inde ancienne, ne s'embarrasse pas de considérations morales ou philosophiques abstraites, mais propose des directives concrètes pour la consolidation et l'exercice du pouvoir. Il se révèle être une véritable « boîte à outils » pour les dirigeants souhaitant gouverner efficacement et sécuriser leur autorité.
Kautilya y aborde de manière exhaustive les différents piliers de la gestion de l'État :
- Organisation et structure de l'État Le traité présente une vision d'un État fortement centralisé, où le pouvoir est concentré entre les mains du souverain. Le roi s'entoure de ministres compétents, d'une administration bien structurée et d'une bureaucratie rigoureuse pour assurer le bon fonctionnement des institutions. Cette centralisation garantit une prise de décision rapide et un contrôle efficace des affaires publiques.
- Politique intérieure L'Arthashastra explore les mécanismes nécessaires à la prospérité interne, en couvrant des domaines tels que la gestion économique, le système fiscal, l'administration judiciaire, et la sécurité publique. Il insiste également sur la nécessité d'assurer le bien-être général des citoyens, une mesure pragmatique pour prévenir les révoltes et maintenir la stabilité du royaume.
- Politique extérieure Kautilya développe des stratégies claires pour naviguer dans le système international de son époque, fondé sur des rapports de force. Il traite de diplomatie, de négociation d'alliances, de préparation à la guerre et d'expansion territoriale. Le célèbre principe des « cercles concentriques » y figure, expliquant comment un État peut identifier ses alliés et ennemis en fonction de leur proximité géographique et de leurs intérêts stratégiques.
- Espionnage et renseignement L'accent mis sur l'espionnage témoigne de l'importance accordée à la collecte d'informations pour influencer la prise de décision. Kautilya recommande la mise en place de réseaux d'espions sophistiqués pour surveiller à la fois les ennemis externes et les factions internes, consolidant ainsi le contrôle du pouvoir royal.
- Guerre et stratégie militaire L'Arthashastra consacre de nombreux chapitres à l'art de la guerre, détaillant des tactiques militaires allant de l'usage de la force brute à des stratégies de ruse et de tromperie. Il explore également la guerre psychologique, les moyens de saper le moral de l'ennemi, et les méthodes subtiles pour provoquer l'instabilité chez l'adversaire.
Ainsi, L'Arthashastra incarne une vision utilitariste de la gouvernance, où chaque action est évaluée selon son efficacité à atteindre les objectifs politiques. Ce traité reste un témoignage historique précieux, illustrant comment la quête du pouvoir et de la stabilité a été conceptualisée dans l'Inde ancienne.
L'utilisation de tous les moyens pour la survie et l'expansion de l'État
Kautilya, dans L'Arthashastra, adopte une approche pragmatique et utilitariste, affirmant que la survie et l’expansion de l’État justifient l’emploi de tous les moyens nécessaires. Selon lui, le roi ou le gouvernement doit se concentrer sur la préservation du pouvoir et la consolidation de l’État, même si cela implique des actions considérées comme immorales ou controversées. Ces moyens incluent :
- La tromperie et la ruse L’art de tromper l’adversaire est présenté comme un outil stratégique essentiel. Que ce soit par des négociations biaisées ou des promesses fallacieuses, la ruse permet de déjouer les forces ennemies et de prendre l’avantage sans confrontation directe.
- L'assassinat politique Kautilya ne détourne pas le regard face à des pratiques extrêmes, telles que l'élimination ciblée d'ennemis politiques ou de menaces potentielles. Il considère cela comme un mal nécessaire pour garantir la stabilité et prévenir des troubles futurs.
- L'espionnage et l’infiltration L’utilisation d’agents infiltrés dans les cours étrangères est décrite comme cruciale pour recueillir des informations stratégiques, anticiper les actions ennemies et manipuler les dynamiques internes des autres États.
- La corruption ciblée La loyauté, tout comme la trahison, peut être achetée. Kautilya suggère de corrompre des figures influentes dans les États adverses pour semer la discorde, affaiblir la résistance, ou faciliter les manœuvres diplomatiques et militaires.
- La propagande et la manipulation de l’opinion La maîtrise de l’opinion publique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’État, est un levier fondamental pour légitimer les actions de l’État et saper la cohésion des adversaires.
Cette approche souligne une vision du réalisme politique où la fin justifie les moyens, et où la moralité est subordonnée aux intérêts de l'État. Kautilya considère que la stabilité et la prospérité de l'État sont des objectifs suprêmes qui peuvent nécessiter des actions amorales. Il n'encourage pas nécessairement l'immoralité pour elle-même, mais il reconnaît que, dans un environnement compétitif et anarchique, l'État doit être prêt à agir de manière décisive pour survivre.
La Mandala : la théorie des cercles de royaumes
La théorie du Mandala, développée par Kautilya dans L’Arthashastra, est une approche géopolitique sophistiquée qui repose sur la notion de cercles concentriques de royaumes. Ces cercles définissent la position stratégique d’un État par rapport à ses voisins et à d’autres acteurs régionaux ou distants. Ce modèle postule que les États frontaliers sont généralement perçus comme des menaces en raison de la proximité géographique, des rivalités territoriales et des conflits d’intérêts qu’elle génère. En revanche, les États situés au-delà de ces frontières immédiates peuvent devenir des alliés stratégiques pour contrer les menaces les plus pressantes.
Kautilya identifie les voisins immédiats comme des ennemis potentiels, non par hostilité personnelle, mais en raison de la compétition inhérente à la géographie. Les frontières partagées impliquent des rivalités pour l’accès aux ressources naturelles, aux routes commerciales et à l’influence politique. Cette perception réaliste reflète l’idée que la proximité favorise les frictions et les conflits, rendant les relations entre voisins souvent tendues. Ce constat est universel et intemporel, trouvant des échos dans l’histoire, comme les rivalités européennes médiévales ou les tensions frontalières modernes entre grandes puissances.
Les États situés au-delà des voisins immédiats occupent une position stratégique avantageuse. Ils ne sont pas impliqués directement dans les rivalités locales et peuvent donc être des alliés pour équilibrer les rapports de force régionaux. Ce système encourage les alliances basées sur des intérêts communs, plutôt que sur des affinités culturelles ou idéologiques. L’exemple classique de ce phénomène est l’alliance anglo-portugaise durant les guerres napoléoniennes, où des États non frontaliers ont uni leurs forces pour contrer un ennemi commun, la France.
L’un des aspects les plus novateurs de la théorie du Mandala réside dans sa flexibilité. Les alliances ne sont jamais considérées comme fixes, mais comme des partenariats pragmatiques soumis à l’évolution des circonstances. Les alliances peuvent être rompues ou redéfinies selon les besoins stratégiques de l’État, une idée qui préfigure les réalignements politiques observés dans le système international contemporain. Par exemple, les réorientations stratégiques au sein de l’OTAN ou les changements d’alliances dans les relations sino-américaines illustrent cette dynamique.
La théorie du Mandala annonce des concepts modernes comme l’équilibre des pouvoirs, selon lequel aucun acteur ne doit devenir suffisamment puissant pour dominer les autres. Kautilya insiste sur l’importance de jouer un rôle actif pour maintenir cet équilibre, notamment en soutenant des alliés ou en exploitant les rivalités entre ses ennemis. Ce principe peut être observé dans des contextes historiques variés, tels que l’ordre européen post-Westphalien ou les relations internationales pendant la guerre froide, où les superpuissances ont maintenu un équilibre instable pour préserver leurs intérêts.
Kautilya ne se limite pas à une théorie générale, mais fournit des directives pratiques pour appliquer le modèle du Mandala. Il recommande une analyse continue des intentions et des capacités des voisins, une gestion proactive des alliances et une diplomatie active pour exploiter les tensions entre les États adverses. Ces recommandations s’intègrent dans une vision plus large de la gouvernance stratégique, où l’État doit constamment ajuster ses priorités pour s’adapter aux fluctuations de l’environnement géopolitique.
La théorie du Mandala reste d’une pertinence frappante pour comprendre les relations internationales modernes. Elle illustre que, malgré les évolutions technologiques et les changements sociaux, les principes fondamentaux de la géopolitique demeurent inchangés. Les dynamiques de rivalité et d’alliance analysées par Kautilya se manifestent encore aujourd’hui, par exemple dans les relations tendues entre la Russie et ses voisins européens, ou dans la compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis en Asie-Pacifique.
La fusion des idées philosophiques et pratiques
L’Arthashastra de Kautilya représente une synthèse unique entre réflexion philosophique et pragmatisme politique. Cette fusion reflète une compréhension profonde de la nature humaine et de la société, mise au service de la gouvernance et de la stratégie. Contrairement à d’autres penseurs qui privilégient une vision idéaliste ou morale, Kautilya se concentre sur l’efficacité et la gestion des réalités complexes du pouvoir.
Kautilya part du postulat que les individus agissent principalement en fonction de leurs intérêts personnels. Ce réalisme anthropologique contraste avec les visions idéalistes qui présument des comportements altruistes ou vertueux. En intégrant cette vision dans sa philosophie, Kautilya insiste sur le fait que le dirigeant doit comprendre et exploiter ces motivations pour gouverner efficacement. Il propose des mécanismes comme des incitations, des sanctions et la surveillance pour canaliser ces intérêts individuels vers des objectifs collectifs.
Kautilya considère l’État comme une structure devant équilibrer des forces parfois contradictoires : les besoins de la population, les ambitions des élites, et les menaces extérieures. Ce cadre philosophique est enrichi par des recommandations concrètes pour maintenir cet équilibre, telles que l’instauration de lois justes, l’administration efficace des finances publiques, et la gestion des conflits internes par la diplomatie ou la force.
L’exemple de la taxation est révélateur. Kautilya préconise un système fiscal qui maximise les revenus de l’État tout en évitant d’écraser économiquement la population, montrant une compréhension fine des interactions économiques et sociales.
Sur le plan militaire et stratégique, Kautilya combine réflexion théorique et conseils pratiques. Par exemple, il reconnaît que la guerre est parfois inévitable, mais il conseille de l’éviter si des moyens moins coûteux, comme la diplomatie ou la ruse, peuvent atteindre les mêmes résultats. Cette approche pragmatique contraste avec des visions plus dogmatiques de la guerre ou de la paix, soulignant l’importance de l’adaptation au contexte.
L’Arthashastra ne se limite pas aux détails de la gestion de l’État ; il offre une vision globale où chaque action est inscrite dans une philosophie cohérente. Kautilya intègre des principes de justice sociale, comme la redistribution des richesses et le bien-être des citoyens, tout en maintenant un pragmatisme strict dans la manière de les atteindre. Par exemple, il propose d’utiliser des revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles pour financer des infrastructures et des programmes sociaux, illustrant comment des objectifs philosophiques peuvent être traduits en politiques concrètes.
La capacité de Kautilya à fusionner des idées philosophiques profondes avec des pratiques réalistes et applicables explique la pertinence durable de l’Arthashastra. Sa pensée illustre une compréhension intemporelle des dynamiques humaines et étatiques, avec des leçons applicables aux dirigeants d’hier et d’aujourd’hui. En combinant sagesse théorique et efficacité pratique, Kautilya offre un modèle de gouvernance où réflexion et action coexistent harmonieusement.
Influence de Kautilya sur le réalisme classique
Kautilya peut être légitimement considéré comme un précurseur du réalisme classique en relations internationales, bien que son œuvre ait été conçue dans un contexte historique et culturel spécifique à l’Inde ancienne. Sa pensée pragmatique, centrée sur la souveraineté de l’État et la gestion des rapports de force, reflète des principes fondamentaux qui structurent encore les théories modernes du réalisme. Sa vision pragmatique et centrée sur l'État correspond aux principes fondamentaux du réalisme :
- L'anarchie internationale : L'absence d'une autorité supérieure oblige les États à assurer leur propre sécurité.
- La quête de puissance : Les États cherchent à maximiser leur puissance pour protéger leurs intérêts.
- Le rôle central de l'État : L'État est l'acteur principal, agissant rationnellement pour assurer sa survie.
- Le pragmatisme sur la moralité : Les considérations morales sont secondaires face aux impératifs stratégiques.
Kautilya anticipe le principe de l’anarchie internationale en reconnaissant que les États opèrent dans un système dépourvu d’autorité centrale capable de réguler les relations interétatiques. Dans ce contexte, chaque État est responsable de sa propre sécurité et doit adopter une posture proactive pour survivre. Cette idée résonne avec les travaux de réalistes modernes comme Thomas Hobbes ou Kenneth Waltz, qui postulent que l’absence d’un pouvoir mondial centralisé engendre une compétition naturelle entre États.
Pour Kautilya, la puissance est l’élément central de la survie et de l’expansion d’un État. Il distingue plusieurs formes de puissance – militaire, économique et diplomatique – et insiste sur leur intégration pour garantir une domination durable. Cette obsession pour la puissance se retrouve dans la pensée réaliste moderne, notamment chez Hans Morgenthau, qui décrit la politique internationale comme une lutte pour l'accumulation et la préservation de la puissance.
- Accumulation de puissance : Kautilya prône l’utilisation de la guerre, de la diplomatie et de la ruse pour consolider la position de l’État. Il considère que la force brute seule est insuffisante sans la capacité à manipuler les alliances et à affaiblir les adversaires par des moyens indirects.
- Puissance relative : La quête de puissance chez Kautilya ne vise pas uniquement l’accumulation absolue, mais aussi la supériorité relative par rapport aux voisins et rivaux, une idée centrale dans les relations internationales contemporaines.
Kautilya accorde à l’État un rôle central et exclusif dans la gestion des affaires internationales. Il le voit comme un acteur rationnel, capable de peser les coûts et les bénéfices de ses actions pour maximiser ses intérêts. Cette vision, que l’on retrouve dans les théories modernes du réalisme, s’oppose aux approches qui mettent en avant les rôles des organisations internationales, des acteurs transnationaux ou des idéologies dans les dynamiques globales.
- Rationalité étatique : Les recommandations de Kautilya, qu’il s’agisse d’espionnage, d’alliances ou de coercition, reposent sur l’hypothèse que l’État agit de manière calculée et stratégique.
- Priorité de la survie : Pour lui, la survie de l’État justifie toutes les décisions, même celles qui pourraient être jugées immorales ou controversées.
L’une des contributions majeures de Kautilya au réalisme est son rejet explicite des considérations morales lorsqu’elles entravent les objectifs stratégiques. La gouvernance et les relations internationales, selon lui, ne doivent pas être guidées par des principes éthiques, mais par les impératifs de survie et de puissance. Cette perspective correspond au réalisme classique, où la moralité est souvent perçue comme un luxe dans un système anarchique compétitif.
- Moralité instrumentalisée : Kautilya reconnaît que la morale peut être utilisée comme un outil pour manipuler les perceptions et les alliances, mais il la considère comme secondaire dans la prise de décision stratégique.
- Un réalisme sans idéalisme : Cette posture préfigure des penseurs comme Machiavel, qui considèrent que la vertu en politique est subordonnée aux exigences du pouvoir et de la survie.
L’influence de Kautilya sur le réalisme classique dépasse les frontières de son époque. Sa vision des relations internationales comme un jeu stratégique dominé par les intérêts étatiques reste pertinente pour comprendre les dynamiques contemporaines, qu’il s’agisse des rivalités entre grandes puissances ou de la gestion des alliances dans des contextes régionaux tendus.
Kautilya ne se contente pas de décrire ces dynamiques, il propose également des outils et des stratégies qui continuent d’inspirer les praticiens de la politique et les théoriciens des relations internationales, consolidant ainsi son rôle de précurseur du réalisme classique.
Les idées de Kautilya restent pertinentes dans le contexte actuel des relations internationales :
- Stratégie et politique étrangère : Les États continuent d'utiliser une combinaison de diplomatie, de ruse et de force pour atteindre leurs objectifs.
- Renseignement et espionnage : L'importance du renseignement pour la sécurité nationale est plus grande que jamais, avec des technologies avancées de surveillance.
- Géopolitique et alliances : La théorie du Mandala peut être appliquée pour comprendre les alliances et les rivalités régionales.
- Économie politique : La gestion de l'économie pour renforcer la puissance de l'État est un aspect clé de la politique contemporaine.
Les approches stratégiques de Kautilya restent pertinentes dans la manière dont les États conçoivent et mettent en œuvre leurs politiques étrangères. Aujourd’hui encore, les États utilisent une combinaison de diplomatie, de ruse et de force pour atteindre leurs objectifs.
- Diplomatie et manipulation : Kautilya préconisait l’usage de la négociation, de la tromperie et de la dissuasion pour gérer les rivalités interétatiques. Ces principes se reflètent dans des pratiques modernes comme les négociations commerciales ou les sanctions ciblées, où les États cherchent à obtenir des concessions tout en dissimulant leurs véritables intentions.
- Stratégie militaire : Son insistance sur la planification minutieuse et l’évaluation des risques inspire encore aujourd’hui les doctrines de défense, où la guerre est considérée comme une extension de la politique par d’autres moyens.
L’importance que Kautilya accorde au renseignement et à l’espionnage est amplifiée dans le contexte actuel, marqué par des avancées technologiques et une complexité croissante des menaces.
- Technologies avancées : Les outils modernes de surveillance, tels que les satellites, la cybersécurité et l’intelligence artificielle, sont des extensions contemporaines des réseaux d’espions décrits par Kautilya. Les États s’appuient sur ces technologies pour recueillir des informations critiques, prévenir les attaques et influencer leurs adversaires.
- Cyberguerre : La collecte de données numériques et les cyberattaques reflètent une évolution de l’espionnage classique, où les informations sensibles deviennent un outil stratégique majeur.
La théorie du Mandala de Kautilya, basée sur les cercles de royaumes, s’applique directement aux alliances et rivalités régionales contemporaines.
- États-Unis et Asie-Pacifique : La stratégie américaine pour contenir l’influence croissante de la Chine illustre cette logique, où des alliances avec des pays plus éloignés (Japon, Australie, Inde) sont mobilisées pour contrer un voisin immédiat (Chine).
- Union européenne : Les politiques de voisinage de l’UE montrent également comment des relations différenciées avec des voisins immédiats et des alliés plus distants reflètent une application moderne du Mandala.
Kautilya souligne que l’économie est un levier essentiel pour renforcer la puissance de l’État, une idée reprise dans les politiques économiques contemporaines.
- Géopolitique des ressources : Les stratégies autour des ressources naturelles, comme le gaz ou les terres rares, montrent que les États utilisent l’économie comme un moyen d’accroître leur influence et de soutenir leur position géopolitique.
- Sanctions économiques : Les sanctions internationales, comme celles imposées à la Russie ou à l’Iran, incarnent l’idée que le contrôle économique est aussi un outil de guerre, une notion présente dans L’Arthashastra.
Kautilya partage des similitudes avec d'autres penseurs réalistes comme Machiavel. Tous deux reconnaissent la nécessité pour le dirigeant d'être pragmatique et parfois amoral pour maintenir le pouvoir et protéger l'État. Cependant, Kautilya offre une perspective unique en intégrant une compréhension systématique des structures étatiques et des stratégies diplomatiques.
Kautilya, à travers l'Arthashastra, apporte une contribution majeure au réalisme classique en relations internationales. Sa vision pragmatique de la politique, où l'État utilise tous les moyens pour se protéger et s'étendre, souligne l'importance du pouvoir et de la stratégie dans un système international anarchique. En intégrant des stratégies directes et indirectes, y compris l'espionnage et la manipulation, Kautilya fournit un cadre pour comprendre comment les États naviguent dans un environnement compétitif.
En reconnaissant que la réalité est souvent déterminée par le pouvoir, Kautilya illustre l'idée que le réalisme est souvent appelé "la philosophie de la force qui fait le droit". Cette conception souligne que dans les relations internationales, le droit et la justice sont souvent façonnés par ceux qui détiennent le pouvoir, et que les États doivent être prêts à agir en conséquence pour protéger leurs intérêts.
Sa pensée démontre que la réflexion sur le pouvoir et les relations internationales est une préoccupation universelle, transcendant les cultures et les époques. Les enseignements de Kautilya restent pertinents pour les décideurs contemporains, offrant des leçons sur la manière dont les États peuvent naviguer dans un système international complexe et compétitif.
Ibn-Khaldun et Hobbes: pour un Léviathan
Ibn Khaldoun et la nature politique de l'homme
Le réalisme classique trouve des fondations solides dans la pensée islamique médiévale, notamment à travers l’œuvre monumentale d’Ibn Khaldoun (1332-1406). Originaire de Tunis, ce penseur arabe est souvent considéré comme l’un des plus grands historiens du Moyen Âge. Son influence s’étend bien au-delà des frontières du monde islamique, et ses idées continuent de marquer des disciplines aussi diverses que la philosophie de l’histoire, l’économie et la sociologie.
Ibn Khaldoun est surtout connu pour sa Muqaddima (Prolégomènes), une introduction magistrale à son livre d’histoire universelle. Dans cette œuvre, il développe une vision profondément réaliste de la société humaine, fondée sur l’observation des dynamiques sociales, économiques et politiques de son époque. Loin des idéaux romantiques ou spirituels, il analyse les civilisations et les institutions à travers le prisme de la nécessité et des forces matérielles, anticipant ainsi de nombreuses idées du réalisme moderne.
Contexte historique et œuvre majeure
Ibn Khaldoun est né en 1332 à Tunis, dans une famille d’origine andalouse qui avait migré en Afrique du Nord après la reconquête chrétienne. Sa vie fut marquée par une succession d’expériences politiques et administratives au sein des gouvernements des régions qu’il parcourut, notamment en Afrique du Nord et dans l’Espagne musulmane. Grâce à ces fonctions, il accumula une connaissance approfondie des dynamiques politiques, des rouages de l’administration et des conflits de pouvoir, des expériences qui allaient profondément influencer sa pensée et son œuvre.
Malgré une carrière mouvementée, souvent marquée par des intrigues et des luttes de pouvoir, Ibn Khaldoun trouva le temps de composer son œuvre monumentale, Le Livre des Exemples (Kitāb al-ʿIbar). Cet ouvrage, une histoire universelle ambitieuse, se distingue par son approche analytique et comparative des civilisations, rompant avec les récits historiques traditionnels de son époque. Le premier volume de ce livre, connu sous le nom de Muqaddima (« Introduction »), est souvent considéré comme un chef-d’œuvre indépendant en raison de sa profondeur conceptuelle et de son originalité méthodologique.
Dans la Muqaddima, Ibn Khaldoun ne se contente pas de raconter les événements historiques ; il cherche à comprendre les mécanismes sous-jacents qui régissent l’histoire et la société. Il propose une théorie générale de l’histoire et de la civilisation, fondée sur l’observation minutieuse des comportements humains, des structures sociales et des institutions politiques. Contrairement à ses prédécesseurs, qui privilégiaient une approche chronologique ou hagiographique, Ibn Khaldoun adopte une méthode analytique, posant des questions sur les causes profondes des phénomènes sociaux et politiques.
Son analyse se concentre sur la dynamique des sociétés humaines, en examinant les facteurs qui contribuent à leur émergence, leur croissance et leur déclin. Il identifie des cycles récurrents dans l’histoire des civilisations, soulignant que les groupes sociaux commencent souvent par une phase de cohésion et de solidarité, avant de se fragmenter sous l’effet de la richesse, de la corruption et de la perte de valeurs communes. Cette vision cyclique de l’histoire est l’une des contributions les plus originales et les plus influentes de la Muqaddima.
Les idées développées dans la Muqaddima ne sont pas uniquement le fruit d’une réflexion théorique, mais aussi de l’expérience personnelle d’Ibn Khaldoun. Ayant occupé des postes variés, allant de conseiller politique à ambassadeur et juge, il avait une connaissance directe des enjeux de pouvoir, des rivalités entre élites et des défis administratifs. Cette expérience pratique, combinée à une lecture approfondie des travaux de ses prédécesseurs, lui permit d’élaborer une pensée à la fois ancrée dans la réalité et universelle dans sa portée.
En s’appuyant sur ses observations, Ibn Khaldoun établit une distinction fondamentale entre les sociétés rurales et urbaines, ainsi qu’entre les groupes nomades et sédentaires. Il attribue aux sociétés nomades une force et une solidarité qui leur permettent de renverser les pouvoirs établis, mais il note également que ces qualités s’érodent rapidement lorsqu’elles s’installent dans des cadres urbains et prospères. Ces analyses, profondément enracinées dans son observation des dynasties nord-africaines, trouvent des résonances dans de nombreuses théories sociales et historiques modernes.
La Muqaddima est aujourd’hui considérée comme l’un des textes fondateurs des sciences sociales, anticipant des disciplines comme la sociologie, l’économie politique et la géopolitique. La vision d’Ibn Khaldoun sur les interactions entre facteurs économiques, sociaux et politiques a influencé des penseurs tels qu’Arnold Toynbee et peut être appliquée pour analyser les cycles historiques de montée et de déclin des civilisations à travers le monde.
Loin d’être un simple historien, Ibn Khaldoun apparaît comme un penseur universel, dont l’œuvre continue de susciter l’admiration et d’alimenter les réflexions sur la nature de la société humaine et les mécanismes de l’histoire.
La nature politique de l'homme et la nécessité de la vie sociale
Ibn Khaldoun, dans sa réflexion sur la nature humaine, rejoint Aristote en affirmant que l’homme est par essence un être social et politique. Cette caractéristique ne découle pas simplement d’une inclination morale ou culturelle, mais de la nécessité. Selon Ibn Khaldoun, les humains ne peuvent subvenir à leurs besoins fondamentaux sans vivre en société. Ce principe fondateur constitue la base de son analyse sur la formation des communautés humaines et des institutions politiques.
Pour Ibn Khaldoun, la vie sociale est une condition indispensable à la survie. Il explique que l’homme, pris individuellement, est vulnérable et incapable de produire seul ce qui est nécessaire à sa subsistance. La production alimentaire, par exemple, requiert des efforts collectifs : semer, cultiver, récolter et transformer les aliments impliquent une division du travail et une collaboration structurée. Cette nécessité d’entraide dépasse la simple survie matérielle et s’étend à des aspects plus larges de la vie sociale, comme la défense commune et l’organisation politique.
Il insiste sur l’idée que les humains, à la différence de nombreux animaux dotés de capacités naturelles de protection, comme des griffes ou des carapaces, sont relativement dépourvus sur le plan physique. Cette vulnérabilité oblige l’homme à recourir à la coopération pour se protéger des menaces extérieures, qu’elles soient d’ordre environnemental ou humain. Ibn Khaldoun écrit que "Dieu a créé l’homme sous une forme qui ne peut subsister sans nourriture" et que cette nourriture, ainsi que la protection nécessaire à sa survie, ne peuvent être obtenues qu’avec l’aide de ses semblables.
La coopération n’est pas simplement une commodité ; elle est une nécessité inhérente à la condition humaine. Ibn Khaldoun souligne que "les besoins d’une collectivité ne peuvent être satisfaits que par la coopération", insistant sur le fait que l’effort individuel est insuffisant pour répondre aux exigences complexes de la vie humaine. Cette interdépendance structurelle est, selon lui, le fondement de la société et de la politique.
En affirmant que "la vie sociale est indispensable à l’humanité", Ibn Khaldoun dépasse la simple observation anthropologique pour intégrer une dimension théologique. Il lie la nécessité de la vie sociale à la réalisation du plan divin, considérant la coopération humaine comme un élément voulu par Dieu pour assurer la survie et le développement de l’humanité. Cette perspective confère une dimension universelle et intemporelle à sa réflexion, reliant les besoins matériels aux aspirations spirituelles de l’homme.
Ainsi, pour Ibn Khaldoun, la vie sociale n’est pas seulement une réponse pratique aux défis de la survie, mais aussi une caractéristique intrinsèque de l’humanité. Elle est à l’origine de la formation des institutions, des dynamiques politiques et des civilisations. En cela, sa vision s’inscrit dans une tradition réaliste, où les structures sociales et politiques émergent naturellement de la condition humaine, tout en intégrant une perspective morale et théologique qui donne un sens plus profond à cette interdépendance.
L'organisation de la vie sociale et le rôle du pouvoir royal
Ibn Khaldoun consacre une part importante de sa réflexion à l’organisation de la vie en société, en insistant sur la nécessité du pouvoir royal pour maintenir l’ordre et la stabilité. Il considère que le pouvoir politique est une qualité naturelle et indispensable à l’homme, car il permet de réguler les comportements individuels et de canaliser les instincts destructeurs qui, laissés sans contrôle, pourraient conduire à l’anarchie.
Dans sa Muqaddima, Ibn Khaldoun affirme que "il faut un pouvoir plus fort au-dessus des individus qui les oblige à bien se comporter les uns par rapport aux autres". Pour lui, ce pouvoir, incarné par un roi ou un dirigeant légitime, est le garant de la sécurité collective et de la cohésion sociale. Sans cette autorité centrale, la société serait livrée à la méfiance et aux conflits, les hommes se comportant les uns envers les autres comme des adversaires, mus par leurs intérêts individuels.
