Colonisation, institutions et inégalités de développement dans les Amériques

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Si la colonisation, selon les types d’implantation, créée des situations tantôt favorables, tantôt hostiles à la croissance économique, à terme la colonisation induit des inégalités.

Aujourd’hui, entre l’Amérique du Nord ou durant la colonisation, se met en place un type d’implantation particulier entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine ou les écarts de revenus sont de 1 à 5. Si on remonte dans le passé et considère le processus dans la longue durée, il y a quelque chose induit par la colonisation. Le type d’implantation coloniale en Amérique du Nord étant plus favorable à la croissance économique à long terme que le type d’implantation en Amérique latine.

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Une typologie des économies coloniales américaines

Engerman et Sokolov sont deux économistes, le premier est connu pour ses travaux sur l’économie de l’esclavage aux États-Unis, le second était professeur d’économie à l’université de Californie et le fondateur d’un centre d’histoire économique, il est décédé en 2007.

Il est possible d’entrer dans ce schéma en ouvrant plusieurs portes. Il y a une question que se posent ces deux auteurs lorsqu’ils se mettent en tête de faire pour les Amériques au moment de la colonisation une typologie.

Cette question est celle de l’origine et de la richesse de la pauvreté des nations ? Pourquoi le monde est constitué de pays qui se situent à des niveaux de développement différents ?

C’est une question ancienne traitée par Adam Smith, cette question en induit une autre : que faire pour réduire les écarts de richesses ?

En tant qu’économistes, ils font toujours déboucher ce à quoi ils s’intéressent dans l’actualité : comment faire pour réduire les écarts de richesses ? Ainsi ils repèrent et isolent des mécanismes pour en voir quel peut être la solution.

Le terrain d’enquête pour répondre à ces questions est le Nouveau Monde, l’Amérique coloniale à la particularité suivante : le nombre de pays européens qui établissent des colonies dans des Amériques est réduit, essentiellement l’Espagne, le Portugal, la Grande-Bretagne et la France. Il est souligné que s’il y a peu de pays colonisateurs, en revanche, dans les Amériques il y a beaucoup de colonies, une multitude de colonies sur un continent constitué de régions et d’un environnement naturel et humain très varié.

Au fond, les critères de différenciations afin d’établir une typologie sont des critères géographiques, climatiques, épidémiologiques et démographiques puisqu’ils parlent d’environnement naturel et humain.

Ces deux auteurs considèrent que l’Amérique nous fournit une sorte de laboratoire susceptible de faire comprendre pourquoi certaines colonies d’Amériques enregistrent sur le long terme une performance économique meilleure que d’autres.

Il y a donc à partir d’un certain moment une divergence, certaines colonies vont creuser les écarts et apparaitre comme relativement aisées, riches et mieux loties que d’autres.

Ce schéma proposé est une ligne de causalité avec des caractéristiques de départ :

  • des régions colonisées relevant du milieu naturel et de la démographie, c’est une approche par dotation factorielle, en revanche, il s’agit bien de conditions initiales.
  • interviennent les institutions et la qualité des institutions.
  • performance économique.
  • D’où viennent les institutions, comment se forment-elles et pourquoi des institutions sont adoptées favorables à la croissance alors que d’autres l’entravent ?

On peut se demander pourquoi se regain d’intérêt concernant les institutions dans les années 1990 ? Pourquoi réfléchit-on à leur importance pour la croissance ? à déterminer leur origine? à comprendre leurs mécanismes de reproduction et de transformation ?

Ce regain d’intérêt vient du sentiment que les facteurs économiques se révèlent incapables à eux seuls d’expliquer pourquoi des disparités nationales de revenus non seulement apparaissent, mais s’accroissent également avec le temps.

Il y a des facteurs économiques et d’autres déterminants de la croissance dont on tient compte à l’intérieur de ce schéma :

  • facteur géographie
  • institutions
  • politiques publiques
  • histoire qui est un réservoir d’expériences passées pouvant inspirer des stratégies de développement pour l’avenir

Il y a trois grandes catégories de colonies américaines pour lesquelles l’héritage n’est pas le même, puis nous reviendrons et dirons un peu plus sur les critères de différenciations sur laquelle cette classification repose.

Les universitaires essaient de simplifier le monde qui est très complexe, un moyen de simplifier les choses pour un esprit rationnel est de faire une classification, mais lorsqu’on fait des classifications il y a toujours des cas limites comme le sud des États du sud des États-Unis ou encore l’Argentine.

La première catégorie comprend des colonies du type de celles fondées dans les Caraïbes au nord-est du Brésil ou au sud des actuels États-Unis, leur climat et la nature de leur sol se prêtent à certaines cultures : sucre, café, tabac, coton. Ces cultures ont une spécificité qui est leur haute rentabilité commerciale qui est le mieux assurée par le système de la grande plantation esclavagiste.

Le recours au travail servile s’explique par la quasi-disparition des populations indigènes, mais le recours au travail servile s’explique aussi par un facteur économique. Ce sont les importantes économies d’échelle qu’offrent certaines de ces cultures de rente, lorsqu’on a une augmentation des quantités produites correspondant une diminution du coût unitaire de production, on parle d’économie d’échelles, on parle aussi de productivité des facteurs.

Le système de production esclavagiste a une particularité qui induit de fortes inégalités de statut légal et de revenu, ces fortes inégalités conduisent à la mise en place d’institutions.

Ces fortes inégalités de statut et de revenus conduisent à la mise en place, dans cette première catégorie de colonies, d’institutions qui protègent les privilèges des élites d’origine européenne, mais privent la majorité de la population d’origine africaine de droits civiques et économiques.



Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 222.
Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 223.

Vers le milieu du XVIIIème siècle, les esclaves noirs représentent plus de 70 % de la population des Caraïbes et 40 % de celle du sud des États-Unis et du Brésil. Ce type d’implantation est hostile à la croissance économique à long terme.

La deuxième catégorie est les colonies espagnoles continentales avec notamment le Mexique et le Pérou où la pratique du colonisateur hispanique est de posséder des terres, de riches gisements minerais et de la main d’œuvre indigène à une petite élite européenne ou créole débouche sur la constitution de vastes domaines fonciers.

Le colonisateur espagnol va se reposer en partie sur des structures précoloniales avec le système de l’encomienda qui attribue à des conquistadors des communautés indigènes dont ils peuvent extraire du travail se perpétuant au-delà de son interdiction formelle au milieu du XVIème siècle. C’est un système aboli assez précocement, mais qui se perpétue. À partir de la seconde moitié du XVIème siècle, l’Espagne va renforcer le système inca de travail tributaire qui est la mita revenant à soumettre les communautés villageoises autochtones à fournir un quota de travailleurs temporaires employés dans les mines et les plantations.

