L’Amérique latine vers 1850 : sociétés, économies, politiques

De Baripedia


Nous allons voir les contrastes entre l’Amérique latine et les États-Unis. Ces contrastes prennent de l’ampleur dans ce milieu du XIXème siècle en raison des fortes différences qui existent entre ces régions et au cours de leurs processus d’indépendances, d’autre part il y a des différences à l’intérieur de ces deux grands blocs.

En Amérique latine, se développe le libéralisme économique qui profite à une infime minorité, mais qui rend l’immense majorité de plus en plus pauvre, dépossédée de la terre, exploitée et précarisée.

Aux États-Unis c’est aussi le règne du libéralisme économique tandis que l’écart entre riches et pauvres grandis, c’est aussi l’écart entre le Nord qui s’industrialise et se modernise en partie grâce à l’arrivée d’immigrants tandis que le Sud appelé le « roi coton » produit un coton par un grand nombre d’esclaves qui mènera à la guerre de Sécession appelée « guerre civile » aux États-Unis.

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1825 - 1850 : instabilité et ajustements

Les guerres d’indépendances sont suivies entre 1825 et 1850 par une longue période d’instabilité et d’ajustements. En 1822, le Brésil est devenu un empire sous Pedro Ier continuant à fonctionner aux dépens de l’esclavage sans grands changements politiques. Pour les anciennes colonies continentales de l’Espagne, l’indépendance signifie une grande rupture politique.

Les nouvelles nations ont rejeté l’autorité suprême du roi d’Espagne, supposément protectrice et qui était justifiée par la tradition et la religion catholique. Maintenant, en principe, l’autorité suprême est la constitution c’est-à-dire un document écrit pour une population dans son immense majorité analphabète, un document avec lequel peu de gens peuvent s’identifier et encore plus grave c’est un document souvent inapplicable, parce que souvent inspiré par les constitutions des États-Unis et de la France.

Il y a une grande continuité économique, car la propriété de la terre continue d’être la principale source de richesse, de statut et de pouvoir. Maintenait, il faut contrôler le pouvoir politique pour acquérir de la terre. Il y a des terres à acquérir : les terres des Espagnols qui ont quitté le continent qui sont devenues « domaine national » après le départ, également les terres des communautés indiennes qui ne sont plus protégées par le roi parce qu’on est dans le règne de la propriété privée ainsi que toutes les terres des paysans qui n’ont pas de titres de propriété sur les terres qu’ils travaillent.

Puisque l’autorité suprême est la constitution, le type de constitution représente un enjeu qui peut entrainer des guerres civiles.

Pour comprendre cela, il faut s’imaginer ces nouvelles nations. Leurs économies et leurs commerces ont été partiellement détruits par les guerres d’indépendances et leurs élites créoles ont peu d’expérience de gouvernement. L’État en tant qu’organisation avec son personnel, ses revenus prônent des taxes et des impôts tandis que son contrôle de l’application des lois n’existe pratiquement pas et reste à construire.

L’institution la plus forte est l’armée ou plutôt des armées constituées dans le feu du combat n’ayant pas été formées professionnellement. Dans le contexte de crise économique de l’après-guerre, l’armée demeure la principale voie de mobilité sociale.

Dès lors, on entre dans une période ou la politique et l’État sont dominés par des caudillos, c’est en général un homme fort, un leader charismatique, issu des armées indépendantistes, qui a pu accaparer des terres pendant la guerre et qui exerce le pouvoir d’abord au niveau régional puis national à travers un contrôle de l’armée ainsi qu’un réseau de clientélismes au niveau régional et local tout comme la force brutale exercée par son armée.

L’équivalent au niveau local du caudillo est le cacique qui est un potentat local, grand propriétaire terrien qui peut mobiliser et protéger ses dépendants qui sont des paysans, des métayers, des travailleurs asservis et parfois même des petits fonctionnaires municipaux.

Certains des caudillos sont des métisses ou des cow-boys autodidactiques comme Jose Antonio Páez au Venezuela dans lequel il va régner pratiquement de 1830 jusqu’aux années 1850. Un autre grand caudillo est Juan Manuel de Rosas qui va dominer de 1829 à 1832 et de 1835 à 1852. Benito Suarez va quant à lui dominer au Mexique dans une grande partie du milieu du XIXème siècle, c’est un métisse.

Les caudillos même s’ils sont d’origine modeste n’ont pas l’intention de changer la structure sociale, car ils en bénéficient. Cependant, avec eux il y a quelques hommes qui parviennent à monter en grade dans l’armée ou dans l’administration régionale ce qui était impossible avant l’indépendance. Dès lors, on se trouve dans une situation où l’on passe d’une hiérarchie qui avant été fondée sur la caste et la pureté de sang qui maintenant est une hiérarchie socio-raciale, l’élite continue d’être blanche et créole tandis que les classes populaires continuent d’être métisse, toutefois on constate des exceptions.