Le pouvoir royal, dans la pensée d’Ibn Khaldoun, ne se limite pas à une fonction coercitive. Il joue également un rôle organisationnel, structurant la société de manière à garantir la sécurité et à permettre aux individus de poursuivre leurs activités sans craindre l’insécurité ou le désordre. Cette autorité crée un cadre dans lequel les relations sociales peuvent s’épanouir et où chacun peut trouver une certaine quiétude, semblable à celle que l’on ressent dans la protection de son propre foyer.
Ibn Khaldoun contextualise cette nécessité du pouvoir royal dans une vision réaliste de la nature humaine. Il reconnaît que, dans leur état naturel, les individus sont souvent dominés par leurs passions, leurs instincts et leurs intérêts personnels. Ces tendances, si elles ne sont pas maîtrisées, peuvent conduire à des conflits destructeurs, rendant impossible toute forme de coopération ou de progrès collectif.
Pour éviter ce chaos, le pouvoir centralisé d’un roi ou d’un dirigeant légitime devient une condition essentielle. Ibn Khaldoun voit dans cette autorité une forme de médiation qui protège les individus de leurs propres excès et établit des règles communes pour le bien de tous. Cette perspective reflète une conception réaliste de la politique, où l’autorité n’est pas seulement un choix, mais une nécessité structurelle pour la survie et la prospérité de la société.
Ibn Khaldoun souligne également que la hiérarchie politique, incarnée par le pouvoir royal, est un moyen de limiter la méfiance et les rivalités entre les individus. En imposant des règles et des normes de conduite, l’autorité centrale crée un environnement où la coopération devient possible. Ce cadre organisé permet de dépasser les intérêts égoïstes pour poursuivre des objectifs communs, qu’il s’agisse de la production économique, de la défense collective ou du développement culturel.
La centralisation du pouvoir permet également de prévenir les divisions internes, en instaurant une légitimité reconnue par tous. Sans ce pouvoir, la société risquerait de sombrer dans un état de guerre permanente entre factions ou clans, chacun cherchant à imposer sa propre vision ou à protéger ses propres intérêts.
Les réflexions d’Ibn Khaldoun sur le rôle du pouvoir royal trouvent des échos dans de nombreuses théories politiques ultérieures. Son insistance sur la nécessité d’une autorité forte pour maintenir l’ordre et la stabilité rappelle les idées de Hobbes, qui décrit l’État comme un "Léviathan" nécessaire pour prévenir la guerre de tous contre tous.
Cependant, Ibn Khaldoun va au-delà d’une simple justification du pouvoir coercitif. Il voit dans le pouvoir royal un outil d’organisation sociale, un moyen de canaliser les énergies individuelles vers des objectifs collectifs. En cela, il anticipe des notions modernes de gouvernance et de construction de l’État, tout en offrant une perspective profondément enracinée dans les réalités de son époque.
La dualité entre l'ordre interne et l'anarchie externe
Ibn Khaldoun propose une réflexion subtile sur la coexistence de deux réalités politiques : l’ordre interne assuré par le pouvoir royal et la hiérarchie au sein de l’État, et l’anarchie externe qui caractérise les relations entre les États. Cette distinction, fondamentale dans sa pensée, reflète une compréhension profonde des dynamiques sociales et politiques à la fois au niveau local et international.
À l’intérieur d’un État, Ibn Khaldoun insiste sur l’importance de la hiérarchie et de l’autorité pour garantir la stabilité. Il observe que la société humaine, laissée à elle-même, est sujette aux conflits et à la désorganisation. Cependant, sous l’autorité d’un dirigeant fort et légitime, un ordre social est établi, permettant la coopération entre les individus et la poursuite des objectifs collectifs. Il écrit que "ils sont donc dans un État qui est le contraire de l’anarchie", soulignant que le pouvoir central joue un rôle fondamental dans la prévention du chaos interne et dans la consolidation de la vie communautaire.
À l’extérieur de l’État, cependant, Ibn Khaldoun reconnaît une tout autre dynamique. Les relations entre les États se déroulent dans un environnement anarchique où aucune autorité centrale ne peut imposer de règles universelles. Dans ce contexte, la puissance devient le principal déterminant des interactions. Les États rivalisent pour le territoire, les ressources et l’influence, utilisant tous les moyens nécessaires pour préserver leur souveraineté et leur survie.
Cette dualité entre ordre interne et anarchie externe met en lumière une tension fondamentale dans la pensée d’Ibn Khaldoun. D’un côté, il valorise l’unité et la solidarité qui émanent d’une organisation sociale efficace et d’un pouvoir centralisé. De l’autre, il reconnaît que cette même organisation doit être mobilisée pour affronter les défis d’un environnement international marqué par l’incertitude et la rivalité.
Selon Ibn Khaldoun, c’est précisément en s’unissant sous un dirigeant fort que les hommes peuvent assurer leur sécurité face aux menaces externes. La asabiyya, ou solidarité interne, joue ici un rôle crucial en renforçant la cohésion du groupe et en maximisant sa capacité à affronter les compétiteurs extérieurs. Un État fort et organisé est mieux équipé pour naviguer dans un système international où la force et la ruse prévalent.
Ibn Khaldoun anticipe ici des concepts modernes du réalisme en relations internationales, notamment l’idée que le système global est fondamentalement anarchique. Dans un tel environnement, les États ne peuvent compter que sur leurs propres ressources et stratégies pour se protéger et prospérer. Il reconnaît que la puissance, sous ses différentes formes (militaire, économique, diplomatique), est essentielle pour établir des relations équilibrées avec d’autres entités politiques.
Cette conception réaliste reflète également une lucidité sur les limites de la moralité dans les affaires internationales. Alors qu’à l’intérieur, le pouvoir royal impose des règles pour promouvoir la coopération et limiter les conflits, sur la scène internationale, ces normes sont souvent subordonnées aux impératifs stratégiques. Les États doivent naviguer dans un système où la méfiance et la compétition sont les principes directeurs.
La dualité identifiée par Ibn Khaldoun demeure d’une grande pertinence dans le contexte actuel. Les États modernes continuent de chercher à maintenir l’ordre interne par des institutions et des lois, tout en opérant dans un environnement international anarchique. Les tensions entre ces deux réalités se manifestent dans des enjeux tels que la souveraineté nationale, les rivalités géopolitiques et les alliances stratégiques.
Cette analyse met également en lumière l’importance de la cohésion interne pour affronter les défis externes. Les États fragilisés par des divisions internes ou une perte de solidarité sociale sont souvent incapables de rivaliser efficacement sur la scène internationale. À l’inverse, les nations unies autour d’un projet commun, soutenues par un leadership fort, sont mieux placées pour naviguer dans le monde complexe et compétitif décrit par Ibn Khaldoun.
Ibn Khaldoun et le réalisme classique
Ibn Khaldoun, dans sa Muqaddima, développe des idées qui anticipent de nombreux concepts fondamentaux du réalisme classique. Sa réflexion, bien qu’ancrée dans le contexte médiéval islamique, explore des dynamiques politiques et sociales universelles, qui résonnent avec les principes établis par des penseurs réalistes tels que Thomas Hobbes ou Hans Morgenthau.
- La nature politique de l'homme : Comme les réalistes, il considère que les êtres humains sont naturellement enclins à vivre en société et à établir des structures de pouvoir pour maintenir l'ordre.
- La nécessité du pouvoir centralisé : Il souligne l'importance d'un dirigeant fort pour imposer des règles et assurer la sécurité, reflétant l'idée réaliste que l'État doit être puissant pour survivre.
- L'anarchie internationale : En reconnaissant l'absence d'autorité supérieure entre les États, Ibn Khaldoun anticipe le concept réaliste de l'anarchie du système international, où les États agissent pour maximiser leur puissance.
- La dualité interne-externe : Sa distinction entre l'ordre interne hiérarchique et l'anarchie externe correspond à la vision réaliste de la politique mondiale.
Ibn Khaldoun partage avec les réalistes l’idée que l’homme est, par nature, un être social et politique. Il reconnaît que la coopération est essentielle pour la survie et que cette coopération nécessite des structures de pouvoir. L’homme, selon Ibn Khaldoun, est vulnérable en tant qu’individu, mais trouve sa force dans la société, qui devient le cadre naturel pour l’établissement d’un ordre politique.
En cela, il rejoint l’idée réaliste selon laquelle les êtres humains, motivés par leurs intérêts et leurs besoins, s’organisent en communautés pour répondre à leurs impératifs de survie. Cependant, ces mêmes communautés sont aussi des lieux de tension et de conflit, nécessitant une régulation par l’autorité politique.
Pour Ibn Khaldoun, la stabilité d’une société repose sur la présence d’un pouvoir centralisé et fort. Il insiste sur le rôle du dirigeant dans l’imposition des règles, la protection des citoyens et la coordination des efforts collectifs. Cette vision s’aligne avec le principe réaliste selon lequel un État puissant est indispensable pour survivre dans un environnement marqué par l’instabilité et la compétition.
Le pouvoir central, chez Ibn Khaldoun, ne se limite pas à la coercition. Il incarne une force organisatrice qui structure la société et canalise les énergies individuelles vers des objectifs communs. Cette idée reflète la pensée réaliste selon laquelle la puissance est non seulement un moyen de survie, mais aussi un outil pour instaurer un ordre interne durable.
Ibn Khaldoun anticipe également le concept réaliste de l’anarchie internationale, en reconnaissant que les relations entre États se déroulent dans un système dépourvu d’autorité supérieure. Chaque État agit pour maximiser sa puissance et protéger ses intérêts, car il ne peut compter que sur lui-même pour garantir sa survie.
Cette vision trouve un écho direct dans le réalisme classique, qui postule que la puissance est la monnaie des relations internationales. Ibn Khaldoun observe que, dans ce contexte, les dynamiques de conflit et de compétition sont inévitables, chaque État cherchant à renforcer sa position relative face à ses voisins.
Une des contributions les plus significatives d’Ibn Khaldoun à la pensée réaliste réside dans sa distinction entre l’ordre interne hiérarchique et l’anarchie externe. À l’intérieur de l’État, il prône un pouvoir centralisé capable de maintenir la stabilité et de prévenir le chaos. À l’extérieur, il reconnaît l’absence de règles universelles, où les relations entre États sont définies par la méfiance et la compétition.
Cette dualité correspond parfaitement à la vision réaliste de la politique mondiale, où l’ordre interne d’un État est souvent conditionné par sa capacité à naviguer dans un environnement international incertain. Ibn Khaldoun, en insistant sur l’importance de la cohésion sociale et du leadership interne, montre comment ces facteurs renforcent la position d’un État face aux pressions externes.
Les idées d’Ibn Khaldoun s’inscrivent dans une tradition de pensée qui transcende les époques et les cultures. Sa compréhension de la nature humaine, de la dynamique sociale et de la compétition politique préfigure les concepts centraux du réalisme classique. En reconnaissant les défis posés par l’anarchie internationale et l’importance d’un pouvoir central fort, il anticipe les grandes théories des relations internationales contemporaines.
Ainsi, Ibn Khaldoun, à travers sa Muqaddima, apporte une perspective unique et profondément enracinée dans le réalisme, reliant la stabilité interne des États à leur capacité à rivaliser dans un système global anarchique. Son œuvre reste une source d’inspiration pour comprendre les relations entre pouvoir, société et politique mondiale.
Comparaison avec Hobbes et Aristote
Ibn Khaldoun occupe une position unique dans l’histoire de la pensée, mêlant des aspects de la philosophie d’Aristote et des concepts qui anticipent les idées modernes de Thomas Hobbes. Bien que leurs contextes soient très différents, les parallèles entre ces trois penseurs révèlent une continuité dans l’analyse de la nature humaine et de l’organisation politique.
Comme Aristote, Ibn Khaldoun considère la sociabilité comme une caractéristique fondamentale de l’être humain. Les deux auteurs partagent l’idée que l’homme est un animal politique (zoon politikon), naturellement destiné à vivre en société. Pour Aristote, la politique découle de la nature humaine : les hommes s’associent pour réaliser leur potentiel et atteindre un bien supérieur, le bonheur collectif. De manière similaire, Ibn Khaldoun observe que la vie en société est indispensable pour répondre aux besoins matériels et spirituels de l’homme, tout en permettant la survie face aux défis environnementaux et sociaux.
Cependant, Ibn Khaldoun va au-delà de cette vision idéaliste en introduisant une analyse plus pragmatique des structures sociales. Alors qu’Aristote met l’accent sur la vertu et le bien commun comme finalités de la politique, Ibn Khaldoun insiste sur le rôle fonctionnel des institutions et de l’autorité pour maintenir l’ordre et assurer la stabilité. Pour lui, la politique n’est pas seulement une aspiration morale, mais une nécessité structurelle dictée par la condition humaine.
Sur d’autres aspects, la pensée d’Ibn Khaldoun anticipe des idées développées par Hobbes dans son Léviathan. Tous deux partagent une vision réaliste de la nature humaine, reconnaissant que les individus, lorsqu’ils ne sont pas encadrés par une autorité supérieure, sont susceptibles de se livrer à des conflits destructeurs.
Pour Hobbes, l’état de nature est une condition de guerre de chacun contre chacun, où la peur et l’insécurité règnent. La seule manière d’y échapper est de mettre en place un pouvoir souverain absolu, capable d’imposer des règles et de garantir la sécurité. Ibn Khaldoun, bien qu’il n’emploie pas le concept d’« état de nature », exprime une idée similaire : sans un pouvoir centralisé, les sociétés humaines sombrent dans le chaos. Le pouvoir royal devient alors indispensable pour imposer des règles, prévenir l’anarchie et protéger les individus des instincts destructeurs.
Cependant, Ibn Khaldoun intègre dans son analyse des dynamiques sociales et économiques qui enrichissent cette vision du pouvoir. Là où Hobbes se concentre sur l’établissement d’un contrat social pour sortir de l’anarchie, Ibn Khaldoun examine comment la cohésion sociale (asabiyya) et les cycles historiques influencent la montée et le déclin des États. Il ne voit pas le pouvoir comme un simple contrat, mais comme le produit d’une interaction entre les forces sociales, économiques et culturelles.
Bien qu’Ibn Khaldoun, Aristote et Hobbes appartiennent à des traditions intellectuelles différentes, leurs réflexions convergent sur des points fondamentaux. Tous trois reconnaissent que l’organisation sociale et politique est essentielle à la condition humaine, mais leurs approches diffèrent dans leurs objectifs et leurs nuances.
- Avec Aristote, Ibn Khaldoun partage une vision de la politique comme une conséquence naturelle de la sociabilité humaine, mais il s’en distingue par une analyse plus pragmatique, centrée sur les institutions et les cycles de pouvoir.
- Avec Hobbes, Ibn Khaldoun partage une vision réaliste de la nécessité du pouvoir souverain pour prévenir le chaos, tout en ajoutant une dimension historique et sociale absente chez Hobbes.
La comparaison entre Ibn Khaldoun, Aristote et Hobbes montre comment la réflexion sur la politique et la société transcende les époques et les contextes culturels. Ibn Khaldoun, par son approche multidimensionnelle, combine les intuitions d’Aristote sur la nature humaine avec les observations pragmatiques de Hobbes sur le besoin d’autorité, créant une synthèse qui reste pertinente pour analyser les dynamiques politiques et sociales contemporaines.
Influence et pertinence contemporaine
La méthodologie comparative d’Ibn Khaldoun, qui consiste à analyser les facteurs économiques, sociaux et politiques pour expliquer les changements au sein des civilisations, est toujours utilisée en sociologie et en anthropologie. Son approche systématique pour comprendre les structures sociales et les comportements humains trouve des échos dans des travaux contemporains sur la modernisation, le développement et les transitions sociales. Ses idées sur la asabiyya (cohésion sociale) sont particulièrement pertinentes pour analyser les forces qui unissent ou fragmentent les sociétés contemporaines.
Les réflexions d’Ibn Khaldoun sur le pouvoir, l’État et la gouvernance éclairent encore aujourd’hui les débats sur la nature de l’autorité et le rôle des institutions politiques. Il met en lumière l’importance d’un pouvoir centralisé pour garantir la stabilité et prévenir les conflits internes, une idée qui trouve des parallèles dans les théories modernes sur l’État-nation et la gouvernance. Ses observations sur la corruption des élites et la perte de solidarité sociale comme facteurs de déclin des dynasties offrent des leçons intemporelles sur la nécessité d’une gouvernance éthique et efficace.
Ibn Khaldoun reconnaît la dualité entre l’ordre interne et l’anarchie externe, un concept qui anticipe les principes fondamentaux des relations internationales modernes. Cette idée offre un cadre précieux pour analyser les relations entre États, marquées par des rivalités, des alliances temporaires et des conflits. Les dynamiques qu’il décrit, où les États agissent pour maximiser leur puissance et assurer leur survie dans un environnement anarchique, reflètent directement les concepts clés du réalisme classique.
En soulignant la nature politique de l’homme et la nécessité d’un pouvoir centralisé pour maintenir l’ordre social, Ibn Khaldoun s’inscrit comme un précurseur du réalisme classique. Sa reconnaissance de l’anarchie du système international et de la compétition inévitable entre États anticipe les réflexions de penseurs modernes comme Hobbes et Morgenthau.
Ibn Khaldoun apporte également une perspective unique en intégrant les dimensions économiques et sociales dans son analyse politique. Contrairement à une vision purement axée sur le pouvoir militaire ou la diplomatie, il montre comment les cycles économiques, la solidarité sociale et la gestion des ressources influencent directement la stabilité et la puissance des États. Cette approche multidimensionnelle enrichit le réalisme classique en lui ajoutant une dimension structurelle et historique.
L’œuvre d’Ibn Khaldoun transcende les frontières culturelles et temporelles, mettant en évidence des préoccupations universelles sur le pouvoir, la sécurité et l’organisation sociale. En reconnaissant l’apport des penseurs du monde islamique médiéval, nous élargissons notre compréhension des origines du réalisme classique et des fondations des sciences sociales modernes.
Les idées d’Ibn Khaldoun, qu’il s’agisse de la asabiyya, de la dualité interne-externe ou des cycles de pouvoir, restent pertinentes dans le monde contemporain. Elles rappellent que les défis de la gouvernance, de la stabilité et de la compétition internationale sont des constantes de l’histoire humaine. En ce sens, Ibn Khaldoun demeure une source d’inspiration et un point de référence essentiel pour comprendre les dynamiques complexes de nos sociétés actuelles.
Thomas Hobbes
Le réalisme classique doit une grande part de son développement aux idées du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Dans son œuvre majeure, Le Léviathan (1651), Hobbes élabore une théorie politique qui explore en profondeur la nature humaine et les fondements de l’État. Son analyse de l’état de nature, caractérisé par l’absence de toute autorité centrale, et de la nécessité d’un pouvoir souverain pour imposer l’ordre, constitue un pilier fondamental pour les théories réalistes en relations internationales.
Contexte historique et objectif du Léviathan
Thomas Hobbes rédige Le Léviathan dans un contexte de bouleversements politiques et sociaux majeurs. Les guerres de religion qui ont marqué l’Europe, notamment la Guerre de Trente Ans (1618-1648), et la Guerre civile anglaise (1642-1651), ont profondément influencé sa réflexion. Ces conflits, caractérisés par des violences extrêmes, des luttes de pouvoir et une instabilité généralisée, ont poussé Hobbes à chercher une solution rationnelle pour instaurer la paix et la stabilité dans la société.
Dans cet environnement chaotique, Hobbes perçoit l’absence d’autorité centrale forte comme la principale cause des troubles. Sa réponse est de concevoir un système politique qui repose sur des bases universelles et rationnelles, semblables à celles des mathématiques. Il aspire à créer un traité politique systématique, qu’il compare à un traité d’Euclide en géométrie, où chaque proposition découle logiquement des précédentes. Cet effort méthodique vise à définir les fondements d’un ordre politique capable de prévenir l’anarchie et de protéger les individus de leur propre nature conflictuelle.
Dans Le Léviathan, Hobbes utilise la figure biblique du Léviathan, un monstre gigantesque, comme métaphore du pouvoir souverain. Ce monstre représente l’autorité absolue, qu’elle soit incarnée par un roi ou un parlement, capable de s’imposer à tous les membres de la société. Pour Hobbes, ce pouvoir souverain n’est pas un mal en soi, mais une nécessité pour empêcher la guerre civile et garantir la sécurité collective.
Le souverain absolu, qu’il soit individuel ou collectif, détient le monopole de la violence légitime. Il est chargé de maintenir la paix intérieure, de protéger les citoyens contre les agressions externes et de réguler les relations sociales pour éviter les conflits. Hobbes insiste sur le fait que ce pouvoir doit être absolu et indivisible, car toute faiblesse ou division dans l’autorité centrale risquerait de conduire à un retour au chaos.
L’objectif fondamental du Léviathan est de prévenir les horreurs que Hobbes a observées dans les conflits de son époque. La Guerre de Trente Ans, avec ses destructions et ses massacres, illustre pour lui l’état de nature à une échelle internationale, où l’absence d’une autorité commune engendre une lutte de chacun contre chacun. La Guerre civile anglaise, de son côté, lui offre un exemple concret des dangers d’un pouvoir fragmenté et des rivalités internes.
En réponse à ces menaces, Hobbes propose une solution radicale : les individus doivent accepter de renoncer à une partie de leur liberté en concluant un contrat social. Par cet accord, ils transfèrent leur pouvoir individuel à un souverain commun qui, en retour, garantit leur sécurité et leur protection. Ce pacte est l’acte fondateur de l’État, qu’Hobbes décrit comme une "machine artificielle" conçue pour préserver la paix.
Le Léviathan n’est pas simplement une réponse aux troubles de son époque ; il constitue un ouvrage visionnaire qui établit les bases de la pensée politique moderne. Hobbes y développe des concepts comme le contrat social, la souveraineté et le monopole de la violence légitime, qui restent essentiels pour comprendre la formation et le fonctionnement des États contemporains.
Bien que son insistance sur l’absolutisme puisse sembler excessive dans un contexte démocratique moderne, l’analyse de Hobbes sur les dangers de l’anarchie et la nécessité d’une autorité centrale forte conserve une pertinence particulière. À une époque où les menaces globales, les conflits internes et les défis à la souveraineté continuent de marquer le paysage politique, Le Léviathan demeure une référence incontournable pour penser la stabilité et l’ordre dans des sociétés complexes.
L'état de nature et la nature humaine
Dans Le Léviathan, Hobbes commence par examiner la nature humaine, qu’il considère comme le fondement de toute organisation politique. Il introduit le concept d’état de nature, une condition hypothétique où les hommes vivent sans gouvernement ni lois. Cette situation, caractérisée par l’absence d’une autorité centrale, met en lumière les comportements humains fondamentaux, dictés par des besoins individuels et des désirs similaires.
Hobbes postule que les hommes sont naturellement égaux en capacités physiques et mentales, une égalité qui, au lieu de favoriser l’harmonie, engendre rivalités et conflits. Il écrit :
« De cette égalité de capacité résulte une égalité d’espoir d’atteindre nos fins. Et c’est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu’ils savourent), ils s’efforcent de se détruire ou de subjuguer l’un l’autre. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
Pour Hobbes, cette égalité fondamentale conduit à une égalité des ambitions et des espérances. Les hommes, étant capables de convoiter les mêmes biens ou objectifs, se retrouvent inévitablement en compétition pour des ressources limitées. Lorsque deux individus désirent quelque chose qu’ils ne peuvent partager, la confrontation devient inévitable, chacun cherchant à dominer ou à éliminer l’autre pour atteindre son but.
Cette analyse met en évidence le lien intrinsèque entre les désirs humains et le conflit. La rivalité, dans l’état de nature, découle directement des besoins matériels et de la quête de préservation individuelle. Dans ce contexte, l’égalité des capacités physiques et mentales devient un facteur aggravant, car elle alimente la compétition en rendant les chances de succès similaires pour tous.
Hobbes souligne également que ces affrontements ne sont pas motivés uniquement par la survie, mais parfois par des désirs secondaires, comme le plaisir de subjuguer ou de dominer autrui. Cette observation reflète une vision réaliste et pessimiste de la nature humaine, où les instincts de compétition et de rivalité prédominent en l’absence d’un cadre normatif ou juridique.
En décrivant l’état de nature, Hobbes révèle une compréhension profonde des mécanismes qui poussent les individus à agir. Sa réflexion illustre que, même si les hommes sont égaux par nature, cette égalité est porteuse de tensions et de conflits. Ces tensions ne peuvent être résolues que par l’établissement d’une autorité commune, capable d’imposer un ordre et de prévenir les affrontements.
Hobbes introduit ainsi le besoin d’un pouvoir souverain, justifié par l’incapacité des individus à s’organiser pacifiquement dans l’état de nature. Ce cadre théorique, bien qu’hypothétique, constitue la base de son argumentation en faveur du contrat social et de la création de l’État.
Cette vision de l’égalité humaine et de la compétition universelle dans l’état de nature continue d’influencer les théories politiques et sociales, notamment dans le cadre du réalisme en relations internationales. Elle offre une perspective claire sur les origines des conflits humains et sur la nécessité d’une organisation politique pour les contenir.
La méfiance mutuelle et l’anticipation
Dans Le Léviathan, Hobbes approfondit son analyse de l’état de nature en introduisant le concept de méfiance mutuelle, qui joue un rôle central dans l’escalade des tensions et des conflits. Selon lui, cette méfiance résulte de la conscience qu’ont les individus de la menace potentielle que représentent les autres. Chaque personne, motivée par le désir de survie, voit en autrui un concurrent ou un danger, ce qui pousse à des comportements d’anticipation pour se protéger ou prendre l’avantage.
Hobbes écrit :
« De cette défiance de l’un envers l’autre, il résulte qu’il n’existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d’anticiper, c’est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse, de la personne du plus grand nombre possible d’hommes, jusqu’à ce qu’il ne voie plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
Cette citation illustre une dynamique où l’anticipation devient une nécessité rationnelle. Chaque individu, pour garantir sa propre sécurité, est poussé à neutraliser les menaces potentielles avant qu’elles ne se manifestent. Cela peut se faire par la force brute ou par des stratégies plus subtiles, comme la ruse ou la manipulation.
Dans un contexte où chacun est potentiellement un agresseur ou un rival, Hobbes montre que la meilleure stratégie pour survivre est souvent d’attaquer en premier. Ce comportement préventif, motivé par la méfiance, conduit à une spirale de violence, où la peur alimente des actions qui, à leur tour, renforcent cette peur chez les autres. L’état de nature devient ainsi une situation de guerre généralisée, non par inclination naturelle des hommes à la violence, mais par un calcul rationnel de survie.
Cette dynamique reflète une vision réaliste des interactions humaines, où l’incertitude sur les intentions des autres pousse à des comportements défensifs ou agressifs. Dans cet environnement, il est impossible pour un individu de se sentir en sécurité, car même l’inaction peut être perçue comme une faiblesse et encourager une attaque.
La méfiance mutuelle décrite par Hobbes engendre une spirale sans fin de méfiance et de conflit. Chaque individu, cherchant à se protéger, devient une menace pour les autres, alimentant un cercle vicieux de violence et d’insécurité. Dans cet état, la coopération est presque impossible, car aucun individu ne peut accorder sa confiance à un autre sans risquer sa propre survie.
Pour Hobbes, cette situation illustre l’absence d’ordre naturel ou de règles morales universelles dans l’état de nature. Les individus agissent selon leurs propres intérêts, guidés par la peur et la nécessité. Cette vision sombre mais lucide met en évidence l’impossibilité de maintenir une coexistence pacifique sans une autorité centrale pour imposer des règles communes et réduire l’incertitude.
Bien que Hobbes se concentre sur les interactions individuelles, son analyse de la méfiance mutuelle trouve un écho dans les relations internationales. Entre les États, tout comme entre les individus dans l’état de nature, l’absence d’une autorité supérieure conduit à une méfiance généralisée. Chaque État, conscient de sa vulnérabilité, est incité à renforcer ses capacités militaires et à anticiper les menaces potentielles, même au risque de déclencher des conflits.
Ce parallèle avec le réalisme classique illustre l’importance des idées de Hobbes dans la compréhension des dynamiques de pouvoir et de sécurité, que ce soit au niveau individuel ou étatique.
La méfiance mutuelle et la logique de l’anticipation soulignent, pour Hobbes, la nécessité d’un pouvoir souverain. Sans une autorité commune capable de dissuader les comportements agressifs et d’instaurer des règles, la société reste prisonnière de cette spirale de méfiance et de violence. L’établissement de l’État, par le biais d’un contrat social, devient la seule solution pour garantir la sécurité collective et sortir de l’état de nature.