Les sociétés coloniales créées par ce type d’implantation sont fondées sur des institutions autoritaires et extractives qui permettent aux élites d’exploiter des actifs indigènes soumis aux grands propriétaires terriens par toute une série de liens de dépendances. Vers le milieu du XVIIIème siècle, la proportion des noirs dans les colonies hispaniques orientales est inférieure à 10 %.

Une des caractéristiques générales des colonies est l’importance numérique de la population amérindienne survivante, c’est l’une des caractéristiques initiales. La population à l’arrivée du colonisateur européen se situe dans une fourchette de 40 à 67 millions, cette population est décimée par la rudesse de la conquête le choc microbien, le travail forcé, les bouleversements sociaux et culturels, cette population tombe entre 5 et 6 millions.

Il y a des différences par zone, si on considère les caraïbes et les zones tropicales comme le Mexique la dépopulation est rapide et presque totale, en revanche, le décrochage démographie de ces territoires densément habités des empires aztèques et incas est suivi de phases de relèvement dont l’intensité et le rythme est variables d’une zone à l’autre de l’Amérique centrale et du sud.

Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 221.

À la fin du XIXème siècle, les populations amérindiennes se situent dans l’empire espagnol continental qui constitue 55 % de la population totale. Le colonisateur va se servir sur place dans les zones où il y a une capacité de la population de se relever du choc.

La troisième catégorie comprend très précisément des colonies situées au nord-est des actuels États-Unis et au Canada. Au fond, c’est plutôt une bande littorale atlantique que nous considérons.

Il s’agit d’un type d’implantation fondée sur un type de peuplement agricole européen. Quels sont les facteurs initiaux qui rendent possible ce type d’implantation ?

Il n’y a pas de perspectives comme en Amérique centrale ou dans les Andes de pillage de métaux précieux, c’est pourquoi il y a un décalage d’un siècle entre la colonisation au sud du Rio Grande d’avec le nord, des sols densément dotés qui permettent des rendements de produit tropicaux hautement rémunérateurs. Au nord ce sont des sols inadaptés à la mise en sol de produits tropicaux hautement rémunérateurs favorisant l’exploitation des terres par de petits paysans et leurs familles.

Dans ces petites structures, il n’y a pas d’économies d’échelle au départ qui permettent de faire des profits très élevés. Il y a également un flot continu d’immigrants européens qui constituent des exploitations de taille relativement petite plus ou moins uniformément répartie.

L’implantation d’un colonat européen en Amérique du Nord est facilitée par la très faible densité de peuplement accentuée par le choc épidémiologique, par l’extermination et le refoulement vers le centre et l’ouest des États-Unis subit par les Amérindiens. On considère que la densité de peuplement avoisine un habitant par kilomètre carré.

À la veille de l’arrivée des Européennes dans les actuels États-Unis, la densité de peuplement tourne autour d’un habitant par kilomètre carré. C’est un seuil extrêmement bas, mais caractéristique de ces sociétés de chasseurs, pécheurs, cueilleurs, autrement dit, il n’y a pas d’agriculteurs.

L’absence de cohabitation entre population et immigration fait que la population indigène s’écroule, est refoulée et au besoin exterminé. Cela joue à l’avantage d’un colonat blanc, cette absence est facilitée par le fait qu’une grande partie des sociétés autochtones non américaines ne se composent pas d’agriculteurs. Il n’y a pas de concurrence avec des producteurs locaux, ni sur le marché de la terre, ni sur le marché des denrées agricoles.

Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 220.

Dans le tableau 10, on voit à quel point cette composition est bouleversée de 1600 à 1800, ces premières implantations européennes vont totalement bouleverser la composition de la population. La proportion des Européens proche de 0 au début du 1700 atteint les 80 % vers 1800, les peuples amérindiens qui étaient les habitants de cette zone en 1600, leur population tombe de 2 % à 3 %.

Tous les ingrédients présents se retrouvent au début du XIXème siècle en Australie qui est une entité en dehors du cadre géographique et chronologique de la typographie des Amériques.

Les caractéristiques originales des régions où s’établissent les colonies de peuplement européen soient les colonies du troisième type, les caractéristiques initiales retenues favorisent la constitution de sociétés coloniales avec une redistribution des richesses moins inégalitaires, avec l’établissement d’institutions politiques moins autoritaires, avec la mise en place de politiques plus orientées vers la croissance avec des potentialités de développement plus grande que dans les catégories des deux autres catégories de la typologie. Dans les colonies du troisième type, il y a deux communautés : les Amérindiens et les Africains qui sont exclus des avantages dont jouissent les Européens, les colonies de peuplement européen sont faits par et pour les immigrants blancs. Les Amérindiens et les Africains sont exclus des avantages dont jouissent les Européens, mais ces deux communautés y représentent une fraction beaucoup plus réduite de la population totale que dans les colonies établies dans les colonies d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud.

Vers 1759, les Amérindiens et les Africains représentent environ 5 % de la population d’Amérique du Nord.

Dans les Caroline du Nord et du Sud, la Virginie et le Maryland, ces États constituent un cas intermédiaire dans ce sens où ils partagent au départ des traits communs avec d’autres économies esclavagistes du Nouveau Monde, mais au bout du compte elles s’engagent dans une voie de développement proche de celle du nord des États-Unis et du Canada.

Pour essayer de comprendre où on peut situer les colonies du sud des États-Unis, il faut faire une comparaison avec les colonies britanniques dans les Caraïbes que l’on appelle aussi les west indies.

Entre le sud des États-Unis et les Antilles britanniques, il y a une divergence de destinée, aujourd’hui ces contrées ne se ressemblent pas du tout, cela apparait déjà durant la phase coloniale.

La divergence de destinée peut d’abord s’expliquer par la nature des produits qui y sont cultivés. À partir du moment où on privilégie les milieux, la géographique, la nature des sols et la nature des produits cultivés est une approche déterministe or il y a d’autres conditions comme les conditions de départs, les institutions, les politiques publiques, etc.

Dans les conditions de départ, il y a des conditions objectives, l’une des différences tient à la nature des produits cultivés, les west indies c’est le sucre, le développement de la canne à sucre dans les Antilles nécessite d’abord des investissements considérables en terre, en main d’œuvre et dans leur affinage, les plantations sucrières sont du big business.

Le large recours au travail servile donne à ce type d’implantation son caractère unique. Ce type de culture bouleverse la composition démographique. Dans la première phase d’implantation coloniale le peuplement ressemble à celui de l’Amérique occidentale britanniques, c’est-à-dire qu’au départ il y a plus d’européens que d’africains, mais avec le sucre au milieu du XVIIIème siècle les africains représentent 85 % de la population totale des Antilles britanniques, reléguant à 13 % des européens qui, un siècle auparavant, constituaient un tiers des effectifs.