La constitution et les lois républicaines ne limitent plus strictement la position des individus selon leur caste et la pureté de sang comme sous les colonies même si en fait l’ascendance raciale continue à peser.

Les caudillos sont à la tête de groupes d’intérêts et s’incarnent dans différentes institutions, cherchent à prendre le contrôle de l’État et cherchent à acquérir plus de terres en s’affrontant les uns aux autres soit dans des élections soit dans des guerres civiles. Les guerres civiles dans ce contexte ne touchent que de petites régions et dans lesquelles les morts sont beaucoup moins nombreux et massifs.

Au cours de ces années, ces groupes antagonistes deviennent peu à peu des partis politiques qui prennent les noms de « conservateurs » et de « libéraux ». On constate qu’il y a peu de différences économiques et idéologiques tant que les élites conservatrices et libérales vivent de l’agriculture, du commerce, du revenu des douanes et de la politique. Ces élites s’accordent sur la nécessité d’avoir des régimes républicains et non pas des monarchies faisant que la république n’est jamais mise en cause alors que l’Europe et encore en grande majorité sous contrôle monarchique.

La différence idéologique fondamentale concerne le contrôle social c’est-à-dire la manière dont les élites vont faire pour contrôler la société de couleur et qui se trouve sur un immense territoire avec un État très peu présent :

  • conservateurs : l’Église catholique doit continuer à jouer le rôle de contrôle social comme sous la colonie ayant le monopole de la religion et le contrôle de l’éducation.
  • libéraux : l’idée est d’arriver à un modèle plus moderne de séparation de l’église et de l’État, de laïcisation de la société afin de créer un autre système de contrôle social notamment à travers la police, les sociétés d’artisanats et un développement très progressif de l’éducation.

Ces conflits des années 1825 et 1850 ne touchent qu’une petite partie de la population de chaque pays et ne sont pas vraiment dévastateurs, mais ralentissent la production et le commerce faisant que pendant les années de guerre civile les pays d’Amérique latine doivent équiper et entretenir des armées coûtant très cher. La problématique étant que les secteurs des matières premières et agricoles redémarrent lentement ne pouvant développer une économie d’exportation.

D’autre part, la population étant très appauvrie, elle résiste à la levée d’impôts ; ces nouvelles administrations n’ont pas assez de fonctionnaires et de moyens pour récolter efficacement les impôts. Le principal secteur taxé est le commerce tandis que des prêts sont contractés envers les Britanniques, dès l’indépendance et déjà pendant les guerres d’indépendance, l’Amérique latine comme Haïti rentre dans le cycle infernal de la dette et du contrôle de son économie par des compagnies étrangères.

1850 - 1870 : l’ère libérale

Génération née après les indépendances

Les caudillos déclinent faisant place à une nouvelle génération née après l’indépendance éduquée en dehors du colonialisme, de l’inquisition et souvent du contrôle de l’Église catholique. C’est alors que les exportations de plusieurs pays latino-américains augmentent avec notamment ceux du Brésil.

À l’origine, il y a l’accroissement de la demande européenne en matières premières et en produits tropicaux agricoles en raison de l’industrialisation croissante de l’Europe. L’Europe à cette époque a besoin de plus en plus de cacao, de sucre, de blé, de fertilisants pour son agriculture, de laine pour son industrie textile, de métaux pour la production d’outils et de machines.

Pour répondre à cette demande, des gouvernements plus administratifs se montrent prêts à créer l’infrastructure nécessaire pour exporter en grande quantité comme le guano au Pérou, le café du Brésil, le cacao du Venezuela, les minéraux du Mexique et le sucre des caraïbes. Peu à peu, d’autres voies d’enrichissement et de mobilité sociale en dehors de l’armée deviennent possibles à travers l’exportation et le commerce. Ainsi, on entre dans l’ère libérale.

Les Libéraux au pouvoir

L’année 1848 est marquée par une révolution en Europe, c’est le printemps de peuples. La révolution de 1848 en France renverse la monarchie de juillet et abolit enfin l’esclavage dans les dernières colonies françaises de l’Amérique c’est-à-dire la Guadeloupe la Martinique et la Guyane. L’Angleterre a aboli l’esclavage en 1838.

Ces bouleversements ont des répercussions en Amérique latine ; presque partout, les libéraux prennent le pouvoir parfois simplement par des élections ou des coups d’État. Les artisans forment des clubs se mobilisant contre l’esclavage, l’idéologie des nouveaux hommes au pouvoir est le libéralisme.

