L’Éthique du Réalisme : Enjeux et Débats

De Baripedia

L’éthique du réalisme en relations internationales constitue une approche fascinante et controversée qui explore les interactions entre moralité et pragmatisme dans un contexte mondial souvent marqué par des conflits d’intérêts et des asymétries de pouvoir. Ancrée dans une tradition philosophique et politique ancienne, cette perspective met l’accent sur la compréhension réaliste des comportements humains et des relations entre États, tout en questionnant la pertinence et les limites des principes moraux dans un monde dominé par la quête de puissance et la survie.

L’idée centrale du réalisme repose sur l’assertion que les États, en tant qu’acteurs principaux des relations internationales, agissent avant tout en fonction de leur intérêt national. Ce postulat est souvent associé à une vision pessimiste de la nature humaine, héritée de penseurs comme Thomas Hobbes, qui considère que la compétition, la méfiance et la quête de gloire sont des moteurs essentiels du comportement humain. Cependant, cette approche ne rejette pas totalement l’éthique : elle en propose une lecture adaptée aux réalités d’un système anarchique où la moralité traditionnelle se heurte aux exigences de la survie.

L’éthique réaliste est ainsi marquée par des dilemmes fondamentaux. Comment concilier les impératifs moraux universels avec les intérêts stratégiques particuliers ? Dans quelle mesure un État peut-il justifier des actions moralement contestables au nom de la sécurité collective ou de l’équilibre des puissances ? Ces questions, au cœur des débats sur l’éthique réaliste, illustrent les tensions constantes entre idéalisme et pragmatisme dans la conduite des affaires internationales.

L’apport de penseurs majeurs comme Reinhold Niebuhr et Hans Morgenthau a été déterminant pour formuler une éthique réaliste qui dépasse le simple cynisme. Niebuhr insiste sur la reconnaissance des limites humaines et sur l’humilité nécessaire dans les décisions politiques, tandis que Morgenthau introduit le concept de prudence comme vertu cardinale du dirigeant. Ces contributions soulignent que, bien que les réalistes rejettent les idéaux utopiques, ils n’abandonnent pas l’idée d’une responsabilité morale dans la gestion des affaires publiques.

Ainsi, cet article propose d’examiner en profondeur les fondements philosophiques, les enjeux pratiques et les débats contemporains entourant l’éthique du réalisme. En analysant les tensions entre moralité et pragmatisme, entre principes universels et contextes spécifiques, il vise à éclairer les choix complexes auxquels sont confrontés les décideurs dans un monde où les dilemmes moraux sont omniprésents. Par une exploration critique des concepts et des positions théoriques, cette réflexion entend contribuer à une meilleure compréhension des défis éthiques en politique internationale.

Qu'est ce que l'éthique

L’éthique, du grec ethos signifiant « mœurs », et la morale, dérivée du latin mores, désignant également les « mœurs », constituent des disciplines qui s’interrogent sur le « bien », les « bonnes mœurs » et la « bonne vie ». L’éthique se distingue toutefois par son approche systématique, visant à examiner et à structurer les principes qui orientent les actions humaines dans une quête de justice, de vertu et de responsabilité.

En politique, l’éthique joue un rôle fondamental, en tant qu’elle confronte les dirigeants aux dilemmes moraux inhérents à leurs décisions. Max Weber, dans son essai Politik als Beruf (1919), a illustré cette tension en distinguant deux cadres éthiques principaux : l’éthique de la conviction (Gesinnungsethik) et l’éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik). Selon Weber, ces deux approches, loin de s’opposer, se complètent pour former l’homme authentique, celui qui peut prétendre à la « vocation politique ». Tandis que l’éthique de la conviction repose sur des principes immuables et universels, l’éthique de la responsabilité s’adapte aux conséquences pratiques des actes, reconnaissant que la réalité impose des compromis entre valeurs idéales et contraintes contextuelles.

L'Éthique et le Sentiment Moral en Relations Internationales

En relations internationales, l’éthique est souvent mise à l’épreuve dans un système anarchique où les États agissent en fonction de leurs intérêts. Pourtant, la reconnaissance d’un sentiment moral, même implicite, se manifeste dans des comportements tels que l’hypocrisie politique. Lorsque les États cherchent à justifier moralement leurs actions, même les plus contestables, ils témoignent de l’existence d’une norme morale sous-jacente. L’hypocrisie devient alors la preuve paradoxale que les idéaux éthiques continuent d’exercer une influence, même dans un environnement dominé par des rapports de force.