En revanche, la population noire ne sera jamais majoritaire dans les colonies continentales du sud. À la veille de la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, le sud compte 1,2 millions d’habitant dont 37 % de noirs.

La seule partie du sud qui présentent une situation propre à celle des caraïbes et la zone côtière de la Caroline du Sud et la Géorgie où les noirs sont majoritaires soit 70 %, mais la zone côtière de la Caroline du Sud et de la Géorgie n’abritent qu’un dixième de la population du sud. Partout ailleurs, la population européenne se situe entre 60 et 85 % de la population.

Pour le sud, en moyenne 37 % de noirs avec l’exception de la zone côtière de la Caroline du Sud et de la Géorgie, mais ne pèse pas beaucoup dans la population totale du sud qui est de 10 %. Dans 90 % du sud, les Européens sont de 60 à 85 % du total de la population, cela tient d’abord à la nature des produits cultivés.

Il faut avant cela insister sur un autre élément qui est la taille des exploitations. Le système d’exploitation du sud est esclavagiste, mais il y a des divergences de constitution de la population.

La taille des plantations est fonction des types de cultures, les importantes économies d’échelles qu’offre la culture du sucre pousse à la spécialisation de la production dans de grandes unités dans de plantations pouvant aller jusqu’à plus de 400 hectares où travaille plus de 400 esclaves devenant la norme dans la plupart des west indies au XVIIIème siècle.

Il y a un système de production qui octroie aux gros planteurs suffisamment de revenus afin de lui permettre d’avoir des coûts de franche : pour ses besoins en biens et en capitaux, ils vont recourir à des circuits et des agents extérieurs plutôt que locaux.

Le gros planteur antillais est suffisamment aisé pour se permettre de résider en métropole et y nourrir des ambitions d’ascension sociale.

Autrement dit, autour de la culture du sucre ne se développe pas des activités économiques complémentaires sur place, les biens sont importés, les capitaux viennent de l’extérieur, le propriétaire est absent et mène grande vie à l’extérieur de sa plantation et de l’île, il n’a pas une mentalité résidente.

En revanche, le sud des États-Unis représente une situation différente avec la culture du tabac qui s’impose en Virginie et au Maryland, mais ne se prête pas tellement aux économies d’échelles. Aussi, pour la culture du tabac, les unités de production sont généralement de petite taille, en Virginie et au Maryland dans le cadre de la culture du tabac les exploitations et les unités de production sont généralement de petite taille fonctionnant avec de petits groupes d’esclaves d’une dizaine.

Dans cette partie du sud où les blancs sont majoritaires, la production de tabac destinée à l’exportation n’est dominante que durant le XVIIème siècle. Le sucre devient une monoculture, cela est tellement rentable que cela ne vaut pas le coût de faire quelque chose à côté, en revanche, l’extension de la culture du tabac va faire place à une diversification graduelle, le tabac va petit à petit côtoyer les produits céréaliers et forestiers.

À partir d’un moment, il y a une diversification qui l’emporte dans les colonies du sud comme dans le nord sur la spécialisation.

La seule exception à cette règle est le pays du riz de la Caroline du Sud dont la culture n’est rentable à grande échelle comme pour le sucre exigeant des investissements importants et le recours à une nombreuse main d’œuvre servile. Les plantations de riz de la Caroline du Sud ne sont de grande taille qu’à l’aune des plantations de l’Amérique du Nord.

À la différence des magnats du sucre, les magnats du riz ne sont pas absentéistes, ils dépensent une majeure partie de leurs revenus sur place.

Le coton apparait à la fin du XVIIIème siècle et à la fin du XIXème siècle de la Caroline du Sud jusqu’à l’Alabama s’effectuant sur des modalités assez similaires de celles des cultures d’exportations de la période coloniale. La majorité des plantations de coton sont plus grandes que celles du tabac, mais plus petites que celles du riz et du sucre, car celles du coton, en comparaison de ces dernières citées, sont moins favorables aux économies d’échelles.

Le propriétaire de coton a une mentalité résidente.

Si l’on ne compare pas, on ne peut mettre en évidence des caractéristiques. C’est parce que nous avons fait les parallèles avec les West Indies que certaines singularités du sud des États-Unis sont apparues :

  • les unités de production sont plus petites dans le sud des États-Unis.
  • les blancs sont plus nombreux que les noirs.
  • la diversification l’emporte sur la spécialisation.
  • mentalité résidente des planteurs dans le sud des États-Unis les implique dans une activité économique régionale dans laquelle ils s’engagent activement.

Il est possible de faire un lien entre la taille des unités de production et la composition de la population : la grande plantation, c’est-à-dire la grande plantation de sucre, est à l’aune du continent américain du riz, la grande plantation est l’ennemie du petit blanc.

Les cultures de la canne à sucre et du riz réduisent l’attractivité des Antilles et de la Caroline du Sud pour les émigrants européens de condition modeste. Il y a une manière particulière dont la production est organisée dans ces deux zones : il s’agit des travailleurs sous contrat ou également de serviteurs contractuels et du petit colonat.

C’est un système qui a été utilisé afin de peupler l’Amérique, notamment et surtout les colonies britanniques. Il s’agit de travailleurs qui par contrat renoncent temporairement à leur liberté soit de 4 à 7 ans dans l’espoir d’améliorer leur sort dans un pays neuf où ils émigrent. La plupart d’entre eux sont des jeunes gens, des débiteurs ou hors la loi.

Ils se vendent à un propriétaire terrien qui en retour fournit vêtements, nourriture et logement le temps de l’engagement, à l’échéance du contrat les domestiques sont libres de s’installer où bon leur semble.

Le fait est que la plupart des travailleurs sous contrat vont devenir très réticents à se soumettre à la dureté du travail régimenté et réglé de la grande plantation. Les conditions des travailleurs dans les grandes unités de production sont extrêmement dures.

Ces travailleurs ne s’engagent pas dans la grande plantation, quant au petit colonat il ne peut rivaliser avec les gros planteurs dans des cultures de sucre et de riz où une mise de fonds importante est nécessaire.

Selon les zones, le peuplement se fait par des groupes humains différents. Dans les West Indies, il y a une arrivée massive de captifs noirs qui amènent avec eux des maladies meurtrières d’Afrique tropicale comme la malaria et la fièvre jaune faisant de ces deux régions les zones les plus insalubres d’Amérique incitant le petit colonat et les migrants sous contrat à se réinstaller en Amérique du Nord.

Il y a un déplacement de migrants européens qui dans un premier temps sont attirés. La grande plantation est l’ennemie des émigrants, des petits colons et des travailleurs sous contrat qui quittent ces zones pour s’implanter dans les colonies continentales d’Amérique du Nord.