Ainsi, en décrivant la méfiance mutuelle, Hobbes ne se contente pas d’exposer une dynamique hypothétique : il construit un argument puissant en faveur de la centralisation du pouvoir, une idée qui demeure centrale dans la pensée politique et les relations internationales modernes.
Les causes principales de querelle
Dans Le Léviathan, Hobbes analyse les sources fondamentales des conflits dans l’état de nature et identifie trois causes principales de querelle entre les hommes : la rivalité, la méfiance et la fierté. Ces causes, ancrées dans la nature humaine, sont à l’origine des affrontements constants et rendent la coexistence pacifique impossible en l’absence d’une autorité commune.
Il écrit :
« De sorte que nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la méfiance ; et troisièmement, la fierté. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
La première cause, la rivalité, découle de la compétition entre les individus pour acquérir des ressources limitées. Dans l’état de nature, où aucun cadre juridique ou moral ne garantit la propriété ou la répartition équitable des biens, les hommes doivent se battre pour obtenir ce qu’ils convoitent. Ces ressources incluent des éléments essentiels comme la nourriture, le territoire, ou d’autres biens matériels nécessaires à la survie.
Cette quête pour le gain ne se limite pas à des nécessités vitales. Les individus, cherchant souvent à améliorer leur condition, rivalisent également pour des avantages supplémentaires ou des luxes. Cette dynamique reflète une compréhension réaliste de la nature humaine, où l’intérêt personnel et le désir de possession alimentent les conflits.
La deuxième cause, la méfiance, est directement liée à l’incertitude inhérente à l’état de nature. Les individus, conscients de la menace que représentent leurs semblables, attaquent préventivement pour se protéger. Cette logique d’anticipation, où chacun cherche à neutraliser ses rivaux avant d’être attaqué, conduit à une spirale de violence.
Pour Hobbes, la méfiance est rationnelle dans un contexte où aucun pouvoir supérieur ne peut garantir la sécurité des individus. Chaque homme est potentiellement une menace pour les autres, car ses actions ne sont limitées que par sa propre volonté et sa force. La méfiance devient ainsi un moteur de conflit, transformant l’état de nature en une guerre perpétuelle de chacun contre chacun.
La troisième cause, la fierté, reflète l’importance des perceptions et de l’honneur dans les interactions humaines. Les hommes ne se battent pas seulement pour des gains matériels ou pour leur sécurité, mais aussi pour défendre leur réputation, leur dignité, ou pour répondre à des offenses, réelles ou perçues.
Hobbes souligne que dans l’état de nature, où les relations sociales ne sont pas régulées par des lois ou des normes communes, les individus sont particulièrement sensibles à leur image et à leur statut. Une offense, même mineure, peut être interprétée comme une menace ou une humiliation, conduisant à des conflits violents.
La fierté est donc un facteur aggravant qui amplifie les tensions existantes, rendant les affrontements plus fréquents et souvent plus destructeurs.
Ces trois causes – rivalité, méfiance et fierté – agissent conjointement pour maintenir l’état de nature dans une condition de guerre permanente. Les hommes, motivés par des besoins matériels, des instincts de survie et des désirs d’honneur, ne peuvent s’empêcher d’entrer en conflit les uns avec les autres.
Hobbes écrit :
« Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
Cette situation de guerre perpétuelle est le résultat direct de la nature humaine combinée à l’absence d’une autorité supérieure capable de réguler les interactions. La paix ne peut émerger que par la mise en place d’un pouvoir souverain, qui impose des lois et garantit la sécurité collective.
L’identification par Hobbes des causes de querelle reste pertinente dans les contextes contemporains, qu’il s’agisse de conflits individuels ou de relations internationales. Sa vision réaliste des motivations humaines met en lumière les racines profondes des tensions sociales et politiques, tout en soulignant l’importance des institutions pour réguler ces dynamiques. La rivalité pour les ressources, la méfiance entre les acteurs, et la quête de prestige et d’honneur sont des constantes des relations humaines, présentes à toutes les époques et dans tous les systèmes sociaux.
En cela, Hobbes offre une grille de lecture universelle des conflits, qui continue d’éclairer les théories politiques et sociales modernes.
La guerre de chacun contre chacun
Hobbes décrit l’état de nature comme une condition de guerre généralisée, où chaque individu est en conflit potentiel avec tous les autres. Il écrit :
« Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
Dans cet état, l’absence d’autorité centrale empêche tout progrès ou coopération durable. La crainte constante de la mort violente paralyse les initiatives individuelles et collectives, créant un environnement de chaos et d’insécurité. Hobbes illustre cette réalité en ajoutant :
« Dans une telle condition, il n’y a pas de place pour l’industrie, parce que le fruit en est incertain, et par conséquent pas de culture de la terre ; pas de navigation, ni d’usage des commodités qui peuvent être importées par mer ; pas de commodités pour se mouvoir et se transporter ; pas de connaissance de la face de la terre ; pas de compte du temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est le pire de tout, une crainte continuelle et un danger de mort violente ; et la vie de l’homme est solitaire, pauvre, désagréable, brutale et brève. » (Le Léviathan, Chapitre XIII)
Une vision réaliste de l’humanité
Hobbes brosse un tableau sombre mais lucide de la condition humaine dans l’état de nature. Son analyse met en lumière les motivations fondamentales qui guident les comportements humains : le désir de gain, la peur de perdre, et la quête de reconnaissance. Cette compréhension réaliste de la nature humaine justifie sa proposition de l’instauration d’un pouvoir souverain, seul capable d’imposer l’ordre et de prévenir la guerre de chacun contre chacun.
En explorant ces concepts, Hobbes pose les bases du réalisme classique, une tradition qui insiste sur le rôle central du pouvoir et de l’autorité dans la régulation des comportements humains et dans la prévention du chaos social et politique.
La nécessité d'un pouvoir souverain : le Léviathan
Pour mettre fin à l’état de guerre perpétuelle décrit dans Le Léviathan, Hobbes propose une solution radicale : l’établissement d’un pouvoir souverain absolu. Ce pouvoir, qu’il appelle le Léviathan, représente l’autorité centrale capable de garantir la paix et la sécurité au sein de la société. Il repose sur un contrat social par lequel les individus, conscients de leur incapacité à vivre en paix dans l’état de nature, acceptent de céder une partie de leur liberté personnelle à un souverain. En retour, ce dernier impose des lois et maintient l’ordre.
Hobbes écrit :
« La seule façon d’ériger un pouvoir commun capable de les défendre contre l’invasion des étrangers et les blessures qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et de les assurer pour qu’ils puissent par leur propre industrie et par les fruits de la terre nourrir eux-mêmes et vivre en paix, est de conférer tout leur pouvoir et toute leur force à un homme ou à une assemblée d’hommes qui peut réduire toutes leurs volontés, par pluralité de voix, en une seule volonté. » (Le Léviathan, Chapitre XVII)
Cette citation illustre le fondement du contrat social hobbesien : les individus, motivés par leur désir de sécurité et de stabilité, transfèrent volontairement leur pouvoir à une autorité commune capable de les protéger des agressions extérieures et des conflits internes.
Le Léviathan, tel que le conçoit Hobbes, incarne un État fort et centralisé, doté de l’autorité ultime pour légiférer et faire appliquer les lois. Sa mission principale est de prévenir les conflits en dissuadant les comportements agressifs et en imposant un ordre durable. Ce pouvoir commun unifie les volontés individuelles en une volonté collective, permettant ainsi à la société de fonctionner de manière stable et cohérente.
Hobbes insiste sur le caractère absolu de ce pouvoir. Le Léviathan ne peut être limité par des lois ou des institutions extérieures, car cela affaiblirait sa capacité à garantir la sécurité et l’ordre. Cette souveraineté totale est nécessaire pour éviter un retour à l’état de nature, où règnent la méfiance et la guerre.
Hobbes conçoit le contrat social comme un acte rationnel, par lequel les individus choisissent de sacrifier une part de leur liberté pour échapper à la violence et à l’insécurité. En transférant leur pouvoir au souverain, ils acceptent de se soumettre à une autorité supérieure, capable de protéger leurs droits fondamentaux et de promouvoir le bien commun.
Ce modèle repose sur une vision réaliste des motivations humaines. Hobbes reconnaît que les individus ne coopèrent pas par altruisme ou par vertu, mais parce qu’ils voient dans le Léviathan la seule solution pour garantir leur survie. Ce contrat est donc avant tout un pacte pragmatique, fondé sur l’intérêt personnel et la nécessité de l’ordre.
Hobbes insiste sur le fait que seul un pouvoir absolu peut garantir la paix et la sécurité. Dans un système où l’autorité serait fragmentée ou contestée, les conflits pourraient resurgir, ramenant la société à l’instabilité de l’état de nature. En ce sens, le Léviathan est conçu comme un rempart contre l’anarchie, protégeant les individus de leurs propres instincts destructeurs et des menaces extérieures.
La souveraineté du Léviathan est également autonome : il n’est soumis à aucune loi extérieure, car cela pourrait limiter son efficacité. Hobbes considère que le souverain doit être au-dessus des règles qu’il impose, afin de maintenir sa position et d’agir dans l’intérêt de la société dans son ensemble.
L’idée du Léviathan a eu une influence majeure sur la pensée politique moderne. Bien que les notions contemporaines de gouvernance démocratique et de droits individuels limitent la portée de l’absolutisme de Hobbes, son analyse de la nécessité d’un pouvoir souverain reste pertinente. La centralité de l’État, la légitimité de l’autorité, et le rôle de l’ordre dans la stabilité sociale sont autant de concepts qui trouvent leurs racines dans la vision hobbesienne du Léviathan.
Dans un monde toujours marqué par des tensions internes et des rivalités internationales, l’idée de Hobbes selon laquelle la paix et la sécurité exigent une autorité forte et respectée continue de résonner, tant dans les débats philosophiques que dans les pratiques politiques contemporaines.
Le réalisme hobbesien en relations internationales
Dans le réalisme hobbesien, le système international est assimilé à un état de nature où les États se trouvent dans une situation permanente d’anarchie. Comme Hobbes le décrit pour les individus, les États agissent indépendamment et sans contrainte extérieure, ce qui les place dans une relation de méfiance mutuelle. Aucun pouvoir supranational ne peut imposer de règles universelles ou garantir la sécurité collective, laissant chaque État responsable de sa propre survie.
Cette condition anarchique rend les relations internationales intrinsèquement instables. Les États doivent toujours se préparer à d’éventuelles agressions, même lorsqu’ils n’ont aucune intention hostile, car ils ne peuvent être certains des intentions des autres acteurs. Cette méfiance mutuelle est l’une des dynamiques fondamentales du réalisme hobbesien.
Dans un environnement anarchique, la sécurité nationale devient la priorité centrale des États. Chaque acteur politique agit pour protéger son territoire, sa population et ses intérêts face aux menaces potentielles. Cela conduit souvent à des mesures préventives, où les États cherchent à neutraliser les risques avant qu’ils ne se concrétisent.
Cette quête de sécurité peut prendre la forme d’alliances stratégiques, de démonstrations de force ou d’interventions militaires. Cependant, ces mesures, bien qu’axées sur la sécurité, peuvent être perçues comme hostiles par d’autres États, alimentant ainsi la méfiance et exacerbant les tensions. Cette dynamique illustre le dilemme de la sécurité : les efforts d’un État pour se protéger peuvent rendre les autres moins sûrs, renforçant le cycle de méfiance et de rivalité.
L’une des conséquences directes de la méfiance mutuelle dans le réalisme hobbesien est la course aux armements. Les États, conscients de leur vulnérabilité dans un système anarchique, renforcent leurs capacités militaires pour dissuader les agressions. Cependant, cette accumulation d’armements est perçue comme une menace par les autres, qui répondent en augmentant également leurs propres forces.
Cette logique d’escalade militaire, bien que motivée par des préoccupations défensives, peut conduire à des conflits, soit par des malentendus, soit par des actions préventives prises dans un contexte de méfiance généralisée. Hobbes illustre ainsi comment l’état de nature, même au niveau étatique, engendre des cycles de compétition qui rendent la paix difficile à maintenir.
Le réalisme hobbesien fournit une grille d’analyse puissante pour comprendre les dynamiques des relations internationales. Il met en lumière le rôle central de l’anarchie, de la sécurité et de la puissance dans les interactions entre les États. Cette perspective explique de nombreux phénomènes historiques et contemporains, comme les alliances pendant la guerre froide, les rivalités géopolitiques entre grandes puissances, ou les tensions actuelles autour de la prolifération nucléaire.
Le réalisme hobbesien reste pertinent dans un monde où les institutions internationales, bien qu’importantes, ne remplacent pas totalement la souveraineté des États ni ne suppriment l’anarchie internationale. Les tensions entre grandes puissances, les courses aux armements et les préoccupations sécuritaires montrent que la méfiance et la rivalité restent des forces motrices dans la politique mondiale.
Ainsi, la pensée de Hobbes continue d’éclairer les défis des relations internationales, rappelant que dans un système sans "Léviathan" mondial, la sécurité, la méfiance et la puissance demeurent au cœur des interactions entre États.
Exemples contextuels contemporains
Les idées de Hobbes trouvent une résonance dans plusieurs dynamiques géopolitiques actuelles, où les États agissent dans un environnement anarchique, motivés par l’intérêt personnel et la méfiance mutuelle. Ces exemples illustrent comment les concepts hobbesiens éclairent les relations internationales contemporaines.
La prolifération nucléaire et la dissuasion
La dynamique de la dissuasion nucléaire illustre parfaitement la logique hobbesienne appliquée aux relations internationales. Dans un monde sans autorité centrale pour réguler les arsenaux nucléaires, les États dotés de ces armes, comme les États-Unis, la Russie, ou encore la Chine, maintiennent et modernisent leurs capacités pour garantir leur sécurité et dissuader toute agression.
Le concept clé de la dissuasion repose sur l’équilibre de la terreur : chaque État cherche à posséder une capacité de seconde frappe, c’est-à-dire la possibilité de riposter après une attaque nucléaire initiale. Cette stratégie vise à rendre l’usage des armes nucléaires irrationnel pour tout adversaire potentiel, mais elle repose également sur une méfiance constante entre les puissances.
Par exemple, les relations entre les États-Unis et la Russie, héritées de la guerre froide, restent marquées par une suspicion mutuelle. Malgré des accords de réduction des armements comme le traité New START, les deux pays continuent de développer de nouveaux systèmes d’armement, tels que les missiles hypersoniques et les technologies de défense antimissile. Chacun justifie ces investissements par la nécessité de se protéger contre une éventuelle trahison de l’autre.
Cette situation reflète la méfiance hobbesienne, où chaque acteur anticipe des menaces potentielles et agit pour les neutraliser avant qu’elles ne se concrétisent. Les États, conscients de leur vulnérabilité dans un système anarchique, considèrent que l’accumulation d’armes destructrices est la meilleure garantie de sécurité. Cependant, cette logique alimente une spirale de compétition militaire, renforçant les tensions au lieu de les apaiser.
L’absence d’une autorité internationale efficace pour réguler ou éliminer les armes nucléaires exacerbe cette dynamique. Bien que des institutions comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et des traités comme le Traité de non-prolifération (TNP) existent, leur pouvoir reste limité par la souveraineté des États et leur réticence à se soumettre à une régulation externe.
Dans ce contexte, la dissuasion nucléaire peut être vue comme une tentative de stabiliser l’anarchie internationale, mais cette stabilité est fragile. Les incidents passés, comme la crise des missiles de Cuba en 1962 ou des erreurs de calcul lors d’exercices militaires, montrent que l’équilibre de la terreur repose sur des décisions humaines qui peuvent être faillibles.
En résumé, la prolifération nucléaire et la logique de la dissuasion reflètent une situation hobbesienne classique, où la méfiance mutuelle et l’absence d’un pouvoir commun conduisent à une accumulation de puissance destructrice. Cela souligne les limites des mécanismes actuels de coopération et le caractère anarchique des relations internationales.
La montée en puissance de la Chine et les tensions en mer de Chine méridionale
La mer de Chine méridionale est devenue l’un des théâtres géopolitiques les plus tendus du XXIe siècle, reflétant une dynamique hobbesienne de rivalité et de méfiance entre puissances. La Chine revendique la souveraineté sur une grande partie de cette région maritime stratégique, s’appuyant sur des bases historiques contestées et matérialisées par la "ligne en neuf traits". Ces revendications se heurtent aux intérêts des États voisins, comme le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, et à ceux des grandes puissances, notamment les États-Unis.
Pour renforcer sa position, la Chine a mené des initiatives agressives, comme la construction d’îles artificielles équipées d’installations militaires, le déploiement de navires de guerre et la multiplication des exercices navals. Ces actions visent à consolider sa souveraineté, à contrôler les ressources naturelles (pêche, hydrocarbures) et à sécuriser des routes commerciales vitales pour son économie.
Cette situation illustre deux dynamiques hobbesiennes centrales : la rivalité pour le gain et la quête de sécurité.
- Rivalité pour le gain : La mer de Chine méridionale est riche en ressources naturelles, notamment en réserves sous-marines de pétrole et de gaz. Elle constitue également une zone cruciale pour le commerce mondial, avec environ un tiers des échanges maritimes internationaux transitant par ses eaux. La Chine, en affirmant sa souveraineté, cherche à maximiser son contrôle sur ces ressources et ces routes stratégiques.
- Quête de sécurité : En renforçant sa présence militaire, la Chine cherche à réduire sa vulnérabilité face aux incursions étrangères et à garantir un accès libre à ses voies maritimes. Cependant, ces efforts sont perçus comme une menace par les États voisins et les États-Unis, qui accusent Pékin de déstabiliser la région.
Face aux actions chinoises, les autres acteurs de la région réagissent par la méfiance et renforcent à leur tour leurs capacités militaires. Les États-Unis, qui défendent la liberté de navigation et cherchent à contenir l’influence chinoise, ont intensifié leurs patrouilles dans la région et approfondi leurs alliances avec des partenaires comme les Philippines et l’Australie. Les États voisins de la Chine, quant à eux, cherchent un appui diplomatique et militaire auprès des grandes puissances pour résister aux revendications de Pékin.
Cette spirale de méfiance et de militarisation reflète la logique hobbesienne selon laquelle, en l’absence d’une autorité supérieure, chaque acteur agit pour maximiser ses intérêts, alimentant un cycle de tensions.
Dans un système anarchique, où aucun pouvoir supranational ne peut arbitrer efficacement les revendications territoriales, les différends en mer de Chine méridionale demeurent irrésolus. Bien que des institutions internationales, comme la Cour permanente d’arbitrage, aient émis des jugements sur ces litiges (comme en 2016 contre les revendications chinoises), leur impact reste limité face au refus de la Chine de s’y conformer.
Cette situation montre comment l’absence d’un "Léviathan" au niveau international laisse les États livrés à eux-mêmes dans une compétition où la force, plutôt que le droit, détermine souvent les résultats.
Les tensions en mer de Chine méridionale incarnent les principes du réalisme hobbesien : rivalité pour les ressources, méfiance mutuelle, et quête de sécurité dans un système anarchique. La montée en puissance de la Chine et les réactions des autres acteurs montrent que les dynamiques de pouvoir et de survie, décrites par Hobbes, restent au cœur des relations internationales contemporaines.
En l’absence d’une autorité capable de réguler ces interactions, la région reste dans un état de tension latente, où la compétition et la méfiance dominent les relations entre États.
Le conflit entre l'Inde et le Pakistan
Le conflit entre l’Inde et le Pakistan est une illustration typique des dynamiques hobbesiennes dans les relations internationales. Depuis leur indépendance et leur partition en 1947, les deux pays entretiennent une relation marquée par la méfiance, la rivalité, et la fierté nationale, particulièrement autour de la région du Cachemire, un territoire contesté qui demeure un point de friction majeur.
Le Cachemire est au cœur de la rivalité entre l’Inde et le Pakistan, les deux nations revendiquant ce territoire en raison de son importance stratégique et symbolique. Cette région est régulièrement le théâtre d’escarmouches, de mouvements insurgés soutenus ou réprimés par les deux États, et de conflits armés ouverts.
La méfiance mutuelle, profondément enracinée dans l’histoire des deux pays, est aggravée par des différends religieux et identitaires. L’Inde, à majorité hindoue, perçoit le Pakistan, un État islamique, comme une menace constante à son intégrité territoriale. De son côté, le Pakistan considère les politiques indiennes au Cachemire comme une oppression de la population musulmane locale et une atteinte à sa souveraineté potentielle.
Les deux pays ont développé des capacités nucléaires, ce qui reflète une logique hobbesienne de méfiance et de rivalité. Chaque nation considère la possession d’armes nucléaires comme essentielle pour dissuader l’autre d’une attaque. Cette militarisation, bien qu’elle ait évité des guerres à grande échelle depuis 1999, alimente une tension permanente et renforce la méfiance mutuelle.
Les escarmouches régulières le long de la ligne de contrôle au Cachemire démontrent la précarité de la situation. Ces affrontements, bien qu’à échelle limitée, témoignent de la méfiance et du ressentiment qui empêchent toute résolution durable du conflit.
La fierté nationale joue un rôle central dans la dynamique du conflit. Chaque État considère que son honneur et sa légitimité sont en jeu dans la dispute sur le Cachemire. L’Inde met en avant sa souveraineté et son droit à maintenir l’unité territoriale, tandis que le Pakistan se présente comme le défenseur des droits des musulmans cachemiris.
Cette dimension symbolique du conflit renforce son intensité, car les compromis sont perçus comme des signes de faiblesse ou une perte de statut national. Cette quête de prestige et d’honneur illustre le rôle de la fierté dans les relations internationales, comme l’avait identifié Hobbes dans ses analyses des causes de querelle.
Le conflit indo-pakistanais reflète l’état de nature hobbesien au niveau interétatique. En l’absence d’une autorité internationale capable d’imposer une résolution ou de garantir la sécurité des deux parties, les États continuent de s’engager dans une compétition stratégique et de répondre à leurs préoccupations sécuritaires par des actions militaires.
Bien que des efforts de médiation aient été entrepris par des acteurs internationaux comme les Nations unies ou les États-Unis, aucune solution durable n’a pu être imposée, laissant les deux nations dans un état de guerre latente.
Le conflit entre l’Inde et le Pakistan incarne les principes du réalisme hobbesien : rivalité pour le contrôle d’un territoire stratégique, méfiance mutuelle aggravée par des différences historiques et culturelles, et fierté nationale comme moteur du conflit. Cette situation souligne les dangers d’un environnement anarchique où l’absence d’un pouvoir supérieur empêche une résolution durable, et où chaque État agit en fonction de ses propres intérêts pour préserver sa sécurité et son statut.
Ainsi, la situation au Cachemire reste un exemple emblématique des tensions et des luttes pour le pouvoir qui caractérisent un système international anarchique, tel que décrit par Hobbes.
La course aux armements dans le cyberespace
La course aux armements dans le cyberespace est une manifestation contemporaine de la dynamique hobbesienne. Les États investissent massivement dans le développement de capacités cybernétiques, tant offensives que défensives, reflétant une compétition croissante pour le pouvoir et la sécurité dans un domaine où les règles sont peu définies. Les cyberattaques ciblant des infrastructures critiques, des institutions financières, ou même des processus électoraux sont devenues un outil stratégique dans les rivalités entre nations.
Le cyberespace, en tant que nouveau champ de bataille, est marqué par une méfiance profonde entre les États. Les cyberattaques attribuées ou soupçonnées, comme les campagnes de piratage contre des réseaux gouvernementaux ou les attaques contre des systèmes électriques, illustrent cette dynamique. Par exemple, des acteurs comme les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Iran sont régulièrement accusés de mener des actions cybernétiques contre leurs rivaux, alimentant des tensions internationales.
Dans ce contexte, chaque État perçoit les capacités cybernétiques des autres comme une menace potentielle. Cette méfiance pousse les nations à renforcer leurs défenses et à développer des outils offensifs, créant un environnement où la peur de l’attaque incite à des comportements d’anticipation similaires à ceux décrits par Hobbes.
L’un des facteurs clés qui rendent le cyberespace propice à cette dynamique est l’absence de règles claires et d’une autorité capable de réguler les activités dans ce domaine. Contrairement à des champs plus traditionnels comme la guerre nucléaire, où des traités internationaux tels que le Traité de non-prolifération (TNP) ont établi des normes, le cyberespace reste largement non réglementé.
Cette anarchie rend difficile l’attribution des attaques, ce qui accentue la méfiance entre les États. Par exemple, les cyberattaques attribuées à des groupes étatiques peuvent être niées ou menées par des acteurs non étatiques soutenus indirectement par des gouvernements. Cette ambiguïté empêche toute responsabilité claire et alimente un environnement de suspicion constante.
Dans le cyberespace, comme dans l’état de nature décrit par Hobbes, l’absence de régulation pousse les États à anticiper les menaces potentielles. Cela conduit non seulement au développement de capacités de défense, mais aussi à des attaques préventives ou à des démonstrations de force dans le domaine cybernétique. Ces actions, bien qu’elles soient souvent justifiées comme des mesures de sécurité, intensifient la méfiance et exacerbent les tensions internationales.
Un exemple marquant est l’attaque de Stuxnet, largement attribuée aux États-Unis et à Israël, qui a ciblé les installations nucléaires iraniennes. Bien que cette attaque ait ralenti le programme nucléaire iranien, elle a également incité d’autres nations à renforcer leurs propres capacités cybernétiques, déclenchant une course aux armements dans ce domaine.
La course aux armements dans le cyberespace est un exemple emblématique de la rivalité et de la méfiance qui caractérisent un système anarchique. Les États, agissant pour protéger leurs intérêts et leur sécurité, développent des outils offensifs qui, paradoxalement, augmentent l’insécurité globale en incitant leurs rivaux à faire de même.
Cette dynamique reflète l’analyse hobbesienne selon laquelle, en l’absence d’une autorité supérieure, la méfiance et la rivalité conduisent à une spirale de compétition et de conflits. Le cyberespace, en tant que domaine non régulé, est ainsi devenu un nouveau terrain où la logique hobbesienne se manifeste pleinement.
La course aux armements dans le cyberespace met en lumière la difficulté de créer des mécanismes de coopération dans un environnement anarchique. Tant que des règles claires et des institutions internationales fortes ne seront pas établies, les États continueront d’agir dans une logique hobbesienne, où la méfiance et la quête de puissance alimentent les tensions. Cette situation souligne les défis croissants que posent les nouvelles technologies dans le maintien de la paix et de la stabilité internationale.
La crise de confiance dans les organisations internationales
La méfiance croissante envers les organisations internationales, telles que les Nations unies (ONU) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), illustre un affaiblissement de leur capacité à réguler les relations entre États. Ces institutions, créées pour promouvoir la coopération multilatérale, sont confrontées à des critiques de partialité, d’inefficacité ou d’impuissance face aux enjeux géopolitiques modernes. Cette perte de confiance reflète une tendance des États à privilégier leurs intérêts nationaux au détriment des mécanismes multilatéraux, marquant un retour à une logique hobbesienne.
Les États adoptent de plus en plus des positions unilatérales ou bilatérales, contournant les structures internationales perçues comme contraignantes ou inefficaces. Par exemple :
- L’ONU : Critiquée pour son incapacité à résoudre des crises majeures comme la guerre civile en Syrie ou le conflit au Yémen, elle souffre également du blocage systématique au sein du Conseil de sécurité, où les grandes puissances utilisent leur droit de veto pour protéger leurs intérêts stratégiques.
- L’OMC : Depuis plusieurs années, cette organisation fait face à une paralysie dans ses mécanismes de résolution des différends. Les États-Unis, par exemple, ont bloqué la nomination de juges au sein de l’organe d’appel, affaiblissant sa capacité à arbitrer les litiges commerciaux.
Cette méfiance est exacerbée par l’impression que ces institutions favorisent certains pays ou sont incapables de répondre aux défis actuels, comme les inégalités économiques, le changement climatique, ou les tensions technologiques.
Cette crise de confiance reflète un retour à la logique hobbesienne, où les États agissent en fonction de leur propre intérêt plutôt que de se soumettre à une autorité supérieure. En l’absence d’une force contraignante, les institutions internationales ne peuvent garantir une coopération stable et durable. Les États, guidés par leur intérêt personnel, se replient sur des solutions nationales ou choisissent de négocier directement entre eux, souvent au détriment des plus petits acteurs.
Par exemple, le retrait des États-Unis de plusieurs accords internationaux sous l’administration Trump, comme l’Accord de Paris sur le climat ou l’Accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), reflète cette tendance à privilégier les intérêts nationaux face aux engagements multilatéraux. Ces décisions affaiblissent les institutions internationales en réduisant leur légitimité et leur capacité à agir de manière efficace.