Les Grandes Doctrines Éthiques Face à la Guerre

L’éthique trouve une application particulièrement complexe dans les théories relatives à la guerre. Quatre grandes doctrines se distinguent, chacune proposant une lecture éthique différente :

  • Le militarisme : Inspiré par une éthique aristocratique, il valorise la fierté, l’honneur et la gloire. La guerre est perçue comme un vecteur d’accomplissement personnel et collectif.
  • Le réalisme : Ancré dans une éthique de l’intérêt étatique ou national, le réalisme met en avant la prudence et la quête de puissance comme impératifs moraux, tout en rejetant les idéaux utopiques.
  • La théorie de la guerre juste : Cette approche repose sur une éthique de la justice internationale, visant à encadrer les conditions dans lesquelles la guerre peut être moralement justifiée, notamment par des principes de légitimité, de proportionnalité et de nécessité.
  • Le pacifisme : Porté par une éthique de la non-violence, le pacifisme rejette la guerre sous toutes ses formes, affirmant que la paix constitue le seul véritable impératif moral.

Vers une Synthèse Éthique

Ces approches ne s’excluent pas mutuellement, mais reflètent des tentatives variées de concilier les aspirations humaines à la justice, la sécurité et la dignité. Elles mettent en lumière les dilemmes auxquels sont confrontés les individus et les États dans leurs choix, entre idéal moral et pragmatisme. En ce sens, elles illustrent le rôle fondamental de l’éthique : éclairer la complexité du réel tout en guidant les acteurs vers des décisions qui, bien que parfois imparfaites, reflètent une quête sincère de sens et de responsabilité.

1. Problèmes du choix moral en politique internationale

1.1 ► ambiguïté: quels principes éthiques généraux du bien appliquer?

que faire en cas de conflit entre principes généraux? comment appliquer ces principes moraux à une situation particulière? – une première réponse minimaliste: un jugement moral est préférable à l'absence de jugement moral.

1.2 ► indétermination: qui et quelles valeurs considérer?

N.B.: sur le plan international, on est typiquement en situation de collectivités diverses (États, OI, ONG, mouvements transnationaux etc.) => problème de l'analogie domestique, qui est souvent utilisée; exemples: – adulte témoin de violences entre enfants => intervention ? - analogie domestique: quid de l'intervention humanitaire ? mais qui en supporte les coûts ? qui en profite ? – adulte face au mendiant => aide ? - analogie domestique : quid de l'aide au développement économique et social (notamment par les anciens colonisateurs) ? - mais qui en finance les coûts et qui en profite ?

1.3 ► nature du politique = "violence (physique) légitime" de l'État (Hobbes)

Weber: légitimité par tradition, charisme, règles légales (Gewaltmonopol);

or, tension entre: – éthique de la responsabilité (verantwortungsethisch) = "Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes." – éthique de la conviction (gesinnungsethisch) = par exemple: "Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu."

de plus:

"bien décider" (Wertrationalität) "bien décider" (Zweckrationalität) bonnes valeurs rationalité instrumentale/efficacité




N.B.: la vérité, une valeur éthique indispensable: – intégrité de l'acteur (sa propre 'vérité', authenticité, honnêteté) et – la vérité (prise en compte de la réalité empirique)


problème: "pour atteindre des fins 'bonnes', nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d'une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d'autre part la possibilité ou encore l'éventualité de conséquences fâcheuses. (…) Quiconque veut instaurer par la force la justice sociale sur terre a besoin de partisans, c'est-à-dire d'un appareil humain. Or cet appareil ne marche que si on lui fait entrevoir les récompenses psychologiques (haine, vengeance, ressentiment, avoir raison à tout prix) ou matérielles (aventure, victoire, butin, pouvoir et prébendes) indispensables, qu'elles soient célestes ou terrestres."

=> compromission avec "des puissances diaboliques"→"mains sales"


'solution' de Max Weber: "l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique" – exemple de Weber: Martin Luther en 1521 à Worms, "Hier stehe ich, ich kann nicht anders, Gott helfe mir. Amen."