Par ailleurs, l’insalubrité des Antilles peut expliquer l’absentéisme des planteurs qui savent que résider sur leurs terres équivaut à accepter une diminution de leur espérance de vie. Les esclaves sont forcés de résider et de travailler là où les Européens ne souhaitent pas se rendre.

On ne pourrait aboutir à de telles considérations si on s’en tenait à une étude de cas. À la différence des West Indies, les propriétaires d’esclaves sont dans la plus grande partie du sud des États-Unis minoritaires au sein de la population blanche. Autrement dit, il n’y a pas dans le sud des États-Unis ce que l’on pourrait appeler la domination sociale des planteurs, du moins, dans le sud des États-Unis cette domination sociale qui existe est atténuée.

C’est en partant d’un critère démographique, de la composition de la population et du poids des différents groupes qui nous permet de porter de telles appréciations.

Si on s’engage dans l’économie de la région et qu’on s’enracine alors on peut parler d’un processus d’américanisation ou de créolisation. C’est bien au fond parce que les planteurs du sud des États-Unis s’américanisent qu’ils rejoignent le Nord au moment où ensemble ils veulent se détacher de l’Angleterre.

Il y a un processus d’enracinement, d’américanisation qui fait que ces Américains vont vouloir s’émanciper et surtout ne plus payer des impôts aux Anglais.

En revanche, dans les West Indies, qui est une société dominée par les grands planteurs, ils peuvent se permettre de ne pas être là. Ma culture sucrière génère de tels profits qu’on peut se spécialiser à outrance, on parle de monoculture.

Au moment où les treize colonies d’Amérique du Nord en 1776, ensemble, déclarent leur indépendance de manière unilatérale, elles auraient pu être rejointes par les colonies britanniques dans les Antilles. Au contraire, les planteurs dans les Antilles britanniques ne rejoignent pas, ne suivent pas les treize colonies sur la voie de l’indépendance.

Les planteurs ne rejoignent pas les treize colonies parce qu’ils craignent, ils sont largement minoritaires craignant pour leur sécurité et leur prospérité s’ils se détachent de la mère patrie. Au fond, ces planteurs absentéistes ne sont pas créolisés, ils ne se considèrent pas comme américain.

Ils sont restés au fond des Européens et ils ne peuvent à ce titre renoncer au lien avec la métropole. Ce sont ces liens qui les maintiennent en place alors que dans le sud des États-Unis il y a un processus d’autonomisation au niveau des économies régionales.

À terme, les colonies du sud des États-Unis vont avoir une destinée partagée d’avec les États du nord des États-Unis.

L’approche par les dotations factorielles (factor endowments)

L’approche qui privilégie les conditions initiales privilégie les dotations factorielles nous interroge sur ce que sont les conditions initiales.

Les conditions initiales sont façonnées par la géographie et l’histoire. L’objectif à atteindre pour le colonisateur est se saisir l’opportunité, surmonter des défis. Le colonisateur a des schémas, un modèle, l’idée d’une colonie idéale.

Toutefois, cela ne fonctionne pas. L’idée est qu’il y a un écart entre ce que le colonisateur veut faire et ce qu’il a comme projet en tête privilégiant un modèle et s’appuyant sur ce qu’il connaît. Lorsqu’ils arrivent, ils découvrent quelque chose qui ne ressemble pas, alors apparait un écart.

Chaque fois que l’on voit apparaitre au départ, au moment où l’on choisit un type d’implantation, on est obligé de modifier ses plans. On note, entre le type d’implantation effectif et ce qui a été imaginé au départ, un écart qui fonde la pertinence de l’approche qui privilégie les conditions initiales.

Les conditions initiales sont le milieu naturel ainsi que le poids des hommes et la densité de peuplement.

Quelque chose d’inattendu est le rapport homme – terre, nous sommes dans le domaine colonial britannique du XVIIème siècle. En Grande-Bretagne, il y a une situation selon ce critère de peu de terre pour beaucoup d’hommes.

En revanche, lorsque les apprentis colonisateurs britanniques arrivent en Amérique du nord, ils trouvent une situation inverse avec beaucoup de terre pour peu d’hommes ce qui n’avait pas été anticipé.

Il faut retenir deux zones qui sont la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire le Maine, New Hampshire, Rhode Island, Connecticut et les middles colonies qui sont le New Jersey la Pennsylvanie et le Delaware.

Se constituent des sociétés peu hiérarchisées où la terre revient à des colons libres la travaillant. Rien ne laissait présager cela. Au départ, la couronne britannique qui n’assure pas elle-même la colonisation de son territoire, va accorder par charte royale des concessions soit à des firmes privées soit à des nobles anglais. Ce sont des concessions de plusieurs millions d’hectares.

Sur ces millions d’hectares concédés, les nobles anglais ont droit de souveraineté et l’exploitation des terres est confiée à une main-d’œuvre immigrée. Le projet initial est de transplanter en Amérique du Nord le système seigneurial métropolitain, le colonisateur veut reproduire ce qu’il connaît.

Cependant, l’abondance des terres par rapport à une main d’œuvre qu’elle soit Indienne ou émigrée par rapport a une main d’œuvre numériquement faible ainsi que l’absence d’économies d’échelle qui interdit de faire des profits élevés, ces deux éléments vont se combiner pour engendrer un rapport de force favorable aux petits colons.

Les petites colonies, compte tenu de ce rapport de force, ont un accès facilité à la terre et accroissent la possibilité d’ascension sociale. Ce n’est pas que les compagnies privées à charte ou les nobles anglais ont essayé d’aller à l’encontre de ce processus d’ouverture et de démocratisation, mais ils ont échoué.

Penn's Treaty with the Indians, by Edward Hicks


William Payne est le fondateur de la colonie de Pennsylvanie en 1682. Il se voit attribué un territoire dont la superficie équivaut à la superficie de l’Angleterre, de surcroit, Payne, qui est à la tête d’une immense fortune est incapable d’empêcher la naissance d’une société égalitaire de petits propriétaires. Ce qui prime sont les conditions initiales, il faut tenir compte du rapport homme – terre qui est différent. Le même processus à lieu au Canada français où il y a une tentative d’introduire un système seigneurial de propriétaires de la terre qui échoue pour faire place à des exploitations et des petites structures familiales tournées vers la production céréalière.

Au départ, le plan était de mettre en place en Amérique du Nord des sociétés aussi inégalitaires que les sociétés européennes faites de privilèges et de hiérarchies strictes. L’écart entre l’idéal de colonies et les implantations effectives fonde la démarche qui privilégie les conditions de départ.