C’est le libéralisme économique, mais aussi de penser, de religion et de mouvement, des réformes s’en suivent. Presque toutes les nations devenues indépendantes abolissent l’esclavage entre 1851 et 1854, dans de nombreux pays des milliers d’esclaves sont libérés sans qu’ils ne reçoivent aucune indemnité, en Bolivie et au Paraguay l’esclavage dure jusque dans les années 1830, dans les caraïbes l’esclavage dur pour Porto Rico jusqu’en 1873 et à Cuba jusqu’à 1886, pour le Brésil jusqu’en 1888.

Les nouvelles constitutions sont presque toutes des constitutions libérales qui garantissent la séparation entre l’Église catholique et l’État sauf pour le Brésil qui est toujours un empire. L’État saisit les biens de l’Église catholique et des congrégations religieuses.

Le suffrage se démocratise avec souvent la levée des exigences soit d’avoir de la propriété soit de savoir lire et écrire. En Colombie en 1853 et au Mexique en 1857 on adopte le suffrage universel pour les hommes, tout le monde est décrété citoyen et les titres de noblesse disparaissent.

L’augmentation des exportations

En même temps, ces gouvernements libéraux appliquent le dogme du libéralisme économique. On appelle cela le libéralisme économique, mais l’État met au service du secteur privé les ressources publiques qui sont détournées des besoins de l’immense majorité de la population.

Les gouvernements décrètent qu’il faut exporter plus, pour cela l’État va tout faire pour assurer les meilleures conditions possibles aux entrepreneurs et aux exportateurs :

  • terres fertiles fournies aux grands entrepreneurs.
  • des emprunts d’État sont passés pour développer les transports non pas pour faciliter la communication entre les gens, mais pour mieux exporter.
  • main d’œuvre abondante soumise par l’armée, la police et de nouvelles lois.

Le gouvernement stimule le libéralisme économique en le subventionnant avec l’argent public tout en assurant la protection de l’État.

Les trois conditions indispensables

Le contrôle de la terre

Les gouvernements cherchent à mettre les terres les plus productives aux mains d’entrepreneurs qui s’engagent à investir et à faire fructifier ces terres au maximum. C’est comme cela que les gouvernements vendent les terres qui leur restent de la couronne espagnole, les vendant sans tenir compte des habitants qui en vivent, mais qui n’ont pas de titre de propriété privé.

Par exemple, la loi lerdo au Mexique en 1858 attaque les propriétés de l’Église catholique sous couvert d’être une loi contre la propriété collectif, ce genre de loi peut être utilisée pour déposséder les communautés amérindiennes de leurs terres communautaires au nom de la propriété privée.

Ce qui se passe est qu’on a des transferts de possessions de terres souvent énormes se faisant au bénéfice de propriétaires terriens créoles, de compagnies étrangères et de quelques immigrants. Ce processus laisse sans terres les propriétaires indiens ainsi qu’une quantité de paysans de toutes races et couleurs qui vont fournir une main d’œuvre et contribuer à former une main d’œuvre docile, abondante et bon marché.

La modernisation des transports

Jusque-là, les transports se faisaient par des sentiers à dos de mules ou à dos d’hommes. Très peu de fleuves sont navigables ce qui va compliquer beaucoup les choses. Vers 1850, de nombreux gouvernements libéraux signent de gros contrats en général avec des compagnies britanniques pour construire des routes, de chemins de fers, des canaux, mais aussi pour aménager des ports maritimes.

Dans ce processus, les États s’endettent encore plus. Il faut noter que ces réseaux de communications ne visent qu’à exporter plus vite les produits tropicaux et miniers ne visant pas à créer un système de communications qui intègrerait les différentes régions d’une même nation et encore moins qui permettrait de voyager d’une nation latino-américaine à l’autre. La plupart des régions frontières sont des régions où il n’y a pratiquement pas de colonisation, on trouve encore des populations indiennes qui ne vivent avec aucun lien avec l’État.

L’existence d’une main-d’œuvre abondante, docile, flexible et bon marché

Les anciens esclaves ne reçoivent aucune aide de l’État pour s’intégrer, au Pérou les propriétaires d’esclaves sont indemnisés pour la perte de leurs « propriétés humaines ». Les gouvernements vont édicter des lois contre le vagabondage qui permettent de condamner les vagabonds au travail forcé ou de les enrôler de force dans les armées.