2. Aux sources de l'éthique du réalisme politique classique, ou de l'anthropologie théologique de Reinhold Niebuhr

Pour Niebuhr (1932, 1943), théologien américain, qui suit Luther: – l'humanité a une capacité de se transcender du fait de son identité spirituelle la portant vers Dieu – toutefois, elle vit dans le péché – ceci tout en désirant nier cette condition

=> profonde ambiguïté => fierté et volonté de puissance: "Man is insecure and involved in natural contingency; he seeks to overcome his insecurity by a will-to-power which overreaches the limits of human creatureliness. Man is ignorant and involved in the limitations of a finite mind; but he pretends that he is not limited. He assumes that he can gradually transcend finite limitation until his mind becomes identical with the universal mind. All of his intellectual and cultural pursuits, therefore, become infected with the sin of pride. Man's pride and will-to-power disturb the harmony of creation."


volonté de puissance de l'homme sur 3 plans:

1. recherche de la sécurité => désir de dominer les autres

2. recherche de conceptions générales du monde => désir de transcender l'histoire: "All human knowledge is tainted with an 'ideological' taint. It pretends to be more true than it is. It is finite knowledge, gained from a particular perspective; but it pretends to be final and ultimate knowledge."

3. recherche d'une éthique absolue => désir de transcender les règles morales de son époque




N.B.: Passage du niveau individuel au collectif politique qui va cumuler les égoïsmes et renforcer le calcul d'intérêts:

– "society (…) merely cumulates the egoism of individuals and transmutes their individual altruism into collective egoism so that the egoism of the group has a double force. For this reason no group acts from purely unselfish or even mutual intent and politics is therefore bound to be a contest of power." – "love, which depends upon emotion (…) is baffled by the more intricate social relations in which the highest ethical attitudes are achieved only by careful calculation." – "Politics will, to the end of history, be an area where conscience and power meet, where the ethical and coercive factors of human life will interpenetrate and work out their tentative and uneasy compromises."

=> arrogance, hypocrisie, illusion, folie des grandeurs bon exemple: la politique étrangère américaine caractérisée par un certain absolutisme éthique, un utopianisme certain ("Manifest Destiny"), un moralisme idéologique ("répandre la démocratie dans le monde")

3. L'éthique réaliste classique de Morgenthau

cf. Hans Morgenthau, Politics Among Nations: The Struggle for Power and Peace, (1st ed. 1948, 6th ed. 1985):

3.1 ► l'homme d'Etat est un agent moral, un mandataire responsable devant agir suivant l'intérêt national, soit, avant tout, la sécurité nationale (=> intégrité institutions politiques; intégrité territoriale)

– "The statesman must think in terms of the national interest, conceived as power among other powers. The popular mind, unaware of the fine distinctions of the statesman’s thinking, reasons more often than not in the simple moralistic and legalistic terms of absolute good and absolute evil."




– "Realism maintains that universal moral principles cannot be applied to the actions of states (...). The individual may say for himself: "Let justice be done, even if the world must perish", but the state has no right to say so in the name of those who are in its care. (...) While the individual has a moral right to sacrifice himself in defense of such a moral principle, the state has no right to let its moral disapprobation of the infringement of (that moral principle) get in the way of successful political action, itself inspired by the moral principle of national survival."

=> prudence, => diplomatie et équilibre des forces:

"Empêcher le voisin d'être trop puissant, ce n'est point faire un mail: c'est se garantir de la servitude et en garantir ses autres voisins; en un mot, c'est travailler à la liberté, à la tranquilité, au salut publi" (Fénélon)




3.2 ► Morgenthau est donc contre:

– idéologie éthique = mauvaise justification de la politique étrangère, une morale utilisée à des fins (hypocrites) de légitimation politique

– absolutisme moral (ou sentimentalisme) = ériger une valeur morale au-dessus des autres = se concentrer sur une seule valeur morale (exemples: démocratie; ONG mono-thématiques)


► en d'autres termes, Morgenthau est wébérien:

"l'éthique de la conviction (Gesinnungsethik) et l'éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik) ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la 'vocation politique'."