La Géorgie est située dans le sud-est des actuels États-Unis et constitue avec les deux Caroline du Nord et du sud ce qu’on appelle le lower south. Ses fondateurs sont un célèbre réformateur social, un petit groupe de marchands ecclésiastiques anglicans et des hommes politiques. Les fondateurs de la Géorgie sont des hommes de bonne volonté, mais idéalistes. On va voir apparaitre un écart, ils ont en tête quelque chose de saugrenu. La fondation de la Géorgie date de 1732, cette fondation donne lieu à un débat sur l’utilité de l’esclavage en tant qu’institution, c’est-à-dire que les fondateurs de la colonie pensent qu’ils peuvent se passer de l’esclavage.

Au fond, le projet est élaboré afin que l’on puisse se passer de l’esclavage alors que la Géorgie côtoie la Caroline du Sud où il y a un système de grandes plantations, la culture du riz est prospère et enrichit les planteurs, d’autre part les noirs surpassent en nombre les blancs.

Il y a un projet qui est d’offrir une opportunité à des immigrants qui en Grande-Bretagne sont mal lotis afin de se sortir de la précarité et du chômage. En fait, le projet initial du groupe fondateur de la Géorgie est de fournir à la Grande-Bretagne certaines matières premières en développement dans la colonie des cultures de type méditerranéen comme la vigne, le murier à soie et le chambray.

Ce sont des types de culture totalement inadaptée au milieu, mais en choisissant ces types de culture, ils ont l’idée de ne pas avoir recours à une main d’œuvre servile obtenant en 1735 du parlement britannique d’interdire l’esclavage dans le nouvel établissement. Cette décision sera combattue par un groupe de colon dont l’argumentation ne fait appel ni à la morale, ni à la religion, mais au bon sens. Les opposants à la loi d’interdiction soutiennent que le projet économique et social conçut pour la Géorgie par les fondateurs et irréalisables compte tenu des conditions géographiques et climatiques de la Géorgie.

Compte tenu des conditions de départ, l’esclavage d’africain et le système de travail le plus adéquat et offrant le plus d’avantages sur le plan économique. Cet argument renforcé par le triomphe dans la Caroline du Sud voisine dans une économie rizicole esclavagiste finira par l’emporter sur celui des fondateurs de la Géorgie qui étaient convaincus que les migrants pourraient travailler sans esclaves noirs.

En 1750, l’esclavage est introduit en Géorgie qui se convertit à l’économie de plantation.

Sur la base de tels exemples, il apparait que le contraste entre le nord et le sud des treize colonies d’Amérique du Nord au niveau de la composition de la population et des structures économiques tient moins à des différences culturales que les immigrants qui s’implantent dans ces parties des futurs États-Unis qu’à l’implantation de milieux différents de bagages communs à tous les colons britanniques du Nouveau Monde.

Les contrastes ne viennent pas tellement de différences sur le plan culturel, mais bien plus de l’adaptation nécessaire à des milieux différents. Le choix du sud d’instituer le travail servile dépend moins de la conception du monde des premiers colons que de l’influence du climat et de la nature des sols sur les systèmes et les techniques de production.

Il y a un même colonisateur britannique qui arrive amenant un bagage, mais le colonisateur britannique va fonder dans les Antilles des colonies qui ne ressemblent en rien aux treize colonies d’Amérique du Nord de peuplement européen.

Il est possible de trouver la même opposition éclairante chez le colonisateur français qui va établir une colonie à Saint-Domingue devenue Haïti dominée par le système de la grande plantation esclavagiste et qui fonde un établissement au Canada qui est le Québec actuel qui est une colonie de peuplement.

Autrement dit, ce qui compte n’est pas l’identité du colonisateur, c’est le poids des conditions initiales qui nous fait comprendre pourquoi le même colonisateur va opter en fin de compte pour des types d’implantations très différentes d’une zone à l’autre.

Cela est valable aussi pour l’Asie et pour l’Afrique, le colonisateur importe un même bagage, mais le type d’implantation marque un écart imposé par la prise en compte des caractéristiques physiques et démographiques de terres investies.

En fin de compte, pour nous, c’est le type d’implantation colonial qui fait la différence. Le schéma de Engerman et Sokolov est un outil puissant, mais qu’il faut essayer d’adapter pour voir s’il est opérationnel ailleurs qu’en Amérique.

Dans ce souci d’adaptation ou d’extension du schéma d’adaptation à d’autres régions pour les conditions initiales, nous avons jusqu’à maintenant insisté sur deux catégories qui sont liées au milieu naturel et la nature des sols, pour l’Asie et l’Afrique il faut ajouter l’environnement épidémiologique, mais il faut ajouter pour la seconde catégorie la densité de peuplement.

Parmi les conditions de départ, il y a les structures précoloniales, il y a ce qui est en place. Les structures précoloniales s’effondrent et disparaissent dans cette partie de l’ex-monde colonisé, si bien que ces deux auteurs qui travaillent à l’intérieur du laboratoire américain, lorsqu’ils considèrent le milieu naturel et le poids des hommes.

Pour exporter le schéma américain en Asie et en Afrique, les structures précoloniales vont prendre un poids beaucoup plus grand.

Pour nous, les conditions de départ sont :

  • dotations factorielles
  • milieu naturel
  • poids des hommes
  • niveau de développement économie et technique atteint par les sociétés autochtones au moment de la rencontre

Ces groupes de critères doivent être utilisés selon des combinaisons et des pondérations variables pour établir la fiche signalétique de chaque type de colonie. Une fois obtenue, on peut lier aux conditions de départ le sort de la colonie ou sa destinée et son évolution dans la longue durée.

L’autre démarche privilégie l’identité du colonisateur, les Britanniques ne colonisent pas de la même manière que les Portugais, par exemple les institutions britanniques passent pour être plus flexible qu’au Portugal ou en Espagne. L’identité du colonisateur et son niveau, plus son niveau de développement économique et technique est élevé plus le colonisateur aurait une force de transformation et de pénétration.

Il y a également le système politique et légal, mais aussi les valeurs culturelles. Que ce soit des auteurs du passé ou du présent, il y a des partisans qui privilégient l’identité du colonisateur comme Adam Smith, Thomas Malthus et des auteurs plus contemporains.

Lorsque Smith se demande pourquoi il n’y a point de colonies dont le progrès ait été plus rapide que celui des colonies anglaises d’Amérique du Nord, Smith voie déjà qu’il y a des colonies dès le milieu du XVIIIème siècle qui se différencient d’autres. Il compare avec des implantations superficielles d’Européens, de Britanniques et de néerlandais, en Asie, en Inde et à Java trouvant que les colonies du nord s’en sortent beaucoup mieux. Pour Smith, c’est parce que les institutions transplantées par la métropole et la politique économique menée par la mère patrie sont plus favorables à la croissance dans ces colonies que dans celle de la France, du Portugal ou de l’Espagne. Smith écrit à un moment où le modèle colonial idéal de départ a été abandonné.