Il s’ajoute comme main d’œuvre disponible ceux qui ont été dépossédés des terres qui les font vivre comme les petits paysans qui n’ont pas de titre de propriété et les Indiens. Ces hommes deviennent métayers devant payer aux propriétaires une part de leur récolte ou devenant des péons c’est-à-dire des ouvriers agricoles qui sont asservis aux haciendas et aux grandes plantations par l’endettent systématique, on appelle cela le « péonage pour dette » ; au fond, ils sont obligés d’acheter les quelques biens qu’ils ne produisent pas au magasin de l’hacienda avec des jetons qui sont pris sur l’avance de salaire, bien sûr, leurs achats valent plus que le maigre salaire qu’on leur verse les forçant à rester rattachés à l’hacienda.

Pour créer cette main d’œuvre abondante, avant même la fin de l’esclavage le Pérou et Cuba se tournent vers l’Asie pour faire venir des coolies c’est-à-dire des travailleurs qui viennent d’Inde ou de Chine utilisées pour ramasser le guano, mais aussi dans les plantations de canne à sucre. Il y aura en tout 100 000 Chinois importés pour ramasser le guano et le sucre au Pérou et 150 000 pour les plantations sucrières de Cuba ; tout comme les esclaves africains, ils sont sous-alimentés, battus et fouettés souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Malgré le libéralisme on a une continuée du travail forcé qui devient multiforme avec des formes archaïques avec l’esclavage qui perdure au Brésil et à Cuba, mais aussi des formes plus modernes avec le péonage pour dette et les travailleurs engagés d’Asie.

Avec l’augmentation des exportations, on a une augmentation des importations. Presque partout, les outils, les instruments, les armes, les machines et même parfois les textiles et les biens de consommation courants sont importés de pays industrialisés et principalement d’Angleterre.

Cela a un effet lourd pour l’artisanat local, car les artisans latino-américains ont des techniques qui remontent à l’époque coloniale produisant pour un marché intérieur très réduit en direction du local ne pouvant rentrer en compétition avec les usines notamment d’Angleterre qui exportent grâce à un prolétariat sous-payé et cela même si les coûts de transports augmentent beaucoup le prix des biens achetés. Les salaires en Europe sont tellement faibles et la production tellement massive que même avec les frais de transport, les produits européens sont plus compétitifs.

L’industrie domestique ne s’accroit presque pas et les gouvernements libéraux ne cherchent pas à la protéger contre la concurrence étrangère.

Pourquoi le choix du libéralisme économique ?

Il y a la croyance souvent justifiée que les produits manufacturés importés sont de meilleure qualité et parce que de nombreux pays vivent des revenus douaniers c’est-à-dire que des taxes à l’importation et à l’exportation, le protectionnisme aurait limité ces taxes.

Avec les importations d’Europe arrivent des commerçants souvent anglais qui exercent une grosse influence sur le pays d’accueil, car en plus d’être commerçant ils sont actifs dans les transports, les assurances et les prêts financiers. Les plus riches, puissants et influents d’entre eux sont aussi les consules de leur pays d’origine, ils ont donc les moyens de faire pression sur les pays et les gouvernements des pays latino-américains.

L’industrie domestique se développe peu, car la structure de la société demeure très inégale avec une petite élite au sommet et en bas une grande masse de travailleurs sans pouvoir d’achat ; sans augmentation des consommateurs il n’y a pas de développent de l’industrie.

La profonde cause est idéologie, c’est la croyance des élites dans la liberté de commerce, dogme arrivé en Amérique latine avec la philosophie des lumières et l’adhésion des grands leaders de l’indépendance au principe du libéralisme politique et économique.

Au dogme du libéralisme s’ajoute le fait que les élites parviennent à maintenir un système de valeurs et une hiérarchie socio-raciale à travers le libéralisme qui assure le contrôle de la propriété de la terre et de la main d’œuvre tout en restant au pouvoir.

Les tentatives de résistance

La majorité exploitée tente de résister par des révoltes qui sont en général matées dans le sang ; plus généralement, c’est dans la discrétion qu’elle se révolte par le sabotage de la production ou par la fuite après l’accumulation de dette.

Il faut se rappeler que ces classes populaires sont fragmentées par la géographie, affaiblies parce que les structures communautaires ont été cassées, d’autre part il est très difficile de se mobiliser quand on a une coexistence de plusieurs formes de travail. Tout cela entraine souvent le déplacement forcé, la paupérisation, de nombreuses familles sont disloquées faisant de plus en plus de mères célibataires qui sont chefs de famille et qui travaillent dans l’économie domestique des villes ou des gros bourgs tandis que les pères deviennent des travailleurs migrants ou saisonniers, ainsi la situation de leurs enfants devient précarisée.

Conclusion

Vers 1850, on a le triomphe de la propriété privée donc du riche et du plus fort même si les constitutions proclament les idéaux d’égalité et de liberté. Le libéralisme des années 1850 à 1870 est en fait l’ère de liberté pour les puissants et l’ère de l’illusion démocratique pour la majorité des populations.

Annexes

Références