La logique hobbesienne sous-jacente à cette crise de confiance se manifeste dans la compétition accrue entre les grandes puissances. Plutôt que de coopérer dans un cadre multilatéral, les États se tournent vers des stratégies de rivalité ou de confrontation directe. Cette dynamique est visible dans :
- Les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis, où les deux nations contournent l’OMC pour imposer des sanctions et négocier des accords bilatéraux.
- Les initiatives comme le Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine, qui offrent des alternatives aux mécanismes traditionnels de coopération internationale tout en renforçant l’influence de Pékin.
Ces exemples illustrent une méfiance générale envers les institutions existantes, perçues comme incapables de répondre aux besoins des États dans un environnement compétitif.
En l’absence de réformes majeures, les organisations internationales risquent de rester paralysées face aux défis globaux. L’incapacité des institutions multilatérales à imposer des normes ou à garantir la sécurité collective rappelle la description hobbesienne d’un état de nature au niveau international, où les règles sont établies par la force et non par le droit.
Cette crise souligne la nécessité d’un renforcement de la gouvernance internationale, mais aussi les obstacles à surmonter dans un contexte où la méfiance et les intérêts divergents dominent.
La crise de confiance dans les organisations internationales reflète un retour à une vision hobbesienne des relations internationales, où l’anarchie et la méfiance structurent les interactions entre les États. Tant que ces institutions ne parviendront pas à restaurer leur crédibilité et leur efficacité, les relations internationales resteront marquées par une logique de compétition et de fragmentation, éloignant l’idée d’une coopération véritablement globale.
Comparaison avec Ibn Khaldoun
Hobbes et Ibn Khaldoun, bien que séparés par des siècles et des contextes culturels différents, convergent sur un point essentiel : la nécessité d’un pouvoir central pour éviter l’anarchie et maintenir l’ordre social. Tous deux partagent une vision réaliste de la nature humaine, reconnaissant que, sans une autorité supérieure, les hommes sont enclins au conflit et à la compétition pour leurs intérêts personnels.
Ibn Khaldoun, dans sa Muqaddima, insiste sur le rôle du pouvoir royal comme une qualité naturelle et nécessaire pour organiser la vie sociale. Selon lui, les individus, laissés à eux-mêmes, sont incapables de garantir leur propre sécurité ou de s’entendre durablement. La centralisation du pouvoir sous un roi ou un chef légitime est donc indispensable pour imposer des règles, prévenir les conflits et structurer la société.
Hobbes partage cette idée, mais il va plus loin en théorisant le concept d’état de nature, une condition hypothétique où les hommes, sans autorité supérieure, vivent dans une "guerre de chacun contre chacun". Pour Hobbes, seule la création d’un Léviathan — une autorité souveraine absolue — peut protéger les individus de la violence et de l’insécurité.
Ibn Khaldoun voit le pouvoir royal comme une expression naturelle des dynamiques sociales. Il considère que la asabiyya (solidarité sociale) permet à un groupe dominant d’imposer son autorité, consolidant ainsi l’ordre et la stabilité. Pour lui, le pouvoir est légitimé par la nécessité de maintenir la cohésion et d’éviter le chaos.
Hobbes, quant à lui, fonde la légitimité du pouvoir sur un contrat social. Ce contrat, par lequel les individus acceptent de céder une part de leur liberté au souverain en échange de la sécurité, constitue le fondement rationnel de l’autorité. Contrairement à Ibn Khaldoun, Hobbes met davantage l’accent sur un processus volontaire et conscient pour établir l’ordre, plutôt que sur des dynamiques sociales ou culturelles naturelles.
Les deux penseurs insistent sur le caractère absolu du pouvoir nécessaire pour garantir la stabilité.
- Pour Ibn Khaldoun, le pouvoir royal ne peut tolérer de rivalités internes, car elles affaiblissent la solidarité sociale et risquent de provoquer la désintégration de l’État. Un roi fort et légitime est indispensable pour prévenir l’émergence de factions ou de conflits internes.
- Pour Hobbes, le souverain doit avoir une autorité totale et indivisible, car tout partage ou limitation du pouvoir pourrait ramener la société à l’état de nature. Le Léviathan doit donc être au-dessus des lois qu’il impose, incarnant une force suprême capable d’inspirer crainte et respect.
Bien que leurs visions se rejoignent sur de nombreux aspects, Hobbes et Ibn Khaldoun diffèrent dans leur approche :
- Hobbes, en tant que philosophe moderne, développe une théorie systématique et abstraite, construite autour de concepts comme le contrat social et l’état de nature. Son analyse est davantage orientée vers les individus et leurs relations rationnelles avec l’autorité.
- Ibn Khaldoun, en tant qu’historien et sociologue, s’appuie sur une observation empirique des dynamiques sociales et politiques. Il met l’accent sur les cycles de montée et de déclin des dynasties, expliquant comment le pouvoir royal se construit et se délite au fil du temps.
Malgré leurs différences, les réflexions d’Ibn Khaldoun et de Hobbes se complètent pour offrir une compréhension universelle des mécanismes de pouvoir et de la nécessité de l’autorité.
- Ibn Khaldoun met en lumière les forces sociales et culturelles qui permettent l’émergence du pouvoir, soulignant l’importance de la cohésion collective pour instaurer l’ordre.
- Hobbes, quant à lui, fournit une justification philosophique et rationnelle du pouvoir absolu, basée sur les besoins individuels de sécurité et de protection.
Ensemble, leurs travaux enrichissent la compréhension des dynamiques politiques, montrant que la stabilité et l’ordre, qu’ils soient fondés sur la asabiyya ou un contrat social, nécessitent toujours une autorité forte pour prévenir l’anarchie.
Critiques et limites
La pensée de Hobbes, bien qu’influente, a fait l’objet de nombreuses critiques. Sa vision profondément pessimiste de la nature humaine et son plaidoyer pour un pouvoir souverain absolu suscitent des débats sur leurs implications pour la société et la gouvernance.
Hobbes est souvent critiqué pour sa conception exclusivement négative de la nature humaine. Dans son état de nature, les individus sont décrits comme égoïstes, méfiants et constamment en conflit les uns avec les autres. Cette perspective omet de reconnaître les aspects altruistes, coopératifs et sociaux de l’humanité, qui ont également joué un rôle essentiel dans l’évolution des sociétés.
Les critiques soulignent que de nombreuses relations humaines reposent sur la solidarité, la compassion et la coopération, des dimensions absentes de l’analyse hobbesienne. Par exemple, des théoriciens comme Rousseau ont contesté cette vision, suggérant que l’état de nature pourrait être caractérisé par une harmonie naturelle plutôt que par un conflit permanent.
L’idée de Hobbes selon laquelle un pouvoir souverain absolu est nécessaire pour éviter le chaos pose la question des abus potentiels de ce pouvoir. En confiant une autorité illimitée à un souverain, Hobbes ouvre la porte à la tyrannie et à l’oppression. Les gouvernements absolus, qu’ils soient monarchiques ou autoritaires, ont souvent montré qu’un pouvoir sans limites peut entraîner des violations des droits individuels et des abus massifs.
Les penseurs libéraux, tels que John Locke, ont critiqué Hobbes pour cette approche. Locke argumente que l’autorité doit être limitée et soumise à des mécanismes de contrôle, afin de protéger les droits naturels des individus et d’éviter l’arbitraire du pouvoir. Cette critique reste pertinente dans les débats contemporains sur la gouvernance et la protection des libertés individuelles.
La théorie hobbesienne repose sur une vision relativement statique des relations humaines, centrée sur la sécurité et la survie. Cette approche néglige les dynamiques évolutives des sociétés modernes, où des mécanismes institutionnels, économiques et culturels ont émergé pour atténuer les tensions et promouvoir la coopération.
Par exemple, les institutions internationales, bien qu’imparfaites, ont permis de réguler certains aspects des relations internationales et de réduire les risques de conflits. La méfiance universelle décrite par Hobbes ne reflète pas toujours la réalité des interactions internationales contemporaines, où des accords multilatéraux et des alliances ont prouvé leur efficacité.
Malgré ces critiques, les idées de Hobbes conservent une pertinence indéniable, notamment pour comprendre les dynamiques de pouvoir et de sécurité dans un système international anarchique. Sa vision réaliste des motivations humaines, fondée sur la méfiance et l’intérêt personnel, continue d’éclairer les analyses des relations internationales et des conflits géopolitiques.
En reconnaissant les limites de la coopération dans un environnement anarchique, Hobbes fournit un cadre pour comprendre les rivalités entre États et les efforts visant à établir des mécanismes de régulation. Bien que son concept d’autorité absolue puisse sembler extrême, il souligne l’importance d’un pouvoir capable d’imposer des règles dans des contextes où les conflits sont susceptibles d’émerger.
Les critiques de Hobbes mettent en lumière les dangers d’un pouvoir absolu et l’importance de considérer les dimensions positives de la nature humaine. Cependant, sa pensée reste un point de départ incontournable pour réfléchir aux défis posés par l’anarchie et par la nécessité d’un ordre politique.
La force de l’analyse hobbesienne réside dans sa capacité à articuler les conditions nécessaires pour éviter le chaos, tout en nous invitant à trouver un équilibre entre autorité, liberté, et coopération. Ses idées, bien que contestées, continuent de stimuler les débats sur la nature du pouvoir et les fondements de la stabilité sociale et politique.
Influence sur le réalisme classique
Les idées de Thomas Hobbes ont eu une influence profonde sur le développement du réalisme classique, un courant central en théorie des relations internationales. Sa vision de la nature humaine, de l’état de nature, et de la nécessité d’un pouvoir pour garantir la sécurité a fourni une base conceptuelle pour comprendre les dynamiques de pouvoir et de conflit dans le système international.
L’un des apports les plus significatifs de Hobbes au réalisme classique est son concept d’anarchie. Hobbes décrit un état de nature où, en l’absence d’une autorité commune, les individus vivent dans une méfiance constante, conduisant à une "guerre de chacun contre chacun".
Ce concept est directement transposé au niveau international, où il n’existe pas de souveraineté mondiale capable d’imposer des règles ou de garantir la sécurité collective. Les États, comme les individus dans l’état de nature, sont laissés à eux-mêmes pour protéger leurs intérêts, entraînant un environnement compétitif et conflictuel. Cette perspective forme le socle du réalisme classique, où la politique internationale est perçue comme intrinsèquement anarchique.
Hobbes affirme que dans un contexte anarchique, la puissance est essentielle pour garantir la survie. Cette idée est reprise par les réalistes classiques, qui considèrent que les États doivent chercher à accumuler du pouvoir — militaire, économique, ou diplomatique — pour protéger leurs intérêts et atteindre leurs objectifs.
Dans un monde où les intentions des autres acteurs ne peuvent jamais être totalement connues, la puissance devient la seule garantie de sécurité. Ce principe se manifeste dans des concepts fondamentaux du réalisme classique, comme la balance des pouvoirs, où les États cherchent à prévenir la domination d’un seul acteur en s’assurant qu’aucun ne devienne trop puissant.
La méfiance mutuelle, au cœur de la pensée de Hobbes, est également un pilier du réalisme classique. Dans l’état de nature hobbesien, les individus agissent avec prudence et méfiance envers leurs semblables, anticipant les menaces potentielles. Cette dynamique se retrouve dans les relations internationales, où chaque État, incapable de faire totalement confiance à ses rivaux, doit se préparer à d’éventuelles agressions.
Cette méfiance constante explique des phénomènes contemporains comme la course aux armements ou les alliances stratégiques, qui reflètent une logique d’anticipation et de prévention des risques. Elle alimente également des cycles de rivalité et de conflit, où les actions défensives d’un État peuvent être perçues comme des menaces par les autres, renforçant ainsi les tensions.
Les idées de Hobbes ont jeté les bases d’une compréhension réaliste des relations internationales, où l’anarchie, la quête de puissance, et la méfiance sont des caractéristiques structurelles du système international. Les théoriciens réalistes classiques, comme Hans Morgenthau, ont intégré ces principes dans leurs analyses, soulignant que les relations internationales sont principalement définies par la lutte pour le pouvoir et la sécurité.
Hobbes a également inspiré la distinction entre ordre interne et anarchie externe, un concept central pour comprendre pourquoi les États, malgré des gouvernements internes organisés, se comportent de manière compétitive et prudente sur la scène internationale.
L’influence de Hobbes sur le réalisme classique reste évidente dans les débats contemporains sur les relations internationales. Les tensions géopolitiques, les rivalités entre grandes puissances, et les limites des institutions internationales rappellent que la méfiance, la quête de puissance, et l’anarchie continuent de structurer le système mondial.
Ainsi, les idées de Hobbes ne sont pas seulement une fondation théorique du réalisme classique, mais elles offrent également une grille d’analyse intemporelle pour comprendre les défis et les réalités des relations internationales.
Conclusion
Thomas Hobbes, par son analyse de l’état de nature et de la nécessité d’un pouvoir souverain, a profondément marqué le développement du réalisme classique en relations internationales. Sa description d’un monde anarchique, où les acteurs sont guidés par l’intérêt personnel et la quête de sécurité, reste un cadre conceptuel précieux pour comprendre les dynamiques de la politique mondiale contemporaine.
Les exemples actuels, tels que la prolifération nucléaire, les tensions en mer de Chine méridionale, ou encore la course aux armements dans le cyberespace, démontrent que la méfiance, la compétition pour le pouvoir, et l’absence d’une autorité mondiale forte continuent de structurer les relations internationales. Ces réalités montrent que les idées de Hobbes transcendent leur époque, offrant une grille d’analyse toujours pertinente pour les défis géopolitiques modernes.
En intégrant la perspective hobbesienne, nous acceptons que la méfiance et la compétition sont des constantes inhérentes au système international. Son œuvre, en soulignant l’importance du pouvoir et de la sécurité dans un environnement anarchique, fournit un cadre analytique essentiel pour étudier les comportements des États et les tensions qui en découlent. Hobbes, par son réalisme lucide, nous invite à une réflexion critique sur les limites de la coopération dans un monde où les intérêts individuels et la survie collective se heurtent souvent.
Les postulats fondamentaux du réalisme
Le réalisme, en tant que théorie dominante des relations internationales, repose sur un ensemble de postulats et de croyances fondamentales qui forment la base de son analyse du système international. Malgré la diversité des approches réalistes, certaines hypothèses centrales sont partagées par les penseurs réalistes classiques et contemporains. Cette partie vise à présenter ces postulats clés qui permettent de comprendre comment les réalistes perçoivent les relations internationales.
Le système international est anarchique
Le réalisme repose sur le postulat central selon lequel le système international est intrinsèquement anarchique. Cette anarchie ne désigne pas un chaos complet, mais l’absence d’une autorité supranationale capable de réguler efficacement les interactions entre les États. Contrairement aux sociétés domestiques, où un gouvernement central impose des lois et assure la sécurité, le système international laisse chaque État responsable de sa propre survie et de la protection de ses intérêts.
Thomas Hobbes a établi une analogie entre l’état de nature, où les individus agissent sans autorité supérieure, et l’anarchie internationale. Dans ce contexte, les États, tout comme les individus dans l’état de nature hobbesien, opèrent dans un environnement marqué par la méfiance et l’incertitude. Ne pouvant jamais être sûrs des intentions des autres, ils adoptent des comportements prudents et compétitifs pour éviter d’être dominés ou mis en danger.
Cette absence de garantie de sécurité signifie que chaque État doit s’appuyer sur ses propres ressources pour protéger son territoire, son peuple et ses intérêts. La méfiance mutuelle et l’incertitude sur les intentions des autres acteurs alimentent une dynamique de rivalité permanente.
Dans un système international anarchique, les États cherchent à maximiser leur puissance pour garantir leur sécurité. La puissance devient ainsi un outil fondamental pour dissuader les agressions, influencer les autres acteurs, et préserver l’autonomie face aux menaces potentielles.
Cette logique explique des phénomènes tels que la course aux armements, les alliances stratégiques, et la balance des pouvoirs. Ces mécanismes ne visent pas nécessairement à provoquer des conflits, mais plutôt à prévenir les vulnérabilités dans un environnement où aucune autorité ne peut garantir la sécurité collective.
L’anarchie internationale limite la portée de la coopération entre les États. Bien que des accords bilatéraux ou multilatéraux puissent être conclus, les réalistes soulignent qu’ils sont souvent fragiles et conditionnés par des intérêts convergents à court terme. En l’absence d’un pouvoir central pour faire respecter ces accords, les États peuvent être tentés de les rompre si cela sert leurs intérêts.
Cette méfiance systémique et l’absence de garanties institutionnelles solides rendent les alliances volatiles et les engagements internationaux sujets à des changements fréquents, illustrant l’instabilité inhérente à un système anarchique.
Le postulat de l’anarchie internationale est au cœur de la vision réaliste des relations internationales. Il explique pourquoi les États, même dans un monde interconnecté et globalisé, continuent de privilégier leur souveraineté, de renforcer leurs capacités militaires et de protéger leurs intérêts nationaux face aux incertitudes.
Ce principe demeure essentiel pour analyser les rivalités géopolitiques contemporaines, les tensions autour de la prolifération nucléaire, ou encore les limites des institutions internationales à imposer des règles universelles. La compréhension de l’anarchie internationale, telle qu’articulée par Hobbes et intégrée dans le réalisme, offre une grille d’analyse intemporelle pour étudier la compétition et la coopération entre les États.
Les États sont les acteurs principaux et rationnels
Dans la perspective réaliste, les États occupent une place centrale dans les relations internationales, en tant qu’acteurs principaux et décisionnaires. Cette hypothèse repose sur l’idée que les États sont des entités unitaires et rationnelles, qui agissent principalement en fonction de leurs intérêts nationaux pour garantir leur survie, leur sécurité et leur influence dans un système anarchique.
Les réalistes considèrent les États comme des acteurs homogènes, mettant de côté les dynamiques internes telles que les divisions politiques, économiques ou sociales. Selon cette conception, la politique étrangère d’un État reflète des objectifs stratégiques unifiés, orientés vers la préservation et l’extension de son pouvoir dans un environnement compétitif.
Cette approche simplifie les relations internationales en se concentrant sur les interactions entre les États, tout en minimisant l’influence des acteurs internes ou non étatiques sur les décisions politiques.
Les États, dans la vision réaliste, agissent de manière rationnelle, ce qui signifie qu’ils évaluent les coûts et les bénéfices de leurs actions pour atteindre leurs objectifs stratégiques. Cette rationalité repose sur un calcul pragmatique des moyens à disposition et des contraintes imposées par l’environnement international.
Par exemple, un État rationnel cherchera à maximiser sa puissance militaire ou économique pour garantir sa sécurité, tout en évitant des engagements qui pourraient compromettre ses ressources ou le rendre vulnérable à des adversaires. La rationalité implique également une capacité d’adaptation, où les États ajustent leurs stratégies en fonction des opportunités et des menaces perçues dans leur environnement.
Dans cette vision, les organisations internationales, les entreprises multinationales et les autres acteurs non étatiques jouent un rôle secondaire par rapport aux États. Bien qu’ils puissent influencer certaines dynamiques, leur pouvoir est considéré comme limité par rapport à celui des États, qui détiennent le monopole de la souveraineté et de la violence légitime.
Les institutions internationales, par exemple, sont perçues comme des arènes où les États poursuivent leurs intérêts, plutôt que comme des entités autonomes capables d’imposer des règles contraignantes. Cette hiérarchie des acteurs reflète l’importance accordée aux États comme seuls détenteurs de la capacité à prendre des décisions souveraines dans le système international.
L’hypothèse selon laquelle les États sont les principaux acteurs rationnels permet de simplifier l’analyse des relations internationales, en se concentrant sur les interactions stratégiques et les rivalités de pouvoir. Cette approche offre une vision claire et pragmatique des dynamiques géopolitiques, où les décisions sont motivées par la recherche de la sécurité et de la puissance dans un environnement incertain.
Bien que ce postulat ait été critiqué pour sa simplification excessive et son manque de prise en compte des dynamiques internes ou transnationales, il reste central dans l’analyse réaliste des relations internationales. En mettant en avant le rôle des États comme acteurs centraux et rationnels, le réalisme continue de fournir un cadre analytique robuste pour comprendre les comportements stratégiques des nations dans un système anarchique et compétitif.
Cette hypothèse demeure pertinente pour analyser les grandes décisions de politique étrangère, les rivalités entre puissances et les limites des institutions internationales à réguler les relations entre États.
La quête de la puissance et de la sécurité est primordiale
Pour les réalistes, la quête de la puissance et de la sécurité constitue une priorité absolue pour les États. Ces derniers, évoluant dans un système international anarchique, considèrent leur sécurité nationale et leur survie comme des objectifs fondamentaux. Pour y parvenir, ils cherchent à accumuler de la puissance — qu’elle soit militaire, économique ou politique — afin de se protéger contre les menaces potentielles et de garantir leur souveraineté.
Dans la vision réaliste, la puissance joue un double rôle. Elle est à la fois un moyen permettant d’assurer la sécurité de l’État et une fin en soi, car la possession de puissance confère un avantage stratégique dans les relations internationales.
- En tant que moyen, la puissance permet aux États de dissuader les agressions en affichant leur capacité à répondre efficacement à toute menace. Une armée puissante, une économie robuste et une influence politique étendue sont autant de leviers pour prévenir les attaques et renforcer la position d’un État face à ses rivaux.
- En tant que fin, la puissance offre aux États la possibilité d’influencer les autres acteurs, de façonner les règles du système international à leur avantage, et d’assurer une autonomie stratégique durable.
Cette quête de puissance découle directement de la méfiance qui structure les relations internationales. Dans un environnement où les intentions des autres États ne peuvent jamais être pleinement connues, chaque État agit pour maximiser ses capacités et réduire ses vulnérabilités.
La recherche de puissance dans un système anarchique engendre une compétition constante entre les États. Cette dynamique peut se manifester sous plusieurs formes :
- Des rivalités : Les grandes puissances cherchent à maintenir ou à étendre leur influence, souvent au détriment des autres. Par exemple, les tensions entre les États-Unis et la Chine reflètent une compétition pour la suprématie économique, militaire et technologique.
- Des alliances temporaires : Les États peuvent former des coalitions pour équilibrer la puissance d’un adversaire commun. Cependant, ces alliances sont souvent pragmatiques et peuvent être dissoutes lorsque les intérêts des partenaires divergent.
- Des conflits ouverts : Lorsque la quête de puissance d’un État est perçue comme une menace directe par un autre, cela peut conduire à des guerres, comme ce fut le cas lors des grandes guerres mondiales ou des conflits régionaux contemporains.
Pour les réalistes, cette compétition pour la puissance et la sécurité est inévitable dans le système international. L’absence d’une autorité centrale capable de garantir la sécurité collective pousse les États à adopter une posture défensive ou offensive pour protéger leurs intérêts. Cette dynamique est souvent décrite par la théorie de l’équilibre des pouvoirs, où les États ajustent leurs alliances et leurs capacités pour éviter la domination d’un acteur unique.
La quête de puissance peut également conduire à des cycles de méfiance, où les actions défensives d’un État (comme l’augmentation de son budget militaire) sont perçues comme des menaces par les autres, alimentant ainsi une spirale d’escalade.
La priorité accordée à la puissance et à la sécurité dans la pensée réaliste permet de comprendre de nombreux phénomènes contemporains, comme la course aux armements, les tensions géopolitiques, et la fragilité des accords de coopération. Cette quête illustre la manière dont les États cherchent à naviguer dans un environnement où la méfiance et l’incertitude sont omniprésentes.
En plaçant la sécurité et la puissance au centre de leur analyse, les réalistes offrent une perspective pragmatique sur les comportements des États, soulignant les contraintes structurelles qui limitent la coopération et rendent les rivalités inévitables dans le système international.
Les États sont égoïstes et poursuivent leurs intérêts nationaux
Les réalistes considèrent les États comme des acteurs intrinsèquement égoïstes, guidés par la poursuite de leurs intérêts nationaux. Ces intérêts varient selon le contexte, mais incluent généralement la sécurité nationale, la prospérité économique, l’influence régionale ou mondiale, et la préservation de leur souveraineté. Dans cette perspective, les actions des États sont motivées par une logique pragmatique plutôt que par des idéaux moraux ou des considérations altruistes.
Pour les réalistes, les États agissent avant tout pour maximiser leurs gains et minimiser leurs pertes dans un environnement compétitif. Cette orientation égoïste découle de la structure anarchique du système international, où chaque État est responsable de sa propre survie et de la protection de ses intérêts.
Les actions des États, qu’il s’agisse de politiques économiques, militaires ou diplomatiques, sont donc analysées à travers le prisme de leur utilité pour atteindre des objectifs stratégiques. Par exemple, une intervention militaire peut être justifiée non par des préoccupations humanitaires, mais par des intérêts géopolitiques ou économiques, tels que le contrôle de ressources naturelles ou la consolidation d’une influence régionale.
La vision réaliste des États repose sur l’idée que leurs décisions sont basées sur une évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices. Cette rationalité ne signifie pas que les États agissent toujours de manière optimale, mais qu’ils cherchent à atteindre des résultats qui maximisent leurs avantages, même si cela implique des compromis ou des actions controversées.
Par exemple, les alliances internationales, souvent perçues comme des actes de coopération, sont interprétées par les réalistes comme des partenariats stratégiques temporaires, motivés par des intérêts communs à court terme. Une fois ces intérêts satisfaits ou dépassés, ces alliances peuvent être abandonnées ou réévaluées.
Les engagements humanitaires ou les initiatives de coopération internationale, bien qu’apparemment altruistes, sont souvent interprétés par les réalistes comme des moyens pour les États de renforcer leur position sur la scène internationale. Ces actions peuvent servir à améliorer l’image d’un État, à accroître son influence, ou à sécuriser des intérêts stratégiques.
Par exemple, l’aide au développement ou les missions de maintien de la paix peuvent être utilisées pour gagner des alliés, sécuriser des ressources naturelles, ou projeter une image de puissance bienveillante. Cette approche souligne le rôle des intérêts nationaux dans des actions qui, à première vue, pourraient sembler motivées par des valeurs universelles.
Les réalistes rejettent l’idée que les États agissent en fonction d’idéaux moraux ou de principes universels. Au contraire, ils considèrent que les discours moraux sont souvent utilisés comme des instruments pour légitimer des actions motivées par des intérêts égoïstes.
Cette perspective critique les théories libérales ou constructivistes, qui mettent en avant l’importance des normes, des valeurs, et de la coopération dans les relations internationales. Pour les réalistes, ces éléments sont secondaires par rapport à la logique fondamentale de l’intérêt national.
La vision réaliste des États comme acteurs égoïstes reste pertinente pour analyser les relations internationales contemporaines. Qu’il s’agisse de tensions géopolitiques, de négociations commerciales, ou d’interventions militaires, les comportements des États continuent de refléter une quête pragmatique de leurs propres intérêts.
En mettant l’accent sur l’intérêt personnel, le réalisme offre un cadre analytique qui aide à comprendre pourquoi les États agissent de manière concurrentielle dans un système anarchique, où la coopération, bien qu’importante, reste subordonnée à la protection et à l’avancement des intérêts nationaux.
La rationalité dans les réponses aux actions des autres
Les réalistes considèrent la rationalité comme un principe fondamental guidant les comportements des États dans le système international. Selon cette perspective, les États doivent répondre aux actions des autres de manière calculée et stratégique, en évaluant les coûts et les bénéfices de leurs décisions. Cette rationalité est essentielle pour naviguer dans un environnement anarchique où la méfiance et l’incertitude prédominent.
Pour les réalistes, répondre rationnellement implique d’analyser les comportements des autres acteurs, d’anticiper leurs intentions et d’ajuster ses propres stratégies en conséquence. Les États ne peuvent pas se permettre de négliger les signaux envoyés par leurs rivaux ou leurs alliés potentiels. Chaque décision politique ou militaire d’un État est interprétée comme un indicateur de ses objectifs ou de ses priorités, ce qui guide les réponses des autres acteurs.
Par exemple, une augmentation des dépenses militaires dans un pays peut être perçue comme une menace par ses voisins, qui pourraient alors renforcer leurs propres capacités de défense ou chercher des alliances pour se protéger. Cette logique d’anticipation et d’adaptation reflète la méfiance inhérente au système international.
La rationalité, dans le cadre réaliste, signifie également que les États cherchent à maximiser leurs avantages tout en minimisant les risques. Cela se traduit par des stratégies pragmatiques, comme :
- Des alliances stratégiques : Les États forment des partenariats avec d’autres acteurs pour contrer une menace commune, mais ces alliances sont souvent temporaires et fondées sur des intérêts partagés plutôt que sur des engagements idéologiques ou moraux.