Malthus voit déjà entre le début du XVIIIème siècle et du XIXème siècle des écarts entre le sud et le nord qui sont liés à l’identité et à l’héritage du colonisateur. Selon lui, l’Espagne et le Portugal introduisent dans leurs colonies tous les vices de leur mère partie qui entravent la richesse alors que les vertueuses institutions politiques et juridiques anglaises assurent la prospérité dans les colonies anglaises.

Pour des auteurs contemporains, cette différence est due en grande partie parce que les ex-colonies britanniques disposent d’un avantage comparatif qui est d’hériter de la Grande-Bretagne d’institutions plus favorables à la croissance.

Pour ceux qui s’en tiennent au système juridique, il y a une différence entre le Common Law d’origine anglo-saxonne et le système de droit civil d’origine française censé influer sur le développement économique : le colonisateur mettrait en place un système légal qui tantôt favorise et qui tantôt est hostile à la croissance économique.

Le système de droit commun plus ouvert et plus souple se caractérise par le droit de propriété et favoriserait la mise en place d’un État restreint et efficace. Le second système est présenté comme étriqué et hiérarchisé lié à un État interventionniste, avec moins de performances économiques et avec plus de corruption.

Ces systèmes sont transplantés dans les colonies. Le premier système s’impose notamment dans les colonies anglaises de peuplement européen, États-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande et Australie alors que le second est instauré par les Espagnols, les Portugais les Néerlandais et les Français eux-mêmes dans leurs possessions d’Amérique latine, mais aussi d’Asie et d’Afrique.

L’intérêt du schéma de Engerman et Sokolov est de rester en retrait, l’approche à privilégier et celle des conditions de départ.

L’hypothèse de « revers de fortune »

« Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. »

— Mathieu XX.XVI

Dans un premier temps, ce sont certaines colonies qui apparaissent comme riche, ce sont les colonies dites d’exploitation ou de plantation. Les colonies qui attirent le plus de migrants sont les colonies d’exploitation.

Au fond, les colonies d’Amérique du Nord sont constituées tardivement parce qu’elles n’intéressent personne, ce sont des territoires peu prometteurs. Voltaire ne pense pas différemment que ses contemporains qualifiant la colonie d’Amérique du Nord comme vouée à l’échec et dispendieuse, où il faut aller et mettre en valeur sont les colonies de plantation qui sont les plus riches ; cela dure environ 250 ans.

Après deux siècles et demi, il y a un renversement, c’est l’hypothèse de revers de fortune que l’on peut illustrer en chiffre. Ce renversement ne peut se comprendre que si on adopte le schéma qui privilégie les conditions de départ.

Il faut d’abord rappeler le schéma explicatif qui était apparu : jusqu’à une date ressente, lorsqu’on considérait la colonisation et puis la performance économique des colonies dans le long terme, on privilégiait un schéma où dominait l’identité du colonisateur, à savoir le niveau de développement économique et technique, ainsi que les valeurs culturelles tout comme le système légal.

Ce que nous avons retenu comme schéma se démarque de cette longue tradition historiographique qui privilégie l’identité du colonisateur afin de retenir les caractéristiques de départ des régions colonisées : ce sont les conditions initiales qui influent de manière indirecte sur la qualité des institutions.

Ces conditions initiales, qui, par l’influence indirecte exercée sur la qualité des institutions expliquent beaucoup mieux que l’approche privilégiant l’identité du colonisateur et justement le revers de fortune qui est de manière plus explicite l’évolution des niveaux de développement des grandes régions qui composent les Amériques.

Cette évolution connaît à un certain moment un reversement : le revers ; les rôles s’inversent. Pour comprendre pourquoi à un moment donné intervient une inversion, il faut s’en remettre au schéma qui privilégie les conditions de départ.

Les premiers, c’est-à-dire les mieux lotis, les parties de l’Amérique qui apparaissent aux yeux des contemporains, mais aussi aux yeux des historiens comme étant les plus riches et qui attirent le plus d’immigrants : ce sont les colonies de plantations qui passent pour être plus riches et plus profitables que les colonies de peuplement.

Dans un premier temps, c‘est-à-dire durant les deux premiers siècles et demi, fin XVIIIème siècle début XIXème siècle, les colonies de peuplement sont jugées improductives et dispendieuses. Pour s’y implanter, mettre en valeur et obtenir des résultats probants, cela coûte cher, en revanche, les colonies de plantation rapportent tout de suite et beaucoup.

Carte de la Nouvelle-France, par Samuel de Champlain, 1612

Voltaire va opposer la Nouvelle-France soit le Canada en zone tempérée à une autre possession française qui est la Louisiane en zone tropicale : « le Canada français est un pays couvert de neige et de glace huit mois de l’année habités par des barbares, des ours et des castors ». Vouloir entreprendre une colonisation de peuplement dans une région aussi hostile est une absurdité. Cette nouvelle France à « toujours été très pauvre tandis qu’il y a 15000 carrosses dans la ville de Mexico et d’avantage dans le ville de Lima ». Il sous-entend que ce sont des villes riches où il y a une accumulation du capital : « je voudrais que le Canada fut au fond de la mer glaciale et que nous fussions occupé à la Louisiane à planter du cacao, de l’indigo, du tabac et du murier ».

Pour Voltaire comme pour les esprits éclairés du XVIIIème siècle, les plus riches colonies et les meilleures sont les colonies de plantations et les îles sucrières des Caraïbes.

On dispose de deux indicateurs soit :

  • la comptabilité rétrospective qui est une tentative d’historiens quantitativistes de mesurer le revenu par habitant qui est un indicateur de richesse et de pauvreté.
  • le nombre d’immigrants : où vont-ils ? Par quelle contrée sont-ils attirés ? C’est l’attirance pour des terres d’opportunité, des occasions de vivre mieux.

En s’appuyant sur ces deux indicateurs, durant les deux cent cinquante premières années suivant l’arrivée des européens sont : les caraïbes, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud qui apparaissent comme les régions les plus prometteuses, qui ont le revenu par habitant le plus élevé et ce sont les zones qui attirent le plus d’immigrants.

En revanche, il y a des zones moins prisées comme les actuels États-Unis et le Canada : la quelque grande majorité des 6 millions d’immigrants sont pour 1/3 des captifs africains et 2/3 des immigrés européens, arrivés entre 1500 et 1760 se concentrent dans l’économie d’exportation de denrées tropicales rentables mêmes si les taux de mortalité par maladie y sont plus élevés qu’en Amérique du Nord.

Les colonies riches vont se faire distancer par celles qui au départ apparaissaient moins prometteuses. La situation s’inverse à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle, à partir de ce moment-là et jusqu’à nos jours, l’Amérique du Nord attire la majorité des immigrants européens et enregistre de meilleures performances économiques que le reste du continent américain.