- Des politiques d’équilibre des puissances : Les États surveillent la montée en puissance de leurs rivaux et ajustent leurs propres capacités ou relations pour prévenir une domination régionale ou mondiale.
- Des courses aux armements : Lorsque la sécurité nationale est perçue comme menacée, les États investissent dans leurs capacités militaires pour dissuader une agression ou rétablir un équilibre stratégique.
Ces réponses sont conçues pour garantir la survie et la sécurité de l’État dans un environnement compétitif et incertain.
Dans un système anarchique, la méfiance est omniprésente. Les États ne peuvent jamais être certains des intentions réelles des autres, même dans le cadre d’accords ou d’alliances. Cette incertitude impose une vigilance constante et une capacité d’adaptation rapide.
Les réalistes estiment que cette méfiance justifie des réponses prudentes et rationnelles aux changements dans l’environnement international. Une inaction ou une mauvaise évaluation des intentions d’un autre État pourrait entraîner des vulnérabilités stratégiques, tandis qu’une réponse excessive pourrait provoquer des conflits inutiles.
La rationalité dans les réponses des États aux actions des autres conduit souvent à une dynamique de compétition. Les États cherchent à s’ajuster les uns aux autres dans une logique de prévention et d’anticipation, ce qui alimente des cycles d’action et de réaction. Par exemple :
- La course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique pendant la guerre froide illustre une dynamique où chaque partie répondait aux avancées de l’autre pour maintenir un équilibre stratégique.
- Les alliances fluctuantes dans des régions comme le Moyen-Orient montrent comment les États réajustent constamment leurs relations pour répondre aux menaces émergentes ou aux opportunités stratégiques.
La rationalité dans les réponses aux actions des autres est un principe clé qui aide à expliquer le comportement des États dans un système anarchique. En mettant l’accent sur l’analyse stratégique, l’anticipation et l’adaptation, le réalisme offre une vision pragmatique des interactions internationales.
Cette approche met en lumière les limites de la coopération dans un monde où les acteurs doivent avant tout protéger leurs propres intérêts, tout en soulignant la logique derrière les cycles de rivalité et de compétition qui structurent les relations internationales.
La coopération entre États est possible mais limitée
Les réalistes reconnaissent que les États peuvent coopérer dans le système international, mais ils insistent sur le fait que cette coopération est intrinsèquement limitée. Elle repose généralement sur des intérêts convergents et des besoins spécifiques, plutôt que sur une véritable volonté de collaboration durable ou sur des idéaux communs.
Selon les réalistes, les alliances et les partenariats entre États sont motivés avant tout par l’intérêt personnel. La coopération devient une stratégie pragmatique pour atteindre des objectifs communs, tels que contrer une menace partagée, équilibrer un rival puissant, ou bénéficier d’un avantage économique ou militaire.
Par exemple, les alliances militaires comme l’OTAN ou des accords commerciaux régionaux comme l’ALENA (aujourd’hui ACEUM) sont souvent perçus comme des arrangements pragmatiques visant à renforcer la sécurité ou la prospérité des États membres. Cependant, ces partenariats existent tant que leurs avantages restent évidents pour toutes les parties.
La méfiance constante entre les États, inhérente à la vision réaliste des relations internationales, limite la profondeur et la durée de la coopération. Chaque État, conscient que les autres acteurs agissent également en fonction de leurs propres intérêts, reste vigilant face à la possibilité de trahison ou d’exploitation.
Cette méfiance signifie que même les alliances les plus solides ne sont pas exemptes de tensions. Les membres d’une coalition peuvent soupçonner leurs partenaires de ne pas respecter pleinement leurs engagements ou de chercher à maximiser des gains unilatéraux. Cette incertitude structurelle rend les relations coopératives fragiles et souvent temporaires.
Les réalistes adoptent une attitude sceptique envers les organisations internationales et les traités multilatéraux. Bien qu’ils reconnaissent que ces institutions jouent un rôle dans la facilitation de la coopération, ils estiment que leur influence est limitée par la souveraineté des États.
Les États respectent les règles et les accords internationaux tant qu’ils perçoivent qu’ils servent leurs intérêts. Dès qu’un traité ou une institution devient contraignant ou perçu comme désavantageux, les États peuvent choisir de le contourner, de s’en retirer, ou même de le violer. Un exemple marquant est le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat sous l’administration Trump, qui reflète cette logique réaliste.
La nature pragmatique de la coopération dans le réalisme se traduit par la formation d’alliances temporaires, souvent basées sur des circonstances spécifiques. Ces alliances sont flexibles et sujettes à des changements en fonction de l’évolution des intérêts ou des menaces.
Par exemple :
- Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’alliance entre les États-Unis, l’Union soviétique, et le Royaume-Uni était fondée sur la nécessité de vaincre un ennemi commun, l’Allemagne nazie. Cependant, cette coopération a rapidement cédé la place à une méfiance mutuelle et à une rivalité pendant la guerre froide.
- Dans des contextes régionaux comme le Moyen-Orient, les alliances fluctuent en fonction des conflits et des priorités stratégiques, illustrant la nature temporaire et circonstancielle de la coopération.
Pour les réalistes, la coopération entre États n’est pas fondée sur une volonté désintéressée de construire un ordre mondial harmonieux, mais sur une convergence d’intérêts limitée dans le temps. Cela explique pourquoi les alliances, les traités, et les institutions internationales sont souvent fragiles et sujets à des réajustements fréquents.
Ce cadre d’analyse réaliste aide à comprendre pourquoi les relations internationales restent marquées par des cycles de coopération et de conflit, où les intérêts nationaux dominent sur les aspirations globales. La méfiance et l’absence d’une autorité supranationale solide renforcent cette instabilité, limitant la portée et l’efficacité de toute collaboration entre États.
La primauté de la politique de puissance (Realpolitik)
Le réalisme accorde une importance centrale à la politique de puissance, ou Realpolitik, en soulignant que les États agissent avant tout pour maximiser leur influence et leur sécurité dans un système international compétitif. Cette approche pragmatique implique l’utilisation de tous les moyens disponibles pour atteindre les objectifs nationaux, indépendamment des considérations morales ou éthiques.
La Realpolitik repose sur une vision du pouvoir comme le principal outil permettant aux États de préserver leur souveraineté et de protéger leurs intérêts. Cela inclut :
- L’usage de la force militaire, que ce soit pour dissuader des agressions, intervenir directement dans des conflits, ou même pour des conquêtes stratégiques.
- La diplomatie, utilisée pour négocier des alliances, influencer des rivaux, ou diviser des adversaires.
- L’espionnage, pour recueillir des informations critiques sur les intentions et capacités des autres États.
- La manipulation économique, comme l’imposition de sanctions, l’utilisation de l’aide comme levier, ou le contrôle des ressources stratégiques pour affaiblir un rival ou renforcer une alliance.
Cette gamme de stratégies reflète une vision réaliste de la politique, où les États ne reculent devant aucune méthode si elle sert à renforcer leur position relative dans le système international.
Dans la perspective réaliste, les considérations morales ou éthiques sont subordonnées aux impératifs stratégiques. Les États, confrontés à des choix difficiles, peuvent justifier des actions controversées si celles-ci sont perçues comme nécessaires pour protéger leurs intérêts nationaux.
Par exemple :
- Les politiques expansionnistes de l’Allemagne bismarckienne au XIXe siècle, sous la direction de Bismarck lui-même, étaient largement motivées par des calculs stratégiques visant à renforcer la position de la Prusse et à unifier l’Allemagne, sans égard pour les conséquences éthiques.
- Les interventions militaires des grandes puissances, comme l’invasion de l’Irak en 2003 ou l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979, ont souvent été justifiées par des impératifs stratégiques, bien qu’elles aient suscité des critiques sur le plan moral.
La Realpolitik met en avant une approche utilitaire des relations internationales, où les actions des États sont jugées en fonction de leur efficacité à atteindre les objectifs stratégiques. Cette logique explique pourquoi les États peuvent soutenir des régimes ou des acteurs peu recommandables, renverser des gouvernements étrangers, ou s’engager dans des guerres préventives si ces choix servent leurs intérêts.
Par exemple :
- Pendant la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique ont tous deux soutenu des régimes autoritaires ou des groupes armés dans diverses régions du monde, motivés par le désir de contenir l’influence de l’autre bloc.
- Les interventions militaires pour protéger ou sécuriser des ressources naturelles, comme le pétrole, illustrent également cette approche pragmatique de la politique de puissance.
La Realpolitik a été illustrée par de nombreux exemples historiques :
- L’équilibre des puissances en Europe : Les alliances fluctuantes entre les grandes puissances européennes au XIXe siècle, souvent motivées par des calculs stratégiques plutôt que par des affinités idéologiques, reflètent cette logique.
- La politique étrangère américaine pendant la guerre froide : Avec la doctrine Truman et la stratégie de containment, les États-Unis ont adopté des approches pragmatiques pour contrer l’expansion soviétique, parfois au détriment des principes démocratiques qu’ils affichaient.
La politique de puissance, ou Realpolitik, reste un concept clé pour comprendre les dynamiques des relations internationales contemporaines. Qu’il s’agisse des rivalités géopolitiques en Asie, des interventions militaires dans des zones stratégiques, ou de l’utilisation des sanctions économiques comme levier diplomatique, les États continuent de se comporter selon cette logique pragmatique.
Cette approche, bien qu’elle suscite des débats sur son cynisme apparent, offre une compréhension réaliste des motivations des États dans un système anarchique, où la survie et l’influence restent les objectifs premiers.
Conclusion
Les postulats fondamentaux du réalisme offrent une perspective solide pour analyser la dynamique des relations internationales. En mettant l’accent sur l’anarchie du système international, la quête de puissance, la rationalité des États et leur nature égoïste, cette théorie fournit une explication cohérente des comportements étatiques. Elle se concentre sur la manière dont les États, guidés par la recherche de sécurité et la défense de leurs intérêts nationaux, interagissent dans un environnement compétitif et incertain.
Ce cadre analytique permet de mieux comprendre pourquoi des conflits éclatent, pourquoi des alliances stratégiques émergent et se dissolvent, et pourquoi la coopération internationale reste souvent limitée ou fragile. Les réalistes, en reconnaissant la méfiance et les rivalités inhérentes au système international, adoptent une vision pragmatique — et parfois pessimiste — des relations internationales, mais cette approche leur permet d’anticiper les actions des États et de naviguer dans les réalités complexes de la politique mondiale.
En fin de compte, le réalisme, avec sa focalisation sur les intérêts nationaux et la puissance, reste une grille d’analyse précieuse pour comprendre et prévoir les dynamiques géopolitiques contemporaines. Il rappelle que, malgré les idéaux de coopération et de paix, les relations internationales sont avant tout structurées par la compétition pour la survie et l’influence.
Les relations internationales comme relations interétatiques
Le réalisme, en tant que théorie dominante des relations internationales, place l’État au cœur de son analyse. Les réalistes considèrent les relations internationales comme essentiellement des relations interétatiques, centrées sur les interactions entre des acteurs souverains et rationnels. Cette perspective met en avant le rôle prépondérant des États dans un système anarchique où ils agissent principalement pour maximiser leurs intérêts nationaux et garantir leur sécurité.
Le rôle central de l'État dans le réalisme
Le réalisme place l’État au centre de l’analyse des relations internationales, le considérant comme l’unité fondamentale pour comprendre les dynamiques géopolitiques. Les réalistes soutiennent que les États sont les acteurs les plus importants dans le système international en raison de leur souveraineté, de leur monopole de la force légitime, et de leur capacité à mobiliser des ressources pour atteindre leurs objectifs stratégiques.
Les États, en tant qu’entités souveraines, ont le pouvoir exclusif de décider de leurs politiques internes et externes sans ingérence extérieure. Cette souveraineté leur confère une position unique et prépondérante dans le système international. Les organisations internationales, les entreprises multinationales ou les ONG, bien qu’influentes dans certains domaines, dépendent souvent des décisions étatiques pour leur fonctionnement et leur impact.
La souveraineté permet aux États de maintenir le contrôle sur leur territoire, d’établir des lois, de gérer leurs relations diplomatiques et de défendre leurs frontières. Cette capacité à agir indépendamment des autres acteurs fait de l’État le pivot central des relations internationales.
Les États se distinguent des autres acteurs par leur capacité à utiliser la force militaire pour défendre leurs intérêts ou projeter leur puissance. Ce monopole de la force légitime renforce leur rôle central dans le système international, notamment dans un environnement anarchique où la sécurité n’est pas garantie par une autorité supérieure.
La quête de puissance et de sécurité est un élément clé de cette centralité. Les États mobilisent leurs ressources — économiques, diplomatiques et militaires — pour renforcer leur position dans un contexte marqué par la méfiance et la compétition. Ces capacités différencient les États des acteurs non étatiques, qui n’ont ni la souveraineté ni les moyens coercitifs pour influencer de manière significative l’ordre international.
Les réalistes reconnaissent l’existence et l’influence croissante des organisations internationales, des entreprises multinationales et des ONG, mais considèrent leur rôle comme dérivé ou secondaire. Ces acteurs n’agissent souvent que dans les limites imposées par les décisions et les cadres établis par les États.
- Les organisations internationales, comme les Nations unies, fonctionnent sur la base des contributions et des accords des États membres. Leur efficacité dépend largement de la coopération et du soutien des grandes puissances.
- Les entreprises multinationales peuvent exercer une influence économique, mais elles restent soumises aux régulations nationales et aux décisions stratégiques des gouvernements.
- Les ONG jouent un rôle dans des domaines spécifiques, comme les droits de l’homme ou l’aide humanitaire, mais elles ne disposent pas des moyens coercitifs ou de la souveraineté pour façonner directement les relations internationales.
Le rôle central de l’État dans le réalisme est visible à travers l’histoire des relations internationales. Les grandes décisions géopolitiques, les guerres et les alliances ont toujours été pilotées par les États souverains. Aujourd’hui encore, malgré la montée en puissance de la mondialisation et des acteurs transnationaux, les États demeurent les principaux décideurs sur des questions cruciales telles que la sécurité, la défense, ou les politiques climatiques.
Des exemples récents, comme les tensions entre grandes puissances (États-Unis, Chine, Russie) ou les négociations autour du nucléaire iranien, montrent que les relations internationales restent largement façonnées par les choix stratégiques des États.
En mettant en avant le rôle central de l’État, le réalisme fournit une base analytique claire pour comprendre les dynamiques internationales. Cette perspective permet d’expliquer pourquoi les États dominent les processus décisionnels mondiaux et comment ils interagissent dans un environnement marqué par l’anarchie, la méfiance et la compétition.
Ainsi, même dans un monde de plus en plus interconnecté, le réalisme souligne que la souveraineté et la capacité coercitive des États continuent de définir les contours de la politique internationale.
Les relations interétatiques comme fondement des relations internationales
Dans la perspective réaliste, les relations internationales se résument fondamentalement à des interactions entre États souverains. Les réalistes considèrent que les États sont les acteurs centraux, agissant de manière unitaire et rationnelle pour garantir leur sécurité et protéger leurs intérêts dans un système anarchique, dépourvu d’autorité supérieure capable de réguler leurs comportements. Cette vision privilégie une compréhension des relations internationales centrée sur les dynamiques de pouvoir et les rivalités entre souverainetés.
Les réalistes partent du postulat que l’anarchie internationale impose aux États de compter sur leurs propres capacités pour assurer leur survie. Cette absence d’une autorité mondiale capable de faire respecter les règles rend les relations interétatiques compétitives et parfois conflictuelles.
Dans ce contexte, chaque État agit pour :
- Maximiser sa sécurité en renforçant ses capacités militaires, économiques ou diplomatiques.
- Préserver son autonomie face aux tentatives d’influence ou de domination d’autres États.
- Atteindre ses intérêts nationaux, souvent au détriment des autres acteurs.
Ainsi, les relations internationales sont perçues comme une série d’interactions entre États cherchant à naviguer dans un environnement incertain et compétitif.
Les réalistes et les libéraux adoptent des approches contrastées pour analyser les relations internationales :
- Perspective réaliste :
- Les relations internationales sont définies par les interactions entre États souverains, considérés comme des unités rationnelles et autonomes.
- L’anarchie du système est une donnée structurelle incontournable, ce qui limite la portée de la coopération.
- Les institutions internationales et les acteurs non étatiques, bien qu’existants, jouent un rôle secondaire ou dérivé, car ils dépendent des décisions des États.
- Perspective libérale :
- Les libéraux reconnaissent le rôle des acteurs non étatiques (entreprises, ONG, mouvements transnationaux) et des institutions internationales (Nations unies, OMC).
- Ils soutiennent que le droit international, les normes, et les organisations internationales peuvent atténuer les effets de l’anarchie et favoriser la coopération.
- Selon cette approche, l’interdépendance économique et les initiatives multilatérales peuvent réduire la méfiance entre les États et encourager une gouvernance mondiale partielle.
Pour les réalistes, les interactions entre États sont façonnées par une méfiance mutuelle et une quête constante de puissance et de sécurité. Cette approche aide à comprendre des phénomènes comme :
- Les rivalités géopolitiques : Par exemple, la compétition entre les États-Unis et la Chine pour l’influence mondiale est interprétée comme une lutte interétatique pour préserver leur statut et maximiser leur pouvoir.
- Les alliances temporaires : Les coalitions formées pendant des périodes de guerre, comme l’OTAN pendant la guerre froide, reflètent des partenariats pragmatiques entre États cherchant à contrer une menace commune.
- Les tensions commerciales : Les litiges entre grandes puissances économiques, comme ceux entre les États-Unis et l’Union européenne ou la Chine, sont analysés en fonction des intérêts nationaux en jeu.
En centrant l’analyse sur les relations interétatiques, le réalisme fournit une grille d’interprétation robuste pour comprendre les interactions entre les acteurs les plus influents du système international. Cette perspective rappelle que, malgré les avancées de la coopération internationale et l’émergence d’acteurs transnationaux, les États continuent de définir les grandes orientations des relations internationales.
Le réalisme, bien qu’en contraste avec les perspectives plus optimistes des libéraux, met en lumière les contraintes imposées par l’anarchie du système et souligne la centralité des relations interétatiques dans la politique mondiale.
L'État comme moyen d'organisation collective
Dans la perspective réaliste, l’État est considéré comme le moyen le plus efficace pour les individus de s’organiser collectivement. Cette institution joue un rôle central dans la coordination des ressources, la défense des citoyens et la fourniture de services essentiels. En mutualisant les efforts individuels, l’État permet de surmonter les défis posés par un environnement anarchique, aussi bien à l’intérieur de ses frontières qu’au niveau international.
Un des rôles fondamentaux de l’État, selon les réalistes, est d’assurer la sécurité de ses citoyens. En rassemblant les ressources et en coordonnant les efforts, l’État crée une force collective capable de défendre la population contre les menaces extérieures.
Cette fonction est particulièrement cruciale dans un système international anarchique, où les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour garantir leur survie. Par exemple, la construction de capacités militaires, l’établissement d’alliances stratégiques ou le maintien de forces de dissuasion sont des moyens par lesquels l’État protège ses citoyens et leur territoire.
L’État joue également un rôle clé dans la fourniture de biens publics essentiels. Ces services, tels que la sécurité intérieure, l’éducation, les infrastructures et les soins de santé, bénéficient à l’ensemble de la population et ne peuvent être efficacement assurés par des acteurs privés ou non étatiques.
En organisant ces fonctions de manière centralisée, l’État contribue à renforcer la cohésion sociale et le bien-être collectif, des éléments qui sont fondamentaux pour maintenir la stabilité interne et le soutien des citoyens aux actions de l’État.
L’établissement de lois et d’institutions par l’État permet de protéger les droits et libertés des citoyens. En codifiant des règles claires et en assurant leur application, l’État agit comme un garant de l’ordre social, offrant un cadre dans lequel les individus peuvent coexister pacifiquement et poursuivre leurs intérêts personnels sans crainte d’agression ou d’injustice.
Cette fonction juridique et institutionnelle distingue l’État des autres formes d’organisation collective et renforce son rôle en tant que pilier de la vie sociale.
Dans la vision réaliste, l’État, en tant qu’organisation collective, a une double responsabilité :
- Garantir la sécurité interne et externe : Cette responsabilité justifie la centralité de l’État dans les relations internationales, où la défense des intérêts nationaux est directement liée à la capacité de l’État à protéger ses citoyens et son territoire.
- Promouvoir le bien-être collectif : En fournissant des biens publics et en protégeant les droits individuels, l’État assure la stabilité et le soutien de sa population, ce qui est essentiel pour maintenir son autorité et sa légitimité.
Au niveau international, cette capacité de l’État à s’organiser pour défendre et promouvoir les intérêts de sa population renforce sa position comme acteur central. Les relations internationales, vues à travers le prisme réaliste, reflètent les efforts des États pour maximiser leur sécurité et leur influence dans un système anarchique.
Par exemple, la mise en place de politiques protectionnistes pour défendre les industries nationales, la participation à des alliances pour garantir la sécurité collective, ou les investissements dans des infrastructures stratégiques sont autant d’exemples de l’État agissant pour répondre à ses responsabilités fondamentales.
En résumé, l’État, en tant que moyen d’organisation collective, est au cœur de la vision réaliste des relations internationales. Son rôle en tant que garant de la sécurité, fournisseur de biens publics et protecteur des droits individuels justifie sa centralité dans les dynamiques internationales. Cette perspective rappelle que la puissance et la légitimité d’un État reposent non seulement sur sa capacité à rivaliser avec d’autres acteurs sur la scène internationale, mais aussi sur sa capacité à répondre aux besoins de sa population.
Implications pour l'analyse des relations internationales
En adoptant une approche centrée sur l'État, les réalistes offrent une explication précise du comportement des États dans le système international. Ils prétendent que cette perspective permet de :
- Prédire le comportement futur des États : En comprenant les intérêts nationaux et les contraintes du système anarchique, les réalistes estiment qu'ils peuvent anticiper les actions des États.
- Expliquer les conflits et les alliances : Les rivalités, les guerres et les formations d'alliances sont interprétées comme des réponses rationnelles aux défis posés par l'anarchie internationale.
Exemple contextuel :
- La guerre froide : Les relations entre les États-Unis et l'Union soviétique peuvent être analysées comme une compétition pour la puissance et l'influence, chaque État cherchant à maximiser ses intérêts nationaux dans un système bipolaire.
- Les organisations internationales : Du point de vue réaliste, les Nations unies ou l'OTAN sont perçues comme des instruments au service des intérêts des États membres, plutôt que comme des acteurs indépendants capables de contraindre les États.
Critiques de l'approche réaliste
Bien que le réalisme offre un cadre cohérent pour analyser les relations internationales, il a été critiqué pour :
- Négliger le rôle des acteurs non étatiques : Les entreprises multinationales, les ONG et les mouvements transnationaux peuvent avoir un impact significatif sur la politique mondiale.
- Sous-estimer la coopération internationale : Les réalistes sont souvent accusés de minimiser l'importance des institutions internationales et du droit international dans la promotion de la paix et de la stabilité.
- Perspective pessimiste : La focalisation sur la compétition et la méfiance peut ignorer les possibilités de progrès collectif et de résolution pacifique des conflits.
Réponse réaliste aux critiques
Les réalistes reconnaissent que les acteurs non étatiques et les institutions internationales jouent un rôle, mais soutiennent que :
- Leur influence est limitée : Les États demeurent les décideurs ultimes, surtout en matière de sécurité et de politique étrangère.
- La coopération est conditionnelle : Les États coopèrent lorsqu'il est dans leur intérêt de le faire, mais cette coopération est fragile et peut être rompue si les circonstances changent.
- L'anarchie persiste : Sans autorité supérieure pour imposer des règles, les États doivent toujours être vigilants et prêts à défendre leurs intérêts.
Conclusion
Le réalisme, en mettant l'État au centre de l'analyse, propose une compréhension des relations internationales en tant que relations interétatiques. Cette perspective souligne l'importance de la souveraineté étatique, de la quête de puissance et de sécurité, et de la rationalité dans la poursuite des intérêts nationaux. En se concentrant sur les interactions entre États, les réalistes offrent un cadre pour analyser les conflits, les alliances et les dynamiques de pouvoir dans le système international.
Cette approche a façonné la manière dont de nombreux décideurs et analystes perçoivent la politique mondiale. Bien qu'elle ne soit pas exempte de critiques, le réalisme continue de fournir des outils précieux pour comprendre les motivations des États et les défis posés par l'anarchie internationale.
Les États : unité de base du système international
Dans le cadre du réalisme en relations internationales, les États sont considérés comme les unités fondamentales du système international. Ils sont les acteurs essentiels qui donnent un sens aux relations interétatiques. Cette perspective met l'accent sur le rôle central des États en tant qu'entités souveraines, responsables de leur propre sécurité, de leurs affaires étrangères et du bien-être général de leur population.
Les États comme acteurs essentiels
Les réalistes soutiennent que les États sont les acteurs primordiaux du système international pour plusieurs raisons :
- Souveraineté et autorité : Les États possèdent la souveraineté, ce qui signifie qu'ils exercent une autorité suprême sur leur territoire et leur population. Ils ont le pouvoir de prendre des décisions indépendantes sans ingérence extérieure.
- Monopole de la force légitime : Selon Max Weber, l'État détient le monopole de la violence légitime, lui permettant de maintenir l'ordre interne et de défendre ses intérêts à l'étranger.
- Capacité à mobiliser des ressources : Les États peuvent mobiliser des ressources économiques, militaires et diplomatiques pour atteindre leurs objectifs nationaux.
Commentaire et contextualisation :
Dans le système international anarchique décrit par les réalistes, les États sont responsables de leur propre survie. Sans autorité supranationale pour garantir leur sécurité, les États doivent s'appuyer sur leurs propres capacités pour se protéger contre les menaces potentielles. Cette responsabilité renforce leur rôle central dans les relations internationales.
Responsabilités de l'État
1. Sécurité nationale :
L'État est chargé de protéger son territoire et sa population contre les menaces externes. Cela inclut la défense militaire, la sécurité frontalière et la protection contre les cyberattaques.
Exemple :
- La politique de dissuasion nucléaire des puissances nucléaires vise à prévenir les agressions en maintenant une capacité de représailles. Par exemple, la France maintient une force de dissuasion nucléaire indépendante pour assurer sa sécurité nationale.
2. Affaires étrangères :
Les États gèrent leurs relations avec d'autres États, y compris la diplomatie, le commerce international, et la participation aux organisations internationales.
Exemple :
- La diplomatie française est un pilier de sa politique étrangère, avec un réseau étendu d'ambassades et une influence dans des institutions comme les Nations unies ou l'Union européenne.
3. Bien-être général de la population :
L'État est responsable du développement économique, de la santé publique, de l'éducation, et de la protection sociale de ses citoyens.
Exemple :
- Les politiques sociales des pays nordiques, comme la Suède ou la Norvège, illustrent comment les États peuvent investir dans le bien-être de leur population pour assurer une société prospère et stable.
Les États au centre de la politique internationale
Les États influencent la dynamique de la politique internationale de plusieurs manières :
- Formation d'alliances et de blocs régionaux : Les États s'associent pour renforcer leur sécurité et leur influence. Par exemple, l'OTAN est une alliance militaire où les États membres s'engagent à se défendre mutuellement.
- Compétition pour le pouvoir et l'influence : Les États rivalisent pour accroître leur puissance relative, ce qui peut conduire à des tensions ou des conflits. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine illustre cette compétition pour la suprématie économique.
- Normes et régulations internationales : Les États participent à l'élaboration de traités et d'accords internationaux qui régissent les relations entre eux. Cependant, pour les réalistes, ces normes sont souvent le reflet des intérêts des États les plus puissants.
Commentaire et contextualisation :
Les États, en tant qu'acteurs centraux, façonnent les règles et les normes du système international. Même au sein des organisations internationales, ce sont les États qui prennent les décisions clés, et leurs intérêts nationaux guident souvent les politiques adoptées.
L'État dans le réalisme classique
Les penseurs réalistes classiques ont mis l'accent sur le rôle de l'État :
- Thucydide a décrit comment les cités-États grecques agissaient pour maximiser leur puissance et assurer leur survie.
- Sun Tzu a souligné l'importance pour l'État d'utiliser la stratégie et la ruse pour vaincre ses ennemis.
- Kautilya a conseillé aux dirigeants d'utiliser tous les moyens nécessaires pour protéger et étendre l'État.
- Hobbes a affirmé que sans un État puissant, les individus vivraient dans un état de nature anarchique et violent.
Critiques et perspectives alternatives
Les perspectives alternatives, telles que le libéralisme et le constructivisme, contestent la centralité absolue de l'État :
- Le libéralisme soutient que les organisations internationales, les entreprises multinationales et la société civile jouent également des rôles significatifs dans les relations internationales.
- Le constructivisme met l'accent sur les idées, les identités et les normes qui façonnent les interactions entre les acteurs internationaux, y compris les États.
Bien que ces perspectives offrent des éclairages importants, les réalistes maintiennent que l'État demeure l'acteur principal, car il détient le pouvoir ultime de décision, en particulier dans les domaines cruciaux de la sécurité et de la souveraineté.
Implications pour la politique internationale
La focalisation sur les États comme unités de base du système international a plusieurs implications :
- Priorité à la sécurité nationale : Les politiques étrangères sont principalement orientées vers la protection des intérêts nationaux.
- Prudence dans la coopération internationale : Les États coopèrent lorsqu'il y a un avantage clair, mais restent méfiants quant aux intentions des autres.
- Équilibre des puissances : Les États cherchent à empêcher toute domination par un seul État ou un groupe d'États, en ajustant leurs alliances et leurs capacités.
Exemple :
- La politique d'équilibre en Europe au XIXe siècle visait à prévenir la domination d'une seule puissance, en maintenant un équilibre entre les principaux États comme la Grande-Bretagne, la France, la Prusse, l'Autriche et la Russie.
Conclusion
Dans le réalisme, les États sont les unités fondamentales du système international, agissant en tant qu'acteurs essentiels qui déterminent la dynamique des relations internationales. En étant responsables de leur propre sécurité, de leurs affaires étrangères et du bien-être de leur population, les États occupent une position centrale dans la politique mondiale. Leur quête de puissance, leur capacité à mobiliser des ressources et leur souveraineté font d'eux les principaux moteurs des interactions internationales.
Cette perspective réaliste met en lumière l'importance de comprendre les motivations et les actions des États pour analyser les affaires mondiales. Bien que d'autres acteurs puissent influencer le système international, les réalistes soutiennent que ce sont les États qui, en fin de compte, détiennent le pouvoir et la responsabilité de façonner le destin du monde.
L'intérêt principal des États : le pouvoir et la puissance
Le réalisme met l'accent sur la puissance comme intérêt principal des États dans le système international. Les réalistes considèrent que la force militaire, ou hard power, est la forme ultime de pouvoir dans les interactions interétatiques. Ils soutiennent que, dans un environnement anarchique où chaque État est responsable de sa propre survie, le recours à la force est souvent nécessaire pour atteindre efficacement les objectifs de politique étrangère.
Le hard power versus le soft power
Les réalistes sont beaucoup plus préoccupés par le hard power que par le soft power. Le hard power se réfère à l'utilisation de la force militaire et économique pour influencer le comportement d'autres acteurs, tandis que le soft power implique la capacité d'influencer par l'attraction culturelle, les valeurs ou les politiques.
Commentaire et contextualisation :
- Hard power : Inclut les capacités militaires, les sanctions économiques, les alliances militaires.
- Soft power : Inclut la diplomatie culturelle, la promotion des valeurs politiques, l'influence médiatique.
Les réalistes estiment que, bien que le soft power puisse avoir une certaine influence, c'est le hard power qui détermine finalement les relations entre les États, surtout en cas de conflit.
La force militaire comme forme ultime de pouvoir
Les réalistes soutiennent que la force militaire est l'outil le plus efficace pour atteindre les objectifs de politique étrangère. Ils considèrent que les États sont intrinsèquement intéressés et ne coopèrent pas pour des raisons altruistes, mais pour maximiser leur propre sécurité et puissance.
Exemples historiques :
- La Seconde Guerre mondiale : Les ambitions expansionnistes de l'Allemagne nazie et du Japon impérial illustrent comment les États ont utilisé la force militaire pour tenter d'accroître leur puissance.
- La Guerre froide : La course aux armements entre les États-Unis et l'Union soviétique montre l'importance accordée au hard power pour maintenir l'équilibre des puissances.
La théorie du choix rationnel et l'auto-assistance
La théorie du choix rationnel est une pierre angulaire de la pensée réaliste. Elle suppose que les décideurs tentent de maximiser leur propre sécurité en maximisant leur pouvoir sur les autres. Dans ce contexte, l'auto-assistance est privilégiée par rapport à l'altruisme.
Commentaire et contextualisation :
- Auto-assistance : Les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité.
- Intérêt personnel : Les gouvernements agissent en fonction de leurs propres intérêts plutôt que pour le bien commun international.
Cette perspective conduit les réalistes à préconiser l'utilisation de la force militaire comme moyen légitime et nécessaire pour atteindre les objectifs de politique étrangère.
La politique de puissance (Realpolitik)
La politique de puissance est une approche où les pays protègent leurs intérêts par des menaces, des agressions et des manipulations. Elle implique l'utilisation de la peur et des menaces pour atteindre ses propres objectifs et influencer les intentions des adversaires potentiels.
Caractéristiques de la politique de puissance :
- Menaces et coercition : Utilisation de la force ou de la menace de force pour obtenir des concessions.
- Calcul coûts-avantages : Les États évaluent les gains potentiels par rapport aux risques de représailles.
- Manipulation : Influencer les perceptions et les décisions des autres acteurs pour servir ses propres intérêts.
Exemple :
- La crise des missiles de Cuba (1962) : Les États-Unis et l'Union soviétique ont utilisé des menaces implicites et explicites pour obtenir des avantages stratégiques, démontrant l'application de la politique de puissance.
Le pouvoir comme méthode pour atteindre les objectifs
Pour les réalistes, le pouvoir est le moyen principal d'atteindre les objectifs souhaités, que ce soit par la force, la coercition ou la manipulation. Le but est d'obtenir des résultats tout en minimisant l'exposition aux représailles des autres.
Types de pouvoir :
- Pouvoir militaire : Capacité à infliger des dommages ou à défendre contre des attaques.
- Pouvoir économique : Utilisation des sanctions, de l'aide ou de l'influence économique pour contraindre ou inciter.
- Pouvoir diplomatique : Capacité à former des alliances ou à isoler des adversaires sur la scène internationale.
Implications pour les relations internationales
Comprendre le fonctionnement des systèmes politiques internationaux nécessite de reconnaître comment le pouvoir est utilisé par les États en concurrence les uns avec les autres. Les thèmes du pouvoir, de la guerre et de la paix sont centraux dans les relations internationales.
Conséquences de l'accent sur le pouvoir :
- Course aux armements : Les États accumulent des armes pour renforcer leur puissance militaire.
- Conflits armés : Les disputes peuvent escalader en guerres lorsque les États utilisent la force pour atteindre leurs objectifs.
- Équilibre des puissances : Les États cherchent à maintenir un équilibre pour prévenir la domination par un seul acteur.
Critiques de la focalisation sur le hard power
Bien que le réalisme souligne l'importance du hard power, cette approche a été critiquée pour :
- Ignorer le rôle du soft power : Les valeurs culturelles, les institutions internationales et les normes peuvent également influencer les relations internationales.
- Sous-estimer la coopération : Les réalistes sont parfois accusés de négliger la possibilité de coopération mutuellement bénéfique entre les États.
- Promouvoir le militarisme : L'accent sur la force militaire peut conduire à des politiques agressives et à une escalade des conflits.
Conclusion de la Partie 10
Le réalisme met en avant la puissance et le pouvoir comme intérêts principaux des États dans le système international. Les réalistes considèrent que la force militaire est la forme ultime de pouvoir et que les États agissent principalement pour maximiser leur propre sécurité en augmentant leur pouvoir sur les autres. La politique de puissance implique l'utilisation de la force, des menaces et de la manipulation pour atteindre les objectifs nationaux.
Cette perspective réaliste souligne que, dans un environnement anarchique, les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes et que l'auto-assistance prévaut sur l'altruisme. En comprenant comment le pouvoir est utilisé dans les relations internationales, nous pouvons mieux analyser les comportements des États, les conflits et les efforts pour maintenir l'équilibre des puissances.
La rationalité des États dans le réalisme
La rationalité des États est un concept central dans le réalisme en relations internationales. Les réalistes postulent que les États sont des acteurs rationnels qui prennent des décisions en fonction de leurs intérêts nationaux, cherchant à maximiser leur sécurité et leur pouvoir dans un système international anarchique. La théorie du choix rationnel est une pierre angulaire de cette pensée, fournissant un cadre pour comprendre comment les décideurs évaluent les options et agissent pour atteindre des objectifs spécifiques.
La théorie du choix rationnel
La théorie du choix rationnel part du principe que les décideurs tentent de maximiser leur propre sécurité en maximisant leur pouvoir sur les autres. Elle suppose que les acteurs sont motivés par leur propre intérêt et qu'ils prennent des décisions rationnelles pour atteindre leurs objectifs.
Caractéristiques principales de la théorie du choix rationnel :
- Rationalité des acteurs : Les entités prennent des décisions basées sur une évaluation logique des options disponibles.
- Maximisation de l'utilité attendue : Les acteurs choisissent l'option qui leur apporte le plus grand bénéfice ou la plus grande satisfaction.
- Préférence pour l'auto-assistance : Les acteurs privilégient leurs propres intérêts plutôt que l'altruisme ou le devoir moral.
- Considération des conséquences : Les décisions sont prises en analysant les résultats possibles de chaque action.
La "haute politique" et le pouvoir
Les réalistes s'intéressent particulièrement à ce qu'ils appellent la "haute politique", qui concerne les questions essentielles de la sécurité nationale, de la souveraineté et du pouvoir étatique. La haute politique englobe tous les acteurs qui affectent ou sont affectés par le pouvoir.
Commentaire et contextualisation :
- Importance du pouvoir : Dans le contexte de la haute politique, le pouvoir est l'élément central qui détermine les relations entre les États.
- Motivation par l'intérêt personnel : Les acteurs sont motivés par leur propre intérêt plutôt que par le patriotisme ou un sens du devoir. Le pouvoir crée des opportunités pour servir ces intérêts personnels.
Le choix rationnel dans la prise de décision
Le concept de choix rationnel ne se limite pas à la planification ou à la prise de décision rationnelle en général. Il implique que les conditions sont mises en place de manière à maximiser l'utilité attendue d'un acteur. En d'autres termes, si un acteur est confronté à deux options et que l'une offre une utilité supérieure, il choisira cette option.
Exemple :
- Dilemme de sécurité : Si un État peut choisir entre investir dans des programmes sociaux ou augmenter son budget militaire face à une menace potentielle, la théorie du choix rationnel suggère qu'il optera pour le renforcement militaire pour maximiser sa sécurité.
Qu'est-ce qu'une décision rationnelle ?
Une décision rationnelle dans le contexte du réalisme implique plusieurs éléments :
- L'acteur : L'État ou le décideur politique.
- Sa situation : Le contexte international ou national dans lequel l'acteur évolue, incluant les menaces et opportunités.
- Ses intérêts : Les objectifs que l'acteur souhaite atteindre, comme la sécurité, la puissance, le bien-être économique.
- Ses moyens : Les ressources disponibles pour l'acteur, telles que la force militaire, l'influence diplomatique, les capacités économiques.
- Les conséquences de leur utilisation : Les résultats possibles de chaque action, y compris les risques et les bénéfices.
Formulation de la décision rationnelle :
Action = choix optimal de 1 (l'acteur), en 2 (sa situation), désirant atteindre 3 (ses intérêts), ceci par l'utilisation de 4 (ses moyens), tout en analysant 5 (les conséquences de leur utilisation).
Cette formulation met en évidence le processus par lequel un acteur rationnel évalue ses options et choisit l'action qui maximise ses intérêts en fonction de sa situation et de ses moyens, tout en considérant les conséquences potentielles.
Application de la rationalité des États
Exemple contextuel :
- La décision des États-Unis d'envahir l'Irak en 2003 :
- L'acteur : Les États-Unis.
- Sa situation : Après les attentats du 11 septembre 2001, avec des préoccupations concernant les armes de destruction massive et le terrorisme.
- Ses intérêts : Assurer la sécurité nationale, éliminer une menace perçue, promouvoir la démocratie.
- Ses moyens : Supériorité militaire, alliances internationales, ressources économiques.
- Les conséquences de leur utilisation : Risques de déstabilisation régionale, coûts humains et financiers, impacts sur la réputation internationale. En appliquant la théorie du choix rationnel, les décideurs américains ont estimé que l'invasion de l'Irak était le choix optimal pour maximiser la sécurité nationale, malgré les risques et les coûts associés. Ils ont privilégié l'auto-assistance et l'action unilatérale pour atteindre leurs objectifs.
Critiques de la rationalité des États
Bien que la théorie du choix rationnel soit influente, elle a été critiquée pour plusieurs raisons :
- Simplification excessive : Elle peut négliger les facteurs psychologiques, culturels ou organisationnels qui influencent les décisions.
- Prévisions inexactes : Les acteurs ne disposent pas toujours de toutes les informations nécessaires pour prendre des décisions parfaitement rationnelles.
- Intérêts multiples : Les États peuvent avoir des intérêts divergents au sein de leur gouvernement ou de leur population, rendant la notion d'un acteur unitaire problématique.
Conclusion
La rationalité des États est un pilier du réalisme en relations internationales. En considérant les États comme des acteurs rationnels qui cherchent à maximiser leur sécurité et leur pouvoir, la théorie du choix rationnel fournit un cadre pour analyser et prévoir les décisions de politique étrangère. Les États évaluent leur situation, identifient leurs intérêts, considèrent leurs moyens et analysent les conséquences potentielles pour choisir l'action qui leur offre le plus grand avantage.
Cette approche aide à expliquer pourquoi les États agissent de manière égoïste et pourquoi la compétition pour le pouvoir est si intense dans le système international anarchique. Cependant, il est important de reconnaître les limitations de cette théorie et de considérer les facteurs supplémentaires qui peuvent influencer les décisions étatiques.
Exemples de rationalité dans les décisions de politique étrangère
La rationalité des États, telle que définie par la théorie réaliste, implique que les décideurs politiques prennent des décisions optimales pour atteindre leurs objectifs nationaux en utilisant les moyens disponibles tout en considérant les conséquences potentielles. Cette partie illustre cette notion à travers des exemples concrets des politiques étrangères des États-Unis sous les présidences de Barack Obama et de George W. Bush.
Exemple 1 : Barack Obama et l'engagement au Moyen-Orient
Dans un article du Herald Tribune du 25 septembre 2013 intitulé "Obama lays out a case for Mideast engagement", le journaliste Mark Landler rapporte le discours du président Barack Obama à l'Assemblée générale des Nations unies :
« Le président Obama a tracé mardi un plan ambitieux pour le rôle de l'Amérique dans le Moyen-Orient déchiré par les conflits, déclarant que les États-Unis utiliseraient tous les leviers de puissance, y compris la force militaire, pour défendre leurs intérêts, tout en gardant une humilité durement acquise quant à leur capacité à influencer les événements en Syrie, en Iran et ailleurs. » — Mark Landler, Herald Tribune, 25 septembre 2013
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : Les États-Unis, sous la direction du président Barack Obama.
- Situation : Conflits persistants au Moyen-Orient, notamment en Syrie et en Iran, avec des préoccupations concernant les armes de destruction massive et la stabilité régionale.
- Intérêts : Défendre les intérêts nationaux des États-Unis, maintenir la sécurité nationale, protéger les alliés, et préserver l'influence américaine dans la région.
- Moyens : Utilisation de tous les leviers de puissance, y compris la force militaire, la diplomatie, les sanctions économiques, et les alliances internationales.
- Conséquences de leur utilisation : Risques d'escalade militaire, impacts sur les relations internationales, coûts humains et financiers, réactions des autres acteurs régionaux et internationaux.
Commentaire et contextualisation :
Le discours d'Obama reflète une approche réaliste, reconnaissant la nécessité d'utiliser tous les moyens à disposition pour défendre les intérêts nationaux, tout en étant conscient des limites de l'influence américaine. En menaçant d'une intervention militaire en Syrie suite à l'utilisation d'armes chimiques, l'administration Obama a réussi à obtenir du régime de Bachar al-Assad l'engagement de démanteler son arsenal chimique, évitant ainsi une escalade militaire directe.
Cette décision peut être considérée comme rationnelle selon le cadre réaliste :
- Choix optimal : Équilibrer la démonstration de force avec la diplomatie pour atteindre les objectifs sans s'engager dans un conflit prolongé.
- Analyse des conséquences : Éviter les coûts d'une intervention militaire tout en éliminant une menace pour la sécurité régionale et internationale.
- Intérêt national : Renforcer la position des États-Unis sans surestimer leur capacité à remodeler la région.
Double standard et intérêts nationaux :
Le fait que les États-Unis ne reconnaissent pas officiellement l'arsenal nucléaire présumé d'Israël, tout en exigeant la transparence de la part d'autres pays, illustre une application sélective des principes en fonction des intérêts nationaux. Du point de vue réaliste, cette approche sert les intérêts stratégiques des États-Unis en protégeant un allié clé tout en limitant la prolifération nucléaire ailleurs.
Exemple 2 : George W. Bush et la guerre en Irak de 2003
La décision du président George W. Bush d'envahir l'Irak en 2003 a suscité de nombreux débats sur sa rationalité et ses conséquences stratégiques.
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : Les États-Unis, sous la direction du président George W. Bush.
- Situation : Après les attentats du 11 septembre 2001, avec des préoccupations concernant les armes de destruction massive supposées en Irak et les liens présumés avec le terrorisme.
- Intérêts : Assurer la sécurité nationale, éliminer une menace perçue, promouvoir la démocratie au Moyen-Orient.
- Moyens : Intervention militaire massive, coalition internationale limitée, ressources économiques et militaires importantes.
- Conséquences de leur utilisation : Déstabilisation régionale, affaiblissement de l'Irak, renforcement de l'influence iranienne, coûts humains et financiers élevés, impact sur la réputation internationale des États-Unis.
La décision d'envahir l'Irak a finalement conduit à des résultats contraires aux objectifs affichés :
- Renforcement de l'Iran : L'affaiblissement de l'Irak a éliminé un contrepoids régional à l'Iran, permettant à ce dernier d'accroître son influence, notamment parmi les populations chiites irakiennes.
- Déstabilisation régionale : L'absence de planification pour l'après-guerre a conduit à un vide de pouvoir, favorisant l'émergence de groupes extrémistes tels que Daech.
- Question de la rationalité : Selon certains analystes, dont le réaliste John Mearsheimer, la décision d'envahir l'Irak n'était pas rationnelle du point de vue des intérêts nationaux américains. Elle a affaibli la position stratégique des États-Unis et a entraîné des coûts disproportionnés par rapport aux bénéfices attendus.
Comparaison avec la première guerre du Golfe (1991) :
- George H. W. Bush, le père, avait choisi en 1991 de ne pas renverser le régime de Saddam Hussein, limitant l'opération à la libération du Koweït. Cette décision visait à maintenir un équilibre régional et à éviter une déstabilisation qui pourrait profiter à l'Iran.
- Rationalité de la décision : En respectant les limites de l'objectif initial, la première guerre du Golfe a été perçue comme une action rationnelle alignée sur les intérêts stratégiques américains.
Réflexions sur la rationalité et le réalisme
Ces exemples illustrent que les décisions en politique étrangère peuvent être rationnelles ou irrationnelles selon la manière dont elles alignent les moyens, les fins et l'analyse des conséquences.
- Barack Obama : Sa politique prudente et mesurée peut être considérée comme rationnelle dans le cadre réaliste, cherchant à protéger les intérêts américains tout en minimisant les risques.
- George W. Bush : La décision d'envahir l'Irak en 2003 est critiquée pour son manque de rationalité stratégique, ayant conduit à des conséquences négatives pour les intérêts américains.
Contrairement à une idée reçue, les réalistes ne sont pas toujours enclins à recourir à la guerre. Ils préconisent souvent la prudence et l'évaluation rigoureuse des conséquences avant de s'engager militairement. L'objectif est de maximiser les intérêts nationaux tout en évitant les coûts inutiles.
« Les États devraient éviter les guerres qui ne sont pas essentielles à leur sécurité nationale. S'engager dans des conflits coûteux pour des objectifs idéalistes va à l'encontre des principes du réalisme. » — John Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics
Importance de l'intention et de l'analyse procédurale
La rationalité procédurale se concentre sur la relation entre les moyens et les fins, indépendamment de la moralité des fins elles-mêmes. Ce qui compte, c'est l'intention et le processus de décision :
- Intention : Les décideurs cherchent à atteindre des objectifs spécifiques alignés sur les intérêts nationaux.
- Processus : L'analyse des options, des moyens disponibles et des conséquences potentielles pour choisir l'action optimale.
Exemple avec Obama :
- Intention : Défendre les intérêts américains au Moyen-Orient sans s'engager dans des conflits prolongés.
- Processus : Utiliser la menace crédible de la force pour obtenir des concessions diplomatiques, comme le démantèlement de l'arsenal chimique syrien.
Exemple 3 : La Russie et l'invasion de l'Ukraine en 2022
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : La Fédération de Russie, sous la direction du président Vladimir Poutine.
- Situation : Relations tendues avec l'Ukraine, expansion de l'OTAN vers l'est, préoccupations concernant l'influence occidentale à la frontière russe.
- Intérêts : Maintenir la sécurité nationale, préserver la sphère d'influence russe, empêcher l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, protéger les populations russophones dans l'est de l'Ukraine.
- Moyens : Mobilisation militaire, reconnaissance des républiques autoproclamées du Donbass, invasion militaire à grande échelle.
- Conséquences de leur utilisation : Sanctions économiques sévères de la part des pays occidentaux, isolement diplomatique, pertes militaires et humaines, résistance ukrainienne soutenue.
Commentaire et contextualisation :
Du point de vue réaliste, la Russie a agi pour protéger ses intérêts nationaux en cherchant à empêcher l'expansion de l'OTAN et à maintenir son influence régionale. La décision d'envahir l'Ukraine peut être vue comme un choix visant à maximiser la sécurité nationale en neutralisant une menace perçue.
Cependant, les conséquences négatives, telles que les sanctions économiques et l'isolement international, soulèvent des questions sur la rationalité de cette décision. Les coûts engagés semblent dépasser les bénéfices escomptés, ce qui peut indiquer une mauvaise évaluation des conséquences ou une surestimation des capacités russes.
Exemple 4 : Les États-Unis et le retrait d'Afghanistan en 2021
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : Les États-Unis, sous la présidence de Joe Biden.
- Situation : Guerre en Afghanistan depuis 2001, coûts humains et financiers élevés, fatigue de la guerre, négociations avec les Talibans.
- Intérêts : Mettre fin à une guerre prolongée, réaffecter les ressources vers d'autres priorités stratégiques, répondre aux attentes nationales pour le retrait des troupes.
- Moyens : Négociations diplomatiques avec les Talibans, planification du retrait des forces militaires, coordination avec les alliés.
- Conséquences de leur utilisation : Effondrement rapide du gouvernement afghan, prise de contrôle par les Talibans, critiques internationales sur la gestion du retrait, préoccupations humanitaires.
Commentaire et contextualisation :
La décision de se retirer d'Afghanistan était basée sur une évaluation des intérêts nationaux américains, cherchant à mettre fin à une guerre coûteuse et à recentrer les efforts sur des défis stratégiques plus pressants, comme la rivalité avec la Chine.
Cependant, la rapidité de l'effondrement du gouvernement afghan et le chaos qui a suivi ont entraîné des critiques sur la mise en œuvre du retrait. Bien que l'intention puisse être considérée comme rationnelle, les conséquences négatives indiquent une possible sous-estimation des risques, soulevant des questions sur la rationalité procédurale de la décision.
Exemple 5 : Les tensions entre les États-Unis et la Chine
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : Les États-Unis et la Chine.
- Situation : Compétition stratégique croissante, différends commerciaux, rivalité technologique, tensions en mer de Chine méridionale et autour de Taïwan.
- Intérêts (États-Unis) : Maintenir la position dominante dans le système international, protéger les industries nationales, assurer la sécurité des alliés dans la région indo-pacifique.
- Intérêts (Chine) : Émerger en tant que puissance mondiale, sécuriser les routes maritimes, réunifier Taïwan avec le continent, étendre l'influence régionale.
- Moyens :
- États-Unis : Tarifs douaniers, restrictions technologiques, renforcement des alliances (Quad, AUKUS), présence militaire accrue.
- Chine : Initiative Belt and Road, développement militaire rapide, diplomatie économique, actions assertives en mer de Chine méridionale.
- Conséquences de leur utilisation : Escalade des tensions, perturbations économiques mondiales, risques accrus de conflit, division accrue entre les blocs.
Commentaire et contextualisation :
Les deux États agissent de manière rationnelle pour protéger et promouvoir leurs intérêts nationaux. La compétition pour la suprématie économique et militaire est conforme à la théorie réaliste de la politique de puissance. Cependant, cette rivalité augmente les risques de conflit, et la rationalité des actions peut être remise en question si les conséquences négatives surpassent les avantages attendus.
Exemple 6 : L'Iran et le programme nucléaire
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : La République islamique d'Iran.
- Situation : Sanctions économiques, retrait des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) en 2018, pressions internationales.
- Intérêts : Assurer la survie du régime, lever les sanctions économiques, renforcer la position régionale, développer des capacités nucléaires pour la dissuasion.
- Moyens : Enrichissement de l'uranium au-delà des limites fixées, négociations avec les puissances mondiales, influence dans les conflits régionaux (Syrie, Yémen, Irak).
- Conséquences de leur utilisation : Maintien des sanctions, isolement international, risques de frappes militaires, instabilité régionale.
Commentaire et contextualisation :
L'Iran cherche à maximiser sa sécurité et son influence en développant son programme nucléaire, ce qui peut être interprété comme une décision rationnelle pour un État confronté à des menaces externes. Cependant, les coûts économiques et les risques de confrontation militaire soulèvent des questions sur la rationalité globale de cette stratégie.
Exemple 7 : La gestion de la pandémie de COVID-19
Analyse selon la théorie réaliste :
- L'acteur : Divers États à travers le monde.
- Situation : Pandémie mondiale de COVID-19 affectant la santé publique et l'économie.
- Intérêts : Protéger la population nationale, maintenir la stabilité économique, préserver la sécurité nationale.
- Moyens : Fermeture des frontières, mise en place de restrictions sanitaires, développement et acquisition de vaccins, diplomatie du vaccin.
- Conséquences de leur utilisation : Impact économique, tensions internationales sur l'accès aux vaccins, nationalisme vaccinal, coopération ou compétition internationale.
Commentaire et contextualisation :
Certains États ont adopté des politiques nationalistes pour sécuriser des vaccins pour leur propre population, parfois au détriment de la coopération internationale. Cette approche réaliste vise à maximiser les intérêts nationaux en matière de santé et d'économie, mais peut également entraver les efforts globaux pour contrôler la pandémie.
Conclusion
Ces exemples récents illustrent la complexité de la rationalité dans les décisions de politique étrangère selon le cadre réaliste. Les États agissent pour maximiser leurs intérêts nationaux, mais la rationalité de leurs actions dépend de la qualité de l'évaluation des conséquences et de l'adéquation entre les moyens et les fins.
- La Russie en Ukraine : Une décision visant à renforcer la sécurité nationale qui a conduit à des conséquences négatives majeures.
- Les États-Unis en Afghanistan : Une décision de retrait basée sur les intérêts nationaux, mais dont l'exécution a entraîné des résultats indésirables.
- La compétition États-Unis-Chine : Une rivalité stratégique rationnelle qui comporte des risques importants pour la stabilité internationale.
- L'Iran et le nucléaire : Une quête de sécurité qui exacerbe les tensions et les sanctions internationales.
- La gestion de la COVID-19 : Des décisions nationales rationnelles qui ont parfois entravé la coopération internationale nécessaire pour résoudre une crise mondiale.
Ces cas montrent que même des décisions prises dans un cadre rationnel peuvent avoir des résultats imprévus ou négatifs, soulignant l'importance d'une analyse approfondie et de la prise en compte des multiples variables en jeu. Ils illustrent également que la rationalité des États est conditionnée par la perception des menaces, les intérêts nationaux et la capacité à prévoir les conséquences de leurs actions.
Fénelon et l'équilibre des forces dans le réalisme
Le réalisme en relations internationales trouve une expression significative dans les écrits de François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715), plus connu sous le nom de Fénelon. Bien qu'il ne soit pas l'inventeur du concept d'équilibre des forces (balance of power), Fénelon a contribué de manière substantielle à sa conceptualisation, offrant une analyse profonde de la manière dont la recherche égoïste de l'intérêt étatique peut conduire à la paix par le biais de l'équilibre des puissances.
Le réalisme se concentre principalement sur les grandes puissances, car ce sont elles qui ont la capacité de façonner le système international. Les petits États ont un impact limité dans cette perspective. L'analyse peut être régionale, mais elle examine souvent comment une grande puissance influence une région donnée. La puissance est au cœur de l'analyse réaliste, et les grandes puissances sont les acteurs principaux qui déterminent la dynamique internationale.