Degré d’inégalité, qualité des institutions et trajectoires de développement

L’origine de ce revers de fortune est à chercher dans le degré d’inégalité des sociétés coloniales naissantes en matière de distribution des richesses, de capital humain en matière de formation et d’éducation et inégalité en matière de pouvoir politique.

Les différences initiales dans le degré d’inégalité ont des effets profonds et persistants sur les trajectoires de développement en ce sens qu’elles influent sur la qualité des institutions.

Nous savons maintenant que les régions du Nouveau Monde par leur dotation factorielle peuvent générer un degré d’inégalités extrême sont celles qui abritent deux catégories de colonies soit de zones dont l’environnement favorise la culture de denrées tropicales à haute rentabilité commerciale produite dans le cadre du système de la plantation esclavagiste et, d’autre part, les colonies qui contiennent des communautés amérindiennes relativement étoffées.

Apparaissent deux situations qui contribuent à la formation de sociétés extrêmement inégales ne faiblissant pas avec le temps au sein desquels une petite élite d’ascendance européenne parvient à s’adjuger une fraction disproportionnée des richesses, mais pas seulement.

La petite élite d’ascendance européenne parvient également à asseoir sur la grande majorité de la population sa domination politique. L’inégalité extrême de ces sociétés découle de deux possibilités absentes dans la catégorie des colonies d’Amérique du Nord. Dans les colonies à sucre, on utilise une abondante main d’œuvre servile d’origine africaine alors que dans la deuxième catégorie, dans les colonies espagnoles continentales, on met en coupe réglée des populations autochtones numériquement fournies.

Durant la phase coloniale, des entités voient leur composition modifiée et sont différentes d’une catégorie de colonies à une autre : les régions du Nouveau Monde à haut degré d’inégalité contiennent des populations hétérogènes dans le sens où les élites sont distinctes du gros de la population alors que les régions où se constituent des sociétés relativement égalitaires ont de population plus homogènes.

Si d’un côté on a les institutions et de l’autre les dotations factorielles et le degré d’inégalité, il peut y avoir des interactions, cela ne va pas nécessairement dans un sens.

Degré d’inégalité, qualité des institutions et trajectoires de développement.png

Il s’agit des colonies britanniques d’Amérique qu’il est possible de classer :

  • la Nouvelle-Angleterre
  • Middle Colonies
  • South
  • West Indies

Les Middle Colonies sont plus riches parce que les terres sont plus fertiles et les productions plus importantes alors que la Nouvelle-Angleterre est handicapée par des terres froides et il faudra beaucoup de temps pour développer des cultures tempérées, ce sont des variétés et une sélection qui avec le temps doivent tenir compte d’un environnement particulier.

Dans ces colonies il y a la présence d’esclaves noirs ou de serviteurs contractuels qui sont non-libres.

Ce tableau montre les inégalités de distribution des richesses, entre ces trois premières régions il n’y a pas tellement d’écart. En revanche, si on compare avec les Antilles britanniques, les écarts deviennent extrêmes.

À l’intérieur des treize colonies d’Amérique du Nord, entre le Nord et le Sud de la bande littorale atlantique qui constitue le noyau des futurs États-Unis, il n’y a pas d’écarts significatifs, c’est pour cela que le sud rejoint le nord au bout d’un certain moment.

Si on considère les Antilles britanniques, les contrastes sont très forts : la différence reflète la forte proportion des esclaves dans la population totale, la haute rentabilité du système de production esclavagiste et le haut degré d’inégalité dans les colonies à sucre.

Il est possible de faire le même exercice pour le Brésil du début du XVIIIème siècle et de rejoindre cette démarche : ces études montrent que le Brésil est de par son revenu par habitant plus riche que l’Europe. À l’époque, le Brésil est la colonie du Portugal et est beaucoup plus riche, beaucoup plus grande, beaucoup plus peuplée que le Portugal.

Allégorie montrant l'arrivée du prince Jean et de sa famille au Brésil. Œuvre anonyme, XIXe siècle.

Si on regarde la répartition des richesses au Brésil, elle est extrêmement inégalitaire, c’est-à-dire concentrée entre les mains d’une toute petite minorité d’Européens que sont soit des Européens, des Européens nés sur place, des créoles ou encore des Européens assimilés.

À la fin du XVIIIème siècle et début du XIXème siècle, le Portugal est menacé par les troupes militaires françaises qui font leur entrée sur le territoire portugais et à Lisbonne autour des années 1806. Toute la Cour va s’embarquer protégée par la flotte britannique vers Rio de Janeiro. Joao VI va s’installer au Brésil : aucune Cour métropolitaine européenne ne s’est déplacée pour aller s’installer dans la colonie.

Jusqu’à maintenant, nous avons vu que la situation de départ et le degré d’inégalités influent sur le choix des institutions. Nous allons voir maintenant que les institutions peuvent autant peser sur les conditions de départ que sur la distribution du pouvoir économique et politique.

S’il y a ce caractère persistant, c’est parce que les influences peuvent être réciproques. Ainsi, certaines institutions tendent à maintenir la dotation initiale des facteurs ou le même degré au niveau d’inégalités, ces institutions peuvent être :

  • politique, auquel cas il s’agit du droit de suffrage c’est-à-dire la proportion de la population qui peut voter.
  • scolaire avec pour indicateur le degré et le niveau d’alphabétisation.
  • fiscales avec des impositions directes ou indirectes, lourdes ou légères.

En même temps sont menées des politiques gouvernementales d’immigration ou de distributions foncières qui peuvent tendre tout au long des voies de développement empruntées à maintenir la dotation initiale des facteurs ou le même niveau d’inégalité.

Dans les colonies espagnoles, la politique foncière favorise la constitution de grands domaines. Il faut noter l’importance numérique de la main d’œuvre indigène qui est mise au service de la couronne et des élites incitants la métropole, en l’occurrence l’Espagne, à adopter une politique d’immigration restrictive afin de préserver dans ces possessions américaines la rente de situation des premiers arrivés.

La politique foncière et d’immigration contribue à maintenir les inégalités et à accentuer les conditions de départ.

En revanche, dans les colonies d’Amérique du Nord, la politique de distribution de petites parcelles et les politiques d’immigrations ouvertes permettent, aux institutions induites par les caractéristiques de départ, de contribuer soit à la reproduire soit à les accentuer.

  • Pourquoi avec le temps le haut degré d’inégalité ne faiblit pas dans les colonies d’exploitation esclavagiste et dans les colonies espagnoles continentales ?

C’est parce que dans ces deux catégories les élites ont la capacité d’établir un cadre institutionnel et légal qui leur assure une part disproportionnée du pouvoir et des richesses. Les élites parviennent à maintenir leur statut privilégié de génération en génération.

Ce qui est bon pour les élites ne l’est pas pour la croissance à long terme. Les colonies d’Amérique du Nord montrent que certains facteurs objectifs comme le rapport homme - terre restreignent la possibilité des élites de modeler les institutions à leur avantage. Le rapport de force n’est pas en faveur des élites.