Dans la vision réaliste, la paix est possible dans un monde où les États recherchent leur puissance, sont rationnels et cherchent à assurer leur sécurité par le biais de leur puissance. L'intérêt ici est bien la rationalité ; c'est grâce à la raison qu'on peut avoir une paix par l'équilibre des forces. Les États, en poursuivant rationnellement leurs intérêts nationaux, peuvent contribuer à un équilibre des forces qui prévient la domination excessive d'une seule puissance et maintient la stabilité. Bien que le réalisme soit souvent perçu comme une théorie amorale ou cynique, il reconnaît que la paix est possible lorsque les États agissent rationnellement pour maintenir un équilibre des forces. Cependant, cette paix peut être injuste ou précaire, car elle repose sur la peur et la méfiance.
Fénelon, dans son œuvre "Examen de conscience sur les devoirs de la royauté" (rédigé avant avril 1711), aborde la nécessité pour les États de veiller à l'équilibre des puissances pour assurer leur propre sécurité et celle de leurs voisins. Il écrit :
« Il faut compter qu’à la longue la plus grande puissance prévaut toujours et renverse les autres, si les autres ne se réunissent pour faire le contrepoids. Il n’est pas permis d’espérer parmi les hommes qu’une puissance supérieure demeure dans les bornes d’une exacte modération, et qu’elle ne veuille dans sa force que ce qu’elle pourrait obtenir dans la plus grande faiblesse. »
« Chaque nation est donc obligée à veiller sans cesse, pour prévenir l’excessif agrandissement de chaque voisin pour sa propre sûreté. Empêcher le voisin d’être trop puissant, ce n’est point faire un mal, c’est se garantir de la servitude et en garantir ses autres voisins. »
— François de La Mothe-Fénelon, "Examen de conscience sur les devoirs de la royauté" (rédigé avant avril 1711), Œuvres, II, Paris, Gallimard - Bibliothèque de la Pléiade, 1997.
Fénelon souligne ici que, « à la longue la plus grande puissance prévaut toujours et renverse les autres », signifiant que la puissance la plus forte finira par dominer les autres, à moins que celles-ci ne s'unissent pour créer un contrepoids. Il est irréaliste de croire qu'une puissance supérieure se limitera volontairement et ne cherchera pas à étendre son influence, d'où sa déclaration : « Il n’est pas permis d’espérer parmi les hommes qu’une puissance supérieure demeure dans les bornes d’une exacte modération. » Les États doivent donc être vigilants face à la montée en puissance de leurs voisins.
Ce qui est au cœur de la pensée de Fénelon, ce sont deux éléments : premièrement, celui qui a la puissance est susceptible de l'utiliser ; deuxièmement, l'État doit veiller sans cesse pour prévenir l'excessif agrandissement de chaque voisin. Il affirme que « chaque nation est donc obligée à veiller sans cesse, pour prévenir l’excessif agrandissement de chaque voisin pour sa propre sûreté ». Agir pour limiter la puissance excessive d'un voisin n'est pas un acte malveillant, mais une mesure de protection légitime pour soi-même et pour les autres États : « Empêcher le voisin d’être trop puissant, ce n’est point faire un mal, c’est se garantir de la servitude et en garantir ses autres voisins. »
Exemples contemporains de l'équilibre des forces
Pour illustrer la pertinence contemporaine des idées de Fénelon, examinons plusieurs exemples récents où le principe de l'équilibre des forces est mis en pratique dans les relations internationales.
La guerre Iran-Irak (1980-1988)
Un exemple contemporain illustrant le principe de Fénelon est la guerre Iran-Irak (1980-1988). Ce conflit montre comment les États agissent pour maintenir un équilibre des puissances, même si cela implique de soutenir un régime autoritaire ou de s'engager dans des actions moralement contestables. L'Irak, soutenu par plusieurs pays occidentaux et arabes, a engagé une guerre contre l'Iran pour empêcher son expansion et maintenir l'équilibre régional. Les États occidentaux et arabes ont soutenu l'Irak pour « prévenir l’excessif agrandissement » de l'Iran après la Révolution islamique de 1979, craignant la diffusion de l'influence révolutionnaire iranienne. En soutenant l'Irak, ces États cherchaient à « se garantir de la servitude et en garantir ses autres voisins », voyant l'Iran comme une menace potentielle à leur sécurité et à la stabilité régionale.
La situation en Syrie
Un autre exemple est la situation en Syrie et les intérêts israéliens. Le conflit syrien a affaibli le régime de Bachar al-Assad, confronté à une guerre civile et à la montée de groupes djihadistes. Du point de vue d'Israël, un voisin affaibli est préférable à un voisin puissant ou à un régime hostile contrôlé par des djihadistes. Israël pourrait préférer que la guerre civile se prolonge, empêchant ainsi l'unification de la Syrie sous un régime potentiellement plus menaçant. Cela reflète la nécessité, selon Fénelon, de veiller à ce qu'un voisin ne devienne pas trop puissant pour « se garantir de la servitude ».
La politique d'équilibre pendant la Guerre froide
La politique d'équilibre pendant la Guerre froide offre également un exemple pertinent. Les États-Unis et l'Union soviétique ont constamment cherché à empêcher l'autre de devenir trop puissant, soutenant des régimes alliés et intervenant dans des conflits régionaux pour maintenir l'équilibre global. Cela illustre la citation de Fénelon : « Il faut compter qu’à la longue la plus grande puissance prévaut toujours et renverse les autres, si les autres ne se réunissent pour faire le contrepoids. »
La rivalité entre les États-Unis et la Chine
La montée en puissance rapide de la Chine au cours des dernières décennies a suscité des préoccupations chez les États-Unis et d'autres pays quant à l'équilibre des forces mondial. La Chine, devenue la deuxième économie mondiale et développant des capacités militaires avancées, représente une puissance montante susceptible de défier l'hégémonie américaine.
Les États-Unis, conformément à l'idée de Fénelon selon laquelle « il n’est pas permis d’espérer parmi les hommes qu’une puissance supérieure demeure dans les bornes d’une exacte modération », ont adopté des mesures pour contenir l'influence croissante de la Chine. Cela inclut :
- Formation d'alliances régionales : La revitalisation du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) entre les États-Unis, le Japon, l'Inde et l'Australie vise à équilibrer la puissance chinoise en Asie-Pacifique.
- Partenariats stratégiques : L'accord de sécurité AUKUS entre l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis prévoit le partage de technologies de défense avancées, notamment des sous-marins à propulsion nucléaire, renforçant les capacités des alliés face à la Chine.
- Politique commerciale et technologique : Les États-Unis ont imposé des restrictions sur les technologies sensibles, cherchant à limiter le développement technologique de la Chine dans des domaines clés comme la 5G et l'intelligence artificielle.
Ces actions reflètent le principe selon lequel « chaque nation est donc obligée à veiller sans cesse, pour prévenir l’excessif agrandissement de chaque voisin pour sa propre sûreté ». Les États-Unis cherchent à maintenir l'équilibre des forces pour empêcher la Chine de devenir la puissance dominante en Asie et potentiellement dans le monde.
La réaction de l'OTAN face à la Russie
L'expansion de l'OTAN vers l'est après la fin de la Guerre froide a été perçue par la Russie comme une menace à sa sécurité. La Russie, sous la direction de Vladimir Poutine, a agi pour empêcher ce qu'elle considère comme l'excessif agrandissement de l'influence occidentale à ses frontières.
Les événements tels que l'annexion de la Crimée en 2014 et l'invasion de l'Ukraine en 2022 peuvent être interprétés à travers le prisme de Fénelon. La Russie cherche à rétablir un équilibre des forces favorable à ses intérêts, estimant que « empêcher le voisin d’être trop puissant, ce n’est point faire un mal, c’est se garantir de la servitude ».
De leur côté, les membres de l'OTAN renforcent leur présence militaire en Europe de l'Est pour dissuader la Russie, conformément au principe d'équilibrer une puissance montante qui menace la stabilité régionale.
La rivalité entre l'Arabie saoudite et l'Iran au Moyen-Orient
Au Moyen-Orient, l'Arabie saoudite et l'Iran sont engagés dans une lutte d'influence pour la domination régionale. Les deux pays soutiennent des camps opposés dans divers conflits, comme au Yémen, en Syrie et en Irak.
L'Arabie saoudite, majoritairement sunnite, perçoit l'expansion de l'influence chiite iranienne comme une menace. En soutenant des groupes et des gouvernements opposés à l'Iran, l'Arabie saoudite agit pour « prévenir l’excessif agrandissement » de son voisin, conformément aux idées de Fénelon.
De même, l'Iran cherche à étendre son influence pour se protéger contre l'isolement et la pression internationale, reflétant la notion que « la plus grande puissance prévaut toujours et renverse les autres » si elle n'est pas équilibrée.
Les tensions en mer de Chine méridionale
La Chine revendique une grande partie de la mer de Chine méridionale, une zone stratégique pour le commerce international et riche en ressources. Les pays voisins, tels que le Vietnam, les Philippines et la Malaisie, contestent ces revendications.
Les États-Unis et d'autres puissances occidentales effectuent des opérations de "liberté de navigation" pour contester les revendications chinoises, cherchant à « prévenir l’excessif agrandissement » de la Chine dans cette région cruciale.
Cette situation illustre le principe de Fénelon selon lequel les nations doivent « veiller sans cesse » pour empêcher un État de dominer une zone stratégique, préservant ainsi l'équilibre des forces.
Le programme nucléaire nord-coréen
La Corée du Nord a développé des armes nucléaires et des missiles balistiques, perturbant l'équilibre des forces en Asie de l'Est. Les États-Unis, la Corée du Sud, le Japon et la communauté internationale cherchent à freiner ce développement.
Les sanctions économiques, les négociations diplomatiques et la pression internationale sont des moyens utilisés pour « empêcher le voisin d’être trop puissant », conformément à l'idée que cela « n’est point faire un mal, c’est se garantir de la servitude ».
Réflexions finales
Ces exemples contemporains démontrent la pertinence continue des idées de Fénelon dans le monde actuel. Les États continuent d'agir pour maintenir un équilibre des forces, cherchant à empêcher la domination d'une puissance unique qui pourrait menacer leur sécurité et leur souveraineté.
La vision réaliste de Fénelon souligne que les États, en poursuivant rationnellement leurs intérêts et en surveillant attentivement les mouvements de leurs voisins, peuvent contribuer à une paix fondée sur l'équilibre des puissances. Cependant, cette paix reste fragile, souvent basée sur la méfiance et la peur, et peut mener à des conflits si l'équilibre est rompu.
En conclusion, Fénelon apporte une contribution durable au réalisme en relations internationales en conceptualisant l'équilibre des forces. Ses idées continuent d'éclairer notre compréhension des dynamiques actuelles, où les États cherchent à protéger leurs intérêts en prévenant l'excessif agrandissement de leurs voisins. En intégrant des considérations de rationalité et de sécurité, Fénelon offre un cadre pour analyser comment la poursuite égoïste de l'intérêt étatique peut paradoxalement conduire à une forme de stabilité internationale.
La paix par l'équilibre des forces internes et externes
Le réalisme en relations internationales soutient que la paix est le résultat de l'équilibre des forces, obtenu par des moyens internes et externes. Les États cherchent à maintenir ou à atteindre un équilibre qui leur assure sécurité et stabilité dans un système international anarchique. Cette approche met en évidence la manière dont les États mobilisent leurs ressources nationales et utilisent la diplomatie pour prévenir la domination par une puissance unique.
Les moyens internes : mobilisation des ressources nationales
La puissance d'un État dépend non seulement de sa force militaire, mais aussi de sa capacité à mobiliser des ressources économiques, politiques et sociales. La diplomatie efficace, le développement économique et la cohésion nationale sont autant de facteurs qui renforcent la puissance d'un État.
Mobilisation nationale :
- Israël est un exemple contemporain d'un État qui mobilise efficacement sa nation pour assurer sa sécurité. Avec des dépenses militaires proportionnellement plus importantes que celles de nombreux autres pays, Israël investit dans la technologie militaire avancée, la formation de ses forces armées et le maintien d'une armée de réserve importante. Cette mobilisation nationale permet à Israël de maintenir un équilibre des forces dans une région instable.
- Sparte et Athènes dans l'Antiquité grecque illustre également ce principe. Les deux cités-États mobilisaient leurs citoyens pour former des armées puissantes, votaient des budgets d'armement et investissaient dans la formation militaire. Cette mobilisation interne était essentielle pour défendre leurs intérêts et maintenir un équilibre face à des adversaires potentiels.
Diplomatie et économie :
- La diplomatie dépend souvent de la richesse économique d'un pays. Un État économiquement prospère a plus de ressources pour influencer les affaires internationales, offrir de l'aide étrangère, conclure des accords commerciaux favorables et exercer une influence culturelle.
- La Chine, par exemple, utilise sa puissance économique pour étendre son influence à travers l'initiative "Belt and Road", investissant dans des infrastructures dans de nombreux pays. Cela renforce sa position sur la scène internationale et contribue à l'équilibre des forces en sa faveur.
Les moyens externes : coalitions et stratégies diplomatiques
Les États utilisent également des moyens externes pour atteindre l'équilibre des forces, notamment en formant des coalitions, en pratiquant la politique du "diviser pour mieux régner", en établissant des États tampons et en adoptant des politiques de balancier.
Coalitions et contre-coalitions :
- L'OTAN est un exemple de coalition où les États membres s'unissent pour assurer leur sécurité collective face à des menaces communes. En partageant des ressources militaires et en coordonnant leurs stratégies, ils renforcent leur position face à des puissances adverses.
- L'alliance entre la Russie et la Chine dans certains domaines stratégiques peut être vue comme une contre-coalition face à l'influence occidentale. En coopérant économiquement et militairement, ils cherchent à équilibrer la puissance des États-Unis et de leurs alliés.
Diviser pour mieux régner :
- Les États peuvent exploiter les divisions internes d'un adversaire pour affaiblir sa puissance. Par exemple, l'intervention de puissances étrangères dans les conflits internes de pays tiers peut être motivée par le désir d'empêcher un rival de consolider son pouvoir.
- Au Moyen-Orient, les interventions dans les conflits en Syrie et en Irak par divers acteurs internationaux peuvent être interprétées comme des tentatives de prévenir la consolidation de la puissance par un acteur unique.
Politique de balancier :
- Les États adoptent parfois une politique de balancier, alternant leur soutien entre différentes puissances pour maintenir l'équilibre. Cela permet de prévenir la domination de l'un sur les autres.
- La Turquie, par exemple, a navigué entre les alliances avec l'Occident et la coopération avec la Russie, cherchant à maximiser ses intérêts nationaux en jouant sur plusieurs tableaux.
États tampons :
- La création ou le maintien d'États tampons entre deux puissances rivales peut servir à réduire les frictions directes et à maintenir l'équilibre.
- L'Afghanistan au XIXe siècle a servi d'État tampon entre l'Empire britannique en Inde et l'Empire russe, évitant un affrontement direct entre les deux empires.
L'analyse réaliste et la "home chair analysis"
Le réalisme permet une "analyse de fauteuil" (en anglais, "armchair analysis"), où les observateurs peuvent, depuis leur position, analyser les dynamiques internationales en se basant sur les principes fondamentaux du pouvoir et de l'intérêt national. Cette approche souligne l'importance de la rationalité et de la prévisibilité des actions étatiques.
- Les réalistes considèrent que, en comprenant les motivations des États à rechercher la puissance et à assurer leur sécurité, il est possible de prédire leurs comportements.
- Cette approche analytique met l'accent sur les structures du système international et les contraintes qu'elles imposent aux États, plutôt que sur les caractéristiques individuelles des dirigeants ou des régimes politiques.
La paix par l'équilibre des forces
Selon le réalisme, la paix est atteinte non pas par l'élimination des conflits d'intérêts, mais par un équilibre des forces qui dissuade les États de recourir à la guerre. Lorsque les États sont conscients que l'agression entraînerait des coûts inacceptables en raison de la puissance des autres, ils sont plus enclins à adopter des politiques pacifiques.
La doctrine de la dissuasion nucléaire pendant la Guerre froide est une illustration de la paix par l'équilibre des forces. Les États-Unis et l'Union soviétique ont accumulé des arsenaux nucléaires capables de destruction mutuelle assurée, ce qui a dissuadé l'un et l'autre de lancer une attaque directe.
Critiques et limites
Bien que l'équilibre des forces puisse contribuer à la paix, cette approche comporte des limites :
- Course aux armements : La quête de puissance peut entraîner une escalade des dépenses militaires et augmenter les risques de conflits accidentels.
- Instabilité : Les alliances peuvent changer, et l'équilibre des forces est fragile. Un changement rapide dans la puissance d'un État peut déstabiliser le système.
- Morale : La paix obtenue par la peur et la menace de la force peut être perçue comme injuste ou immorale, négligeant les aspirations légitimes des peuples.
Conclusion
Le réalisme met en évidence que la paix est le résultat de l'équilibre des forces, obtenu par des moyens internes et externes. Les États mobilisent leurs ressources nationales, telles que la force militaire, la diplomatie et l'économie, pour renforcer leur puissance. Ils forment des coalitions, manipulent les alliances et utilisent des stratégies diplomatiques pour maintenir un équilibre favorable à leurs intérêts.
Cette approche reconnaît que les États agissent de manière rationnelle pour assurer leur sécurité dans un système international anarchique. En comprenant ces dynamiques, les analystes peuvent prévoir les comportements étatiques et les implications pour la paix et la stabilité mondiales.
Cependant, cette paix basée sur l'équilibre des forces est souvent précaire et peut conduire à des tensions accrues. Les risques inhérents à la course aux armements et aux rivalités persistantes soulignent la nécessité de mécanismes supplémentaires pour promouvoir une paix durable.
Le dilemme de sécurité et l'équilibre des forces
Dans le cadre du réalisme en relations internationales, tous les États, qu'ils soient puissants ou faibles, sont confrontés au dilemme de sécurité. Ce concept décrit une situation où les efforts unilatéraux d'un État pour assurer sa propre sécurité peuvent paradoxalement engendrer l'insécurité, tant pour lui-même que pour les autres. En s'inspirant des idées de Fénelon, nous pouvons analyser comment les actions des États, motivées par leur intérêt égoïste et la quête de puissance, conduisent à des dynamiques complexes qui influencent l'équilibre des forces dans le système international.
Imaginons une situation hypothétique impliquant cinq États : A, B, C, D et E. Les États A et B, disposant de forces similaires à celles de D et E, décident de s'unir pour attaquer et s'emparer du territoire de D. En s'alliant, A et B peuvent contrôler D et partager ses ressources. Cependant, cette coalition agressive ne passe pas inaperçue. Les États C et E observent cette alliance et se méfient des intentions de A et B. Selon le principe énoncé par Fénelon, « Chaque nation est donc obligée à veiller sans cesse, pour prévenir l’excessif agrandissement de chaque voisin pour sa propre sûreté. »
Craignant que l'alliance de A et B ne perturbe l'équilibre des forces et ne menace leur propre sécurité, C et E décident d'intervenir. Par intérêt égoïste, ils viennent au secours de D, non pas par altruisme ou par sympathie, mais pour empêcher A et B de devenir trop puissants. Leur motivation est de préserver leur propre survie et de maintenir l'équilibre du système international. Comme le souligne Fénelon, « Empêcher le voisin d’être trop puissant, ce n’est point faire un mal, c’est se garantir de la servitude et en garantir ses autres voisins. »
Ce scénario illustre comment le résultat du calcul égoïste des acteurs internationaux peut être la paix ou, du moins, la prévention de la domination par une seule puissance. La paix n'est pas toujours le fruit d'une volonté commune ou d'aspirations morales, mais souvent le résultat involontaire des actions des États cherchant à préserver leurs propres intérêts. Les actions de C et E, motivées par leur propre sécurité, contribuent à rétablir l'équilibre des forces et à dissuader l'agression de A et B.
Le dilemme de sécurité se manifeste lorsque les mesures prises par un État pour augmenter sa sécurité sont perçues comme une menace par d'autres États, qui réagissent en adoptant des mesures similaires. Cette spirale d'actions et de réactions peut conduire à une augmentation générale de l'insécurité, même si aucun État n'a l'intention d'agresser les autres. Cela est particulièrement pertinent dans un système international dépourvu d'autorité centrale capable de réguler les comportements étatiques, comme le note l'analogie avec l'absence d'un « monsieur Bouillon » pour imposer des règles dans la « cour de récréation » des relations internationales.
Exemples contemporains du dilemme de sécurité
Un exemple actuel du dilemme de sécurité est la situation en Asie de l'Est, où les actions de la Chine pour renforcer sa présence militaire et sa souveraineté en mer de Chine méridionale sont perçues comme une menace par ses voisins et les États-Unis. La Chine construit des îles artificielles et y déploie des installations militaires, affirmant ses revendications territoriales. En réponse, les États-Unis et d'autres pays de la région renforcent leur présence militaire, mènent des exercices navals et forment des alliances pour contrer l'influence croissante de la Chine. Ce renforcement mutuel des capacités militaires alimente une méfiance réciproque et augmente le risque de confrontation, illustrant parfaitement le dilemme de sécurité.
Un autre exemple est la relation entre l'OTAN et la Russie. L'expansion de l'OTAN vers l'est, avec l'intégration de pays autrefois membres du bloc soviétique, est perçue par la Russie comme une menace directe à sa sécurité. En réaction, la Russie renforce ses capacités militaires, notamment en modernisant son arsenal nucléaire et en menant des exercices militaires à grande échelle près de ses frontières occidentales. Les pays de l'OTAN, à leur tour, augmentent leurs dépenses de défense et déploient des troupes dans les pays baltes et en Pologne. Cette dynamique d'action et de réaction renforce les tensions et l'insécurité dans la région.
Dans le contexte du Moyen-Orient, la rivalité entre l'Arabie saoudite et l'Iran est également un exemple du dilemme de sécurité. Chacun des deux pays perçoit les actions de l'autre comme une menace à sa propre sécurité et à ses intérêts régionaux. L'Iran soutient des groupes chiites dans plusieurs pays, tandis que l'Arabie saoudite soutient des forces opposées. Cette rivalité alimente les conflits au Yémen, en Syrie et en Irak, entraînant une escalade militaire et une instabilité régionale accrue.
Le dilemme de sécurité montre que les efforts des États pour assurer leur propre sécurité peuvent involontairement engendrer l'insécurité, conduisant à une spirale dangereuse. Les États agissent par intérêt égoïste pour préserver leur survie, mais leurs actions peuvent provoquer des réactions similaires de la part des autres, exacerbant les tensions.
Les moyens externes pour maintenir l'équilibre des forces
Pour prévenir la domination par une seule puissance et maintenir l'équilibre des forces, les États utilisent divers moyens externes. La stratégie du « diviser pour mieux régner » est l'une de ces méthodes. Par exemple, en Syrie, le régime de Bachar al-Assad a parfois libéré des territoires kurdes pour affaiblir l'opposition sunnite dominante, divisant ainsi ses adversaires. Cette fragmentation de l'opposition a permis au régime de conserver le pouvoir en exploitant les divisions internes.
La politique de balancier est une autre méthode utilisée par les États pour maintenir l'équilibre. La Turquie, par exemple, navigue entre ses relations avec l'Occident et ses liens avec la Russie, cherchant à maximiser ses intérêts nationaux en jouant sur plusieurs fronts. En adoptant une position flexible, la Turquie tente de prévenir l'excessif agrandissement d'une puissance voisine qui pourrait menacer sa sécurité.
Les États tampons jouent également un rôle dans la prévention des conflits entre grandes puissances. L'Ukraine, par exemple, est devenue un point focal entre la Russie et l'Occident. Sa position géographique en fait un État tampon, et les tensions autour de son orientation politique et de son intégrité territoriale reflètent les préoccupations de sécurité des deux côtés. La lutte pour l'influence en Ukraine illustre comment les États peuvent être pris dans le dilemme de sécurité des grandes puissances.
La survie des petits États dans un monde réaliste
Même les petits États peuvent survivre et naviguer dans le système international en adoptant des stratégies adaptées. La Suisse, par exemple, a maintenu une politique de neutralité armée, disposant d'une armée bien entraînée et défendant fermement sa souveraineté. Cette posture lui a permis de rester en dehors des conflits majeurs en Europe et de préserver sa sécurité dans un environnement souvent tumultueux.
De même, les pays scandinaves, tels que la Suède et la Finlande, ont adopté des politiques de défense solides tout en menant une diplomatie active pour préserver leur sécurité. Avec la récente invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, ces pays ont réévalué leur position et envisagent l'adhésion à l'OTAN pour renforcer leur sécurité, démontrant comment les petits États ajustent leurs stratégies en réponse au dilemme de sécurité.
Conclusion
Le dilemme de sécurité illustre la complexité des relations internationales dans le cadre réaliste. Les États, en cherchant à assurer leur propre sécurité, peuvent involontairement créer de l'insécurité pour eux-mêmes et pour les autres, entraînant une escalade des tensions. Les actions des États sont souvent motivées par l'intérêt personnel et la quête de puissance, mais peuvent conduire à des résultats paradoxaux.
En s'inspirant de Fénelon, nous comprenons que les États doivent constamment veiller à l'équilibre des forces pour préserver leur sécurité. La paix, dans ce contexte, n'est pas nécessairement le résultat d'intentions pacifiques, mais plutôt un sous-produit des actions égoïstes des États cherchant à éviter la domination par d'autres. Les moyens externes tels que les alliances, les politiques de balancier et le maintien d'États tampons sont des outils utilisés pour atteindre cet équilibre.
Cette analyse souligne que, dans le réalisme, la sécurité et la survie sont les préoccupations primordiales des États. Leurs actions, bien que motivées par l'intérêt personnel, peuvent paradoxalement engendrer de l'insécurité. Comprendre le dilemme de sécurité est essentiel pour analyser les dynamiques actuelles des relations internationales et pour envisager des solutions visant à atténuer les tensions et à promouvoir une stabilité durable.
Éthique et réalisme classique
Le réalisme classique en relations internationales est souvent perçu comme une théorie centrée sur la quête de puissance et l'intérêt national égoïste, parfois au détriment des considérations éthiques. Cependant, des penseurs tels que Max Weber ont souligné l'importance de l'éthique dans la politique, y compris dans le contexte réaliste. L'intégration de considérations éthiques dans l'analyse réaliste offre une compréhension plus nuancée des motivations et des actions des acteurs étatiques.
Dans son essai "Le Savant et le Politique" (Politik als Beruf), publié en 1919, Max Weber aborde la question de l'éthique dans l'action politique. Il distingue entre l'éthique de la conviction (Gesinnungsethik) et l'éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik), affirmant que :
« L'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la 'vocation politique'. »
— Max Weber, Le Savant et le Politique, 1919
Weber explique que l'éthique de la conviction consiste à agir en fonction de principes moraux absolus, indépendamment des conséquences. C'est une éthique qui guide l'action par des valeurs et des idéaux personnels. L'éthique de la responsabilité, quant à elle, implique de prendre en compte les conséquences de ses actions et d'assumer la responsabilité des résultats. C'est une éthique pragmatique, consciente des impacts réels sur le monde. Pour Weber, le véritable homme politique doit intégrer les deux éthiques, combinant une boussole morale avec une évaluation réaliste des conséquences de ses actions.
Après les ravages de la Première Guerre mondiale, une prise de conscience collective a émergé quant à la nécessité de repenser les relations internationales de manière plus humaine et morale. Les horreurs du conflit ont conduit de nombreux penseurs et décideurs à chercher des moyens de prévenir de futures guerres dévastatrices. La création de la Société des Nations (SDN) en 1920 est une expression de cette aspiration. Elle visait à promouvoir la coopération internationale, la sécurité collective et la résolution pacifique des conflits. La SDN reflétait une volonté d'intégrer des principes éthiques dans la gouvernance mondiale, cherchant à dépasser la politique de puissance traditionnelle pour instaurer un ordre international basé sur le droit et la justice.
Bien que le réalisme mette l'accent sur l'intérêt national et la quête de puissance, il ne rejette pas nécessairement les considérations éthiques. Les réalistes classiques reconnaissent que la morale peut jouer un rôle dans la politique internationale, mais ils insistent sur le fait que les décisions doivent être guidées par une évaluation pragmatique des intérêts et des conséquences. Hans Morgenthau, l'un des principaux théoriciens du réalisme classique, a également souligné l'importance de l'éthique en politique internationale. Dans son ouvrage "Politics Among Nations" (1948), il affirme que :
« L'homme politique réaliste est conscient de la tension entre le commandement moral et les exigences de la réussite politique... Il sait que l'éthique est indispensable pour juger l'action politique, mais il sait aussi que le succès politique est une nécessité morale. »
Morgenthau reconnaît le dilemme moral auquel sont confrontés les décideurs, qui doivent concilier les impératifs éthiques avec les réalités du pouvoir. Il suggère que la poursuite de l'intérêt national doit être équilibrée avec une responsabilité morale, reflétant l'idée weberienne de la complémentarité des éthiques.
Des exemples historiques illustrent comment l'éthique a été intégrée dans la politique réaliste. Après la Première Guerre mondiale, le président américain Woodrow Wilson a plaidé pour une paix basée sur des principes moraux, tels que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la création de la SDN. Bien que Wilson soit souvent associé au libéralisme, son approche intègre des éléments réalistes, reconnaissant la nécessité de structures institutionnelles pour maintenir la paix et prévenir les agressions futures.
Pendant la Guerre froide, la politique de détente entreprise par les États-Unis et l'Union soviétique dans les années 1970 reflète une prise en compte éthique des conséquences potentielles d'une guerre nucléaire, tout en étant guidée par des considérations réalistes de stabilité stratégique. Cette politique visait à réduire les tensions et le risque de conflit nucléaire, reconnaissant les implications catastrophiques d'une escalade militaire.
Les interventions humanitaires offrent un autre exemple de la tension entre éthique et réalisme. L'intervention de l'OTAN au Kosovo en 1999, par exemple, avait pour objectif de mettre fin aux violations des droits de l'homme et aux nettoyages ethniques. Bien que motivée par des préoccupations humanitaires, cette action a également été justifiée par des intérêts stratégiques, illustrant la complexité de concilier les impératifs moraux avec les réalités politiques.
Dans le monde actuel, les décideurs sont confrontés à des défis complexes où les considérations éthiques et les intérêts nationaux s'entremêlent. La crise climatique, par exemple, oblige les États à équilibrer leurs intérêts économiques immédiats avec la responsabilité de lutter contre le changement climatique. La coopération internationale sur le climat nécessite une approche qui intègre l'éthique de la responsabilité, reconnaissant les conséquences à long terme des actions présentes sur les générations futures.
La gestion des pandémies, comme celle de la COVID-19, implique des décisions qui affectent non seulement la sécurité nationale mais aussi le bien-être global. Les États doivent considérer l'éthique de la conviction (sauver des vies, solidarité internationale) et l'éthique de la responsabilité (gérer les impacts économiques, assurer la stabilité sociale). De même, la crise des réfugiés pose des dilemmes éthiques et sécuritaires, où les États doivent équilibrer leurs obligations morales envers les réfugiés avec les préoccupations liées à la sécurité nationale et aux ressources limitées.
L'éthique de la responsabilité, telle que décrite par Weber, est particulièrement pertinente pour les décideurs politiques réalistes. Elle implique une prise de conscience des conséquences de leurs actions sur le système international et sur les populations affectées. Les puissances nucléaires, par exemple, doivent gérer leurs arsenaux avec une extrême prudence, conscientes des implications catastrophiques potentielles d'une utilisation de ces armes. La notion de dissuasion nucléaire repose sur une compréhension réaliste du pouvoir, mais aussi sur une éthique de la responsabilité pour éviter l'anéantissement mutuel.
De même, les États doivent peser les avantages stratégiques d'une intervention militaire contre les coûts humains et les impacts à long terme sur la stabilité régionale. L'intervention en Libye en 2011 a soulevé des questions sur l'équilibre entre la protection des civils et les conséquences du renversement d'un régime sans plan de transition solide.
L'intégration de l'éthique dans le réalisme classique enrichit la compréhension des relations internationales en reconnaissant que les États, tout en poursuivant leurs intérêts nationaux, sont également guidés par des considérations morales. Max Weber, en soulignant la complémentarité de l'éthique de la conviction et de l'éthique de la responsabilité, offre un cadre pour comprendre comment les décideurs peuvent naviguer entre les impératifs moraux et les réalités du pouvoir. Dans le contexte post-Première Guerre mondiale, il y a eu une volonté de développer une analyse des relations internationales qui intègre les dimensions humaines et morales, cherchant à prévenir les horreurs du passé. Cette aspiration demeure pertinente aujourd'hui, alors que le monde fait face à des défis qui nécessitent une approche équilibrée, alliant pragmatisme réaliste et responsabilité éthique.
Les décideurs contemporains doivent constamment arbitrer entre leurs intérêts nationaux et leurs obligations éthiques. En reconnaissant que l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité « ne sont pas contradictoires, mais se complètent l'une l'autre », ils peuvent aspirer à une politique internationale qui soit à la fois efficace et moralement responsable.
Ethique des relations internationales
L'éthique joue un rôle central dans la compréhension des relations internationales, en particulier dans le contexte de la guerre. Les grandes doctrines éthiques offrent des perspectives variées sur la justification et la conduite des conflits armés. Parmi ces doctrines, on distingue le militarisme, le réalisme, la théorie de la guerre juste et le pacifisme. Chacune propose une approche différente de la moralité en temps de guerre, reflétant des valeurs et des principes spécifiques.
Le militarisme repose sur une éthique aristocratique de la fierté et de la gloire. Il valorise le patriotisme et l'honneur, célébrant le sacrifice pour la nation comme un idéal noble. Mourir en martyr est considéré comme l'expression ultime de la loyauté et du dévouement à la patrie. Cette vision glorifie la guerre comme un moyen d'affirmer la puissance et la grandeur nationales, mettant l'accent sur le courage individuel et collectif.
Le réalisme, quant à lui, est fondé sur une éthique de l'intérêt étatique ou national et de la prudence. Il considère que les actions des États sont guidées par la poursuite rationnelle de leurs intérêts propres, en particulier la sécurité et la survie. La morale est subordonnée aux nécessités de l'État, et les décisions sont prises en fonction des avantages stratégiques. Dans cette perspective, la guerre est un instrument politique utilisé pour protéger ou promouvoir les intérêts nationaux.
La théorie de la guerre juste propose une éthique de la justice internationale. Elle cherche à établir des critères moraux pour déterminer quand il est légitime de recourir à la force et comment la guerre doit être conduite. Les principes fondamentaux incluent la juste cause, l'intention droite, la proportionnalité et la discrimination entre combattants et non-combattants. Cette doctrine vise à limiter les souffrances inutiles et à assurer que la guerre serve des objectifs moralement défendables.
Le pacifisme représente une éthique de la non-violence, rejetant la guerre sous toutes ses formes. Il affirme que la violence ne peut jamais être moralement justifiée et que les conflits doivent être résolus par des moyens pacifiques. Les pacifistes prônent le dialogue, la coopération et le respect mutuel comme fondements des relations internationales.
Selon le philosophe contemporain Michael Walzer, si nous étions des réalistes tels que définis par les Athéniens, « nous nous dirions simplement, brutalement et directement, ce que nous voulons faire ou faire faire ; nous parlerions sans masque ». Cette observation met en lumière le fait que, dans la pratique, les acteurs internationaux n'agissent pas toujours avec une telle transparence. Au contraire, l'hypocrisie est omniprésente dans les relations internationales.
Walzer soutient que l'hypocrisie est la preuve que la connaissance morale existe. Les hypocrites révèlent, par leurs mensonges et leurs justifications, leur conscience du bien et du mal. Ils sentent le besoin de déguiser leurs véritables intentions parce qu'ils reconnaissent que ce qu'ils font est moralement répréhensible. Comme l'exprime Walzer :
« La preuve la plus claire de la stabilité de nos valeurs au fil du temps est le caractère immuable des mensonges que les soldats ou les hommes d'État racontent. Ils mentent pour se justifier, et ainsi ils décrivent pour nous les contours de la justice. Partout où nous trouvons l'hypocrisie, nous trouvons aussi la connaissance morale. »
Cette idée est renforcée par la maxime de La Rochefoucauld : « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. » Lorsqu'un dirigeant prétend agir pour des raisons honorables alors que ses motivations sont égoïstes ou malveillantes, il reconnaît implicitement les normes morales qu'il transgresse. Par exemple, Hitler a justifié l'invasion de la Pologne en 1939 en affirmant qu'il répondait à des agressions polonaises, alors qu'il préparait une guerre d'agression planifiée. En déguisant ses intentions, il rendait hommage aux principes moraux qu'il violait.
La présence de l'hypocrisie indique que les acteurs internationaux possèdent une conscience morale, même s'ils choisissent de l'ignorer ou de la contourner. Le fait qu'ils ressentent le besoin de mentir pour camoufler leurs actions révèle qu'ils comprennent les normes éthiques en jeu. Cependant, comme le souligne Walzer, la connaissance morale ne se traduit pas nécessairement par une action morale. Les hypocrites peuvent commettre des actes immoraux tout en étant conscients du bien.
Dans les relations internationales contemporaines, l'hypocrisie se manifeste de diverses manières. Les États peuvent invoquer des motifs humanitaires pour justifier des interventions militaires motivées par des intérêts stratégiques. Par exemple, l'intervention en Libye en 2011 a été présentée comme une mission de protection des civils, mais a également servi des objectifs politiques et économiques pour certains pays impliqués. De même, les discours sur la promotion de la démocratie peuvent masquer des ambitions géopolitiques.
La prise de conscience de cette hypocrisie souligne l'importance de l'éthique dans les relations internationales. Elle invite à une réflexion sur les motivations réelles des acteurs étatiques et sur la nécessité de promouvoir une plus grande transparence et une responsabilité morale. Les doctrines éthiques, qu'il s'agisse du réalisme, du militarisme, de la guerre juste ou du pacifisme, offrent des cadres pour évaluer les actions internationales et encourager des comportements plus éthiques.
L'éthique de la responsabilité, telle que décrite par Max Weber, reste pertinente. Elle exige que les décideurs politiques considèrent non seulement les conséquences de leurs actions sur leurs propres intérêts, mais aussi sur les normes morales et les valeurs universelles. En reconnaissant la tension entre l'intérêt national et les impératifs éthiques, les dirigeants peuvent chercher à agir de manière à la fois efficace et moralement défendable.
L'éthique des relations internationales est un domaine complexe où se croisent les intérêts nationaux, les principes moraux et les réalités du pouvoir. L'hypocrisie, loin d'être simplement un vice, révèle la présence d'une conscience morale chez les acteurs internationaux. Elle souligne la nécessité d'une réflexion éthique approfondie pour guider les actions sur la scène mondiale. En intégrant les leçons des différentes doctrines éthiques et en restant vigilants face aux tentations de l'hypocrisie, les États peuvent aspirer à des relations internationales plus justes et plus pacifiques.
Problèmes du choix moral en politique internationale
La question de l'éthique en politique internationale soulève des défis complexes liés au choix moral. Les décideurs sont souvent confrontés à des situations ambiguës et indéterminées où les principes moraux entrent en conflit, rendant difficile l'application d'une éthique claire et cohérente. Cette partie explore les principaux problèmes du choix moral dans les relations internationales, en examinant les tensions entre les principes éthiques, la nature du politique et la responsabilité des acteurs.
L'un des premiers défis du choix moral en politique internationale réside dans l'ambiguïté des principes éthiques généraux à appliquer. Il est souvent difficile de déterminer quels principes du bien doivent être suivis, surtout lorsque des valeurs universelles entrent en conflit avec des intérêts nationaux ou culturels spécifiques. De plus, en cas de conflit entre principes généraux, il est complexe de savoir lequel doit prévaloir. L'application de ces principes moraux à une situation particulière est également problématique, car les contextes internationaux sont souvent complexes, avec des enjeux multiples et des conséquences imprévisibles.
Il est essentiel de poser la question morale et d'agir après une réflexion éthique approfondie. Réfléchir avant et après avoir agi permet d'évaluer les implications morales des décisions prises et de corriger le cours si nécessaire. L'absence de jugement moral peut conduire à des actions imprudentes ou injustes sur la scène internationale. Cependant, l'indétermination quant aux valeurs à considérer complique encore davantage le choix moral. Veut-on le bien de toute l'humanité, d'un groupe spécifique ou de l'humanité à venir ? Les politiques peuvent avoir des impacts différents sur divers groupes, générations présentes ou futures. Sur le plan international, les acteurs sont diversifiés : États, organisations internationales (OI), organisations non gouvernementales (ONG), mouvements transnationaux, chacun ayant des intérêts et des valeurs différents.
Par exemple, l'aide au développement économique et social entraîne des gagnants et des perdants. Qui finance les coûts et qui en profite réellement ? Lorsqu'on aide un mendiant, il s'agit d'une relation entre deux personnes. En revanche, aider financièrement un groupe peut avoir des conséquences plus larges au niveau social. L'exemple des femmes au Mali illustre cela : avec plus de revenus, elles peuvent devenir plus indépendantes de leur mari, ce qui peut bouleverser les structures sociales traditionnelles. Ces conséquences secondaires doivent être prises en compte lors de l'élaboration des politiques.
Il est parfois utile de passer d'analogies domestiques au niveau international pour éclairer les dilemmes moraux. Par exemple, un adulte témoin de violence entre enfants doit-il intervenir ? Cette question peut être transposée à la légitimité d'une intervention armée dans un autre pays. De la même manière, on peut se demander si l'intervention armée en Libye était légitime. Ces analogies mettent en évidence la complexité des décisions morales en politique internationale, où les actions entreprises peuvent avoir des répercussions majeures sur les sociétés concernées.
La nature du politique, en particulier la notion de « violence légitime » de l'État telle que décrite par Hobbes, ajoute une couche supplémentaire de complexité. Selon Hobbes, l'État détient le monopole de la violence légitime pour assurer l'ordre et la sécurité. De même, Max Weber définit trois types de légitimité du pouvoir : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle. Dans chaque cas, l'État exerce un monopole sur les règles légales et l'usage de la force, interdisant les polices privées et les justices parallèles. Cette concentration du pouvoir soulève des questions éthiques sur l'usage de la violence et la responsabilité des dirigeants.
Il existe une tension notable entre l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. L'éthique de la responsabilité soutient que nous devons répondre des conséquences de nos actes, en réfléchissant avant d'agir. Les acteurs politiques doivent anticiper les effets de leurs décisions sur la société et la communauté internationale. L'éthique de la conviction, en revanche, est celle où l'individu agit selon ses principes moraux profonds, indépendamment des résultats. Par exemple, un chrétien peut faire son devoir et s'en remettre à Dieu pour le résultat de ses actions. Cette tension soulève plusieurs questions : les acteurs répondant à l'éthique de la responsabilité pensent-ils réellement aux conséquences de leurs actes ? L'homme qui agit par conviction se désintéresse-t-il forcément des conséquences de ses actions ?
La vérité est une valeur éthique essentielle en politique internationale. Elle est liée à l'idée de réalité empirique et à la nécessité de baser les décisions sur des faits vérifiables. Si toutes les valeurs sont considérées comme également bonnes, cela peut conduire à une tolérance excessive, y compris envers des actions moralement répréhensibles. Par exemple, la société est généralement intolérante envers ceux qui nient les droits des autres ou qui commettent des actes de barbarie, comme Hitler l'a fait. Reconnaître la vérité permet de condamner les injustices et d'agir en faveur de la justice et de la paix.
Max Weber souligne que quiconque veut instaurer par la force la justice sociale sur terre a besoin de partisans, c'est-à-dire d'un appareil humain. Même un leader moralement exemplaire comme Mahatma Gandhi doit réfléchir au fait que tous ses partisans ne partagent pas nécessairement sa pureté d'intention. Sur le plan politique, il est crucial de penser à comment motiver les gens et quels intérêts vont les mobiliser. En politique, la forme peut mobiliser autant que le fond. Par exemple, le franc-parler de Donald Trump a mobilisé de nombreux électeurs aux États-Unis, même si tous n'étaient pas en accord avec le fond de ses idées. Le style de communication et la capacité à toucher les émotions des gens jouent un rôle significatif dans la mobilisation politique.
Reprenant la pensée de Max Weber, l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais se complètent pour composer l'homme authentique. Un dirigeant doit intégrer ses principes moraux personnels tout en assumant les conséquences de ses actions sur la société. Cette intégration permet de naviguer avec intégrité dans les complexités de la politique internationale.
Les problèmes du choix moral en politique internationale sont nombreux et complexes. L'ambiguïté des principes éthiques, l'indétermination des valeurs à considérer, la nature du politique et la tension entre différentes éthiques rendent les décisions difficiles. Cependant, il est essentiel que les acteurs internationaux posent la question morale, réfléchissent avant d'agir et assument la responsabilité de leurs actions. La vérité, en tant que valeur éthique indispensable, doit guider les décisions pour éviter la tolérance de l'inacceptable. La mobilisation politique nécessite une attention à la fois au fond et à la forme, en reconnaissant que les moyens de communication et de persuasion influencent fortement l'engagement des individus. En intégrant l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité, les décideurs peuvent aspirer à une politique internationale plus juste et plus efficace. Cette approche équilibrée permet de naviguer les défis moraux complexes, en cherchant à promouvoir le bien commun tout en assumant les réalités du pouvoir et des conséquences de chaque action.
Aux sources de l'éthique du réalisme politique classique, ou de l'anthropologie théologique de Reinhold Niebuhr
Le réalisme politique classique trouve une de ses sources éthiques dans l'anthropologie théologique de Reinhold Niebuhr (1892-1971), théologien américain influent du XXᵉ siècle. Niebuhr a développé une compréhension profonde de la nature humaine, mettant en lumière les contradictions inhérentes à l'humanité et leurs implications pour la politique internationale.
Selon Niebuhr, l'humanité possède une capacité unique à se transcender, grâce à son identité spirituelle qui la relie à Dieu. Cette dimension spirituelle confère à l'homme une aspiration vers le bien et la justice. Toutefois, Niebuhr souligne que l'humanité vit dans le péché, une condition qu'elle cherche souvent à nier. Cette dualité crée une ambiguïté fondamentale dans la nature humaine : l'homme est capable du bien, mais commet fréquemment le mal.
Cette question renvoie au dilemme théologique classique : comment un Dieu bon a-t-il pu créer un homme qui commet le mal ? La réponse réside dans le concept du libre arbitre. Dieu a doté l'homme de la liberté de choix, ce qui implique la possibilité de choisir le mal. Niebuhr insiste sur le fait que l'homme, bien qu'étant une créature limitée et imparfaite, agit souvent comme s'il était omniscient et omnipotent. Il écrit :
« L'homme est ignorant et impliqué dans les limitations d'un esprit fini ; mais il prétend qu'il n'est pas limité. »
Cette fierté et cette volonté de puissance mènent l'homme à commettre des actes qui perturbent l'harmonie de la création. Niebuhr observe que toutes les entreprises intellectuelles et culturelles de l'homme sont donc infectées par le péché d'orgueil :
« Toutes ses quêtes intellectuelles et culturelles deviennent ainsi infectées par le péché de fierté. La fierté et la volonté de puissance de l'homme perturbent l'harmonie de la création. »
Au niveau collectif, cette dynamique est amplifiée. Le passage de l'individu à la collectivité politique cumule les égoïsmes individuels et renforce le calcul des intérêts. Niebuhr affirme :
« La société (…) ne fait que cumuler l'égoïsme des individus et transmuer leur altruisme individuel en égoïsme collectif, de sorte que l'égoïsme du groupe a une double force. Pour cette raison, aucun groupe n'agit avec une intention purement désintéressée ou même mutuelle, et la politique est donc destinée à être une lutte de pouvoir. »
Cette perspective souligne la difficulté de réaliser le bien à l'échelle collective. Les nations, guidées par des intérêts égoïstes et une vision biaisée de leur propre vertu, ont tendance à l'arrogance, à l'hypocrisie et à la folie des grandeurs. Niebuhr critique notamment la politique étrangère américaine, qu'il décrit comme caractérisée par un absolutisme éthique, un utopisme certain et un moralisme idéologique.
Le concept de "Destinée manifeste" (Manifest Destiny) illustre cette attitude, où les États-Unis se perçoivent comme investis d'une mission divine pour répandre la démocratie et les valeurs américaines dans le monde. Cette conviction peut conduire à l'imposition de ces idéaux à d'autres nations, parfois par la force, sans considérer les conséquences négatives ou le manque de légitimité perçu par les populations locales.
Cette critique s'applique aux interventions américaines au Moyen-Orient, où la promotion de la démocratie a souvent été associée à des actions militaires controversées. Niebuhr met en garde contre les dangers d'un moralisme absolu en politique étrangère, qui ignore les complexités du monde et les limites inhérentes à l'action humaine.
Dans ce contexte, Barack Obama incarne une approche plus prudente et réfléchie, alignée sur la vision de Niebuhr. Obama est connu pour son scepticisme quant à la capacité d'imposer le bien par la force. Il reconnaît les limites du pouvoir américain et la nécessité de considérer les conséquences imprévues des interventions étrangères. Cette attitude reflète également les idées de Hans Morgenthau, un autre théoricien du réalisme politique, qui souligne l'importance de la prudence et de la responsabilité morale dans la conduite des affaires internationales.
Obama, dans ses discours et ses politiques, a souvent mis l'accent sur la diplomatie, la coopération internationale et la compréhension des perspectives des autres nations. Il a cherché à éviter les excès de l'idéalisme naïf et du moralisme simpliste, préférant une approche réaliste qui tient compte des intérêts nationaux tout en respectant les principes éthiques.
Reinhold Niebuhr propose ainsi une vision du réalisme politique qui intègre une profonde réflexion éthique. Il reconnaît les imperfections de l'homme et la tendance à l'égoïsme collectif, mais il n'abandonne pas l'idée que la moralité a un rôle à jouer en politique internationale. Au contraire, il appelle à une conscience aiguë de nos propres limitations et à une humilité face aux défis mondiaux.
Sa pensée invite les dirigeants à éviter l'arrogance et l'hypocrisie, à reconnaître la tentation de la puissance et à agir avec prudence. Niebuhr souligne que le bien est possible, mais il est difficile à réaliser, surtout au niveau collectif. Cela nécessite une vigilance constante et une volonté de confronter honnêtement les motivations réelles derrière les actions politiques.
En conclusion, l'anthropologie théologique de Reinhold Niebuhr offre une source éthique essentielle pour le réalisme politique classique. En mettant en lumière les contradictions de la nature humaine et les dangers de l'orgueil collectif, Niebuhr fournit un cadre pour comprendre les défis moraux de la politique internationale. Sa critique de l'absolutisme éthique et du moralisme idéologique reste pertinente aujourd'hui, rappelant aux dirigeants la nécessité de combiner réalisme et éthique dans la poursuite de la paix et de la justice sur la scène mondiale.
L’éthique réaliste classique de Morgenthau
La pensée de Hans Morgenthau occupe une place centrale dans le réalisme politique classique. Son approche de l'éthique en relations internationales se distingue par une vision pragmatique et prudente de l'action politique, où l'intérêt national et la sécurité de l'État sont au cœur des préoccupations. Morgenthau considère l'homme d'État comme un agent moral et un mandataire responsable, dont la principale obligation est d'agir en fonction de l'intérêt national, défini avant tout comme la préservation de la sécurité nationale, l'intégrité des institutions politiques et la sauvegarde du territoire.
Pour Morgenthau, l'homme d'État doit penser en termes de conséquences de ses actions plutôt que de poursuivre un bien absolu ou des idéaux moraux universels. Contrairement à un individu agissant seul, le dirigeant politique porte la responsabilité de la nation tout entière et doit donc évaluer les impacts réels de ses décisions sur la sécurité et la survie de l'État. Cette perspective exige une approche réaliste, où les actions sont guidées par une évaluation rationnelle des intérêts nationaux et des dynamiques de pouvoir sur la scène internationale.
La prudence émerge comme la valeur morale centrale dans la vision de Morgenthau. Elle se manifeste à travers la pratique de la diplomatie et une stratégie d'équilibre des forces, permettant à l'État de naviguer dans un environnement international anarchique et compétitif. La prudence implique une méfiance vis-à-vis des autres puissances, reconnaissant que chaque État poursuit ses propres intérêts. Elle encourage les dirigeants à éviter les actions impulsives ou idéologiques qui pourraient mettre en danger la sécurité nationale.
Le réalisme politique de Morgenthau moralise ainsi la défense de l'État, en justifiant la recherche de la puissance et de la sécurité comme des objectifs légitimes et nécessaires. Cette position se fonde sur la conviction que le système international est caractérisé par une lutte constante pour le pouvoir, où seuls les États capables de protéger leurs intérêts survivent. L'homme d'État doit donc faire preuve de discernement et de responsabilité, en tenant compte des réalités du pouvoir et des limites de l'action humaine.
Morgenthau s'oppose fermement à l'idéologie éthique, c'est-à-dire à l'utilisation hypocrite de la morale pour justifier des politiques étrangères motivées par la recherche de la puissance. Il critique les États qui prétendent agir au nom de la justice ou de valeurs universelles, alors qu'en réalité, ils poursuivent des intérêts égoïstes. Cette instrumentalisation de la morale conduit à la démonisation de l'adversaire, en le présentant comme incarnant le mal absolu, et justifie ainsi des actions agressives ou impérialistes.
Un exemple pertinent est la politique étrangère des États-Unis, qui se voient souvent comme les défenseurs de la démocratie, de la liberté et des droits de l'homme. Morgenthau souligne que cette rhétorique masque parfois des motivations géopolitiques, où la promotion de la démocratie sert de prétexte pour étendre l'influence américaine ou contrer des adversaires stratégiques. La politique étrangère américaine est marquée par une composante sentimentaliste, où l'amour de la liberté et de la démocratie est présenté comme le grand motivateur des actions, même si les intérêts nationaux jouent un rôle déterminant.
Morgenthau met en garde contre les dangers de se focaliser sur une seule valeur morale, comme la démocratie, au détriment d'une analyse nuancée des situations internationales. Il affirme que l'absolutisme moral ou sentimentalisme, qui élève une valeur au-dessus de toutes les autres, conduit à une vision simpliste et dangereuse des relations internationales. Cela peut entraîner des politiques rigides, incapables de s'adapter à la complexité du monde et susceptibles de provoquer des conflits inutiles.
Il critique également les ONG monothématiques ou les mouvements idéologiques qui poursuivent un agenda unique, sans considérer les conséquences négatives potentielles de leurs actions. De même, il dénonce le jihad absolu anti-occidental, où une vision manichéenne du monde justifie la violence au nom d'un idéal unique. Pour Morgenthau, une telle approche absolutiste ignore les réalités du pouvoir et les nuances des relations humaines, menant à des politiques imprudentes et destructrices.
La pensée de Morgenthau insiste sur la nécessité pour les dirigeants de reconnaître la complexité des relations internationales. Les actions doivent être guidées par une compréhension profonde des intérêts nationaux, des dynamiques de pouvoir et des conséquences potentielles. La prudence et la modération sont essentielles pour éviter les excès idéologiques et les conflits inutiles.
En outre, Morgenthau souligne l'importance de la responsabilité morale des dirigeants. Bien que l'homme d'État doive protéger les intérêts nationaux, il ne doit pas ignorer les impératifs éthiques. Il doit éviter de commettre des actes qui pourraient être moralement répréhensibles, même si cela semble servir l'intérêt national à court terme. Par exemple, le suicide d'Adolf Hitler à la fin de la Seconde Guerre mondiale peut être considéré comme immoral du point de vue de Morgenthau, non seulement en raison des crimes commis, mais aussi parce que, en tant que dirigeant, Hitler avait des responsabilités envers son peuple qu'il a abandonnées.
La vision de Morgenthau invite à une réflexion équilibrée entre les intérêts nationaux et les considérations morales. Il reconnaît que la poursuite de la puissance est inhérente au système international, mais il encourage les dirigeants à agir avec prudence et modération, en évitant l'hypocrisie morale et l'absolutisme idéologique. Cette approche permet de naviguer les défis du monde contemporain, où les actions des États ont des répercussions mondiales.
En conclusion, l'éthique réaliste classique de Morgenthau offre une perspective qui combine la poursuite rationnelle de l'intérêt national avec une conscience éthique des responsabilités des dirigeants. En évitant l'idéologie éthique et l'absolutisme moral, les États peuvent adopter des politiques étrangères plus nuancées et efficaces, capables de promouvoir la sécurité nationale tout en respectant les principes moraux fondamentaux. La prudence, en tant que valeur centrale, guide les actions vers une diplomatie équilibrée et une stratégie d'équilibre des forces, contribuant ainsi à la stabilité et à la paix internationales.
Notes
- Dialogue mélien - Le Dialogue mélien, plus précisément le dialogue entre les Athéniens et les Méliens, est un débat inclus par Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, récit du conflit désastreux qui pendant 27 ans (431–404) opposa les puissantes cités grecques Athènes et Sparte.
- Les Etats-Unis face aux puissances émergentes : quelles stratégies à disposition des protagonistes ? - Tanguy Struye de Swielande