Ce facteur objectif restreint la possibilité pour les élites de modeler les institutions à leur seul avantage. Même si les élites les modèlent à leur avantage, il y a des limites imposées par les facteurs objectifs.

  • La question qui se pose lorsqu’on quitte les Amériques et que l’on veut garder ce schéma est de savoir s’il est applicable ailleurs dans d’autres parties de la planète qui furent colonisées. La question est de savoir si ce modèle est exportable en Asie et en Afrique.

À partir de ce moment-là, il faut mettre en place une perspective comparative. Il apparait que dans les Caraïbes et le Pacifique, dans ces deux grandes régions, le colonisateur européen bénéficie d’une table rase : le colonisateur européen à des coûts de franche, ce qui été en place avant s’écroule et parfois disparaît complètement lui donnant toute l’attitude afin de construire à neuf et édifier des colonies sans tenir compte des structures précoloniales qui se sont sous, le choc de la colonisation, affaissé.

Cela n’est pas le cas en Asie et en Afrique où les structures précoloniales sont plus résilientes, elles résistent beaucoup mieux au choc de la colonisation. Le colonisateur européen doit le plus souvent composer.

En Amérique et dans le Pacifique, les structures sont remplacées par d’autres et de nouvelles, en revanche, en Asie et en Afrique, le colonisateur peut au mieux superposer quelque chose sur des structures qui étaient là et ne disparaissent pas et avec lesquelles il doit faire.

Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 217.

Afin de marquer ces différences, on peut faire la variation de la composition coloniale des populations assujetties.

Au début du XIXème siècle, 60 % du Nouveau Monde en Amérique est d’origine extracontinentale. Les choses sont plus marquées dans le Pacifique avec une proportion de 95 % pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 222.

En revanche, d’un bout à l’autre de la période coloniale, en Asie et en Afrique la population européenne est inférieure à 1 %.

Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 223.
Sources : B. Etemad, L’héritage ambigu de la colonisation. Économies, populations, sociétés, Armand Colin, Paris, 2012, p. 224.

Voilà ce qui apparait lorsqu’on essaie d’exporter le schéma Amérique avec l’apparence d’une condition initiale que Engerman et Sokolov avaient négligé. Dans les conditions initiales, ce sont les structures socio-économiques à l’arrivée des Européens qui comptent le plus lorsqu’on souhaite étudier l’Asie et l’Afrique.

Les experts de la Banque Mondiale sont au courant de ce qui se fait en matière d’histoire économique coloniale. L’histoire de la colonisation européenne apparait dans l’édition de 2002 du rapport de la Banque Mondiale parce que les économistes du développement ne s’intéressent pas aux historiens qui remontent dans le temps et font ce que nous avons essayé de retenir.

Pour les experts de la Banque Mondiale afin d’expliquer pourquoi une répartition du revenu très inégale va de pair avec des institutions de piètre qualité, car l’histoire contrastée du développement du Nord et du Sud de l’Amérique révélée qu’une distribution des richesses très inégale au départ, des clivages sociaux et une population peu homogène peuvent être des freins à la dynamique des réformes institutionnelles.

Dans le rapport de 2006 est mis en avant l’influence de Engerman et Sokolov de manière manifeste, les experts de la Banque Mondiale affirment leur conviction, c’est-à-dire que les inégalités et les institutions comptent pour le développement économique, ils reprennent le schéma selon lequel l’histoire coloniale américaine confirme certaines choses : « confirme le bien fondé d’hypothèses concernant le lien être la prospérité et l’égalité dans le domaine politique et économique […] une institution à penser qu’une raison des inégalité entre les pays riches et pauvres s’explique en partie par une différence des institutions ».

  • Il est difficile de réduire les écarts, ce sont des actions entourées d’incertitudes et cela prend beaucoup de temps. Pourquoi y a-t-il des difficultés ? Pourquoi y a-t-il des incertitudes ? Pourquoi cela peut durer longtemps ?

Changer les institutions est compliqué parce qu’il y a des gagnants et des perdants. Le problème ici est que les gains répartis sur un grand nombre de personnes sont différés alors que les pertes subies par une minorité suffisamment puissante pour bloquer le processus sont immédiates.

Il existe un lien entre le développement économique et les indicateurs de bon fonctionnement des institutions. Il y a une corrélation positive entre les deux, mais on n’arrive pas à établir précisément quels sont les liens entre telles ou telles institutions. La difficulté et de déterminer la nature des liens qui relies institutions et développement du caractère multiforme de la notion d’institution.

Les institutions sont des contraintes qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales, mais ces contraintes peuvent être de nature très différentes avec des contraintes étatiques ou non étatiques, des contraintes qui relèvent du marché ou hors du marché, formelles comme le droit de propriété ou informelles comme les coutumes, peuvent opérer au niveau macro ou microéconomique.

Il faut retenir que les institutions comptent, mais que les études continuent parce qu’il y a une incertitude qui demeure : nous ne savons pas aujourd’hui quel est ou quels sont les institutions qui sont vertueuses pour le développement économique à long terme.

Il est possible de plaider en faveur de telle ou telle formule, de telles ou telles institutions, mais si on veut mettre en place des institutions efficaces, il faut tenir compte des réalités politiques et sociales de chaque pays et de la manière dont ces réalités évoluent.

Plus concrètement, cela implique que pour produire les résultats escomptés, une innovation institutionnelle doit acquérir une légitimité dans la société importatrice. Pour cela, les innovations institutionnelles doivent avoir une affinité avec la culture existante, elle doit avoir un lien avec les institutions existantes, autrement dit, l’innovation institutionnelle, ici, débouche sur une hybridation.

La société qui adopte une innovation institutionnelle le fait en la combinant avec quelque chose qui est déjà là et cette observation est valable surtout pour l’Asie et l’Afrique coloniale qui conservent sous la domination européenne l’essentiel de leur fondement démographique, mais aussi l’essentiel de leur fondement socio-économique.

En revanche, ce type d’observation est beaucoup moins valable pour les régions du Pacifique et d’Amérique où le colonisateur bénéficie d’une table rase.

En Amérique et dans le Pacifique il y a un processus où les institutions sont importées, mais en Asie et en Afrique il y a des institutions coloniales amenées par le colonisateur dans ses bagages, mais afin d’être opérationnelles, ici, se marient avec l’institution existante sinon elles sont rejetées. Les institutions extérieures s’il elles ne répondent pas à ces conditions sont refusées parce qu’il y a des structures qui subsistent, sont consistantes et étoffées tandis que les populations qui restent en place et parviennent à s’octroyer une part de main d’œuvre, se trouvent dans une situation de prendre, d’adapter ou de rejeter.

Annexes

Références