La perspective communautarienne
Professeur(s) | Matteo Gianni[1][2][3][4][5][6][7] |
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Cours | Théorie politique |
Lectures
- Qu’est-ce que la théorie politique ? Enjeux épistémologiques
- Qu’est-ce que la théorie politique ? Enjeux méta-éthiques
- La théorie égalitariste de la justice distributive de John Rawls
- La théorie des droits de Robert Nozick
- La théorie de l’égalité des ressources de Ronald Dworkin
- La théorie des capabilités d’Amartya Sen et Marta Nussbaum
- La perspective communautarienne
- La perspective multiculturaliste
Nous avons parlé de la question de la différence entre une position « universaliste » et une position plutôt « contextualiste ». Effectivement, nous avons d’une part des théories idéales et des théories qui tiennent davantage compte des spécificités des cas. Nous avons mentionné Rawls comme étant l’un des tenants de la théorie idéale même si cela n’est pas complètement vrai. Lorsque Rawls parle de l’équilibre réfléchi, il parle du moment méthodologique général de sa position philosophique.[8] Il y a deux moments méthodologiques qui sont l’équilibre réfléchi qui est un peu la posture d’épistémologie morale qu’il adopte et la position originaire qui sont les outils méthodologiques qu’il utilise pour faire sens avec sa théorie de la justice. Dans son épistémologie morale, cet équilibre réfléchi occupe une place fondamentale. C’est un va-et-vient entre les principes généraux abstraits et les situations concrètes auxquelles est confronté l’individu. Pour Rawls, la détermination du bon principe de la bonne théorie peut se faire au moment où ce va-et-vient entre intuition et la théorie générale nous permet de nous arrêter et de trouver une position qu’il est possible de construire et de défendre analytiquement. Ceci revient à dire que Rawls n’est pas aveugle au contexte si par contexte on entend les intuitions des individus. Ces individus ont des intuitions dans des contextes ou des situations particulières même si elles peuvent être fictives.
La notion d’équilibre réfléchi permet déjà de nuancer la position extrêmement abstraite de la position de John Rawls.[9] Il a un va-et-vient un peu dialectique avec la réalité, nos intuitions nous amènent à tester et questionner des théories générales. Si on nous dit que la théorie morale fondamentale est de ne pas tuer, et nous nous apprêtons à entrer comme volontaire dans une armée en guerre et nous sommes un minimum réflexif comme être humain essayant de se poser des critères d’engagement par exemple, de nous donner des règles éthiques nous permettant de fonctionner au-delà de suivre les autres ; alors, nous sommes confrontés à tout un tas d’intuitions que nous avons. Nous avons peut-être vu que des gens ont tué d’autres gens dans des conditions particulières ; le fait même d’être soldat veut dire que cette idée de ne pas tuer ne tient pas complètement, il faut l’affiner. Il est possible d’avoir des intuitions, des intuitions sur quelles conditions avons-nous le droit moral de tuer comme le va-et-vient entre le principe qu’il ne faut pas tuer et qui se justifie pour tout un tas de raisons et ses intuitions. Le moment où nos intuitions et le principe sont en équilibre, à ce moment-là, nous avons la solution que nous recherchons et construite théoriquement. Donc, l’équilibre réfléchi est vraiment un va-et-vient entre les intuitions et les théories.
Le contextualisme change d’une part la base empirique nécessaire, change radicalement la complexité des cas. Rawls dirait que le care peut être intéressant, mais à un certain moment il faut se cantonner à la justice publique. On ne peut pas non plus traiter dans une théorie de la justice tout un tas de questions individuelles que les gens se donnent sinon nous ne nous en sortons pas. Nous ne pouvons avoir une théorie suffisamment générale pour que l’accord rationnel et raisonnable de tout le monde fonctionne. Un autre aspect important est que cet équilibre réfléchi implique une posture d’épistémologie particulière au sens où elle postule que l’individu est capable à lui tout seul de déterminer un équilibre en ses intuitions et ses théories morales de départ. Cela implique l’idée d’un individu autonome, rationnel et capable de manière individuelle et autonome d’accomplir une synthèse entre les intuitions et la théorie. Or, il y a d’autres théories qui partent de l’idée que l’individu n’est pas capable tout seul de faire ce travail.
La critique communautarienne du libéralisme[modifier | modifier le wikicode]
Les communautariens, comme en partie l’éthique du care, partent de l’idée d’un individu, d’un soi, d’une personne qui a une sorte de formatage de son « disque dur » cognitif et moral par la communauté dans laquelle il est inséré et dans laquelle il a pris vie et été socialisé. L’idée d’un individu déconnecté, abstrait comme pour Taylor, qui est capable comme le disent les libéraux de réviser ses allégeances, ses conceptions du bien en fonction de circonstances purement individuelles, pour eux, ne tient pas la route.[10][11][12] Ce qui manque est une prise en considération de l’univers moral symbolique culturel qui permet ce travail.
Les communautariens s’interrogent sur le présupposé de base dont nous avons besoin pour être autonome. Pour les communautariens, cet exercice rationnel que le libéraliste X stipule comme étant un fruit d’autonomie, en réalité, est déjà le produit de quelque chose qui lui préexiste, à savoir un langage. Ce langage est le produit d’une communauté, d’un univers culturel qu’il a créé. Nous ne sommes peut être pas autonome de la même manière à Tokyo et à Toronto, non pas que la faculté est nécessairement différente, mais parce que la manière dont nous avons de donner un contenu effectif à cette idée de choix autonome est différente. L’appréciation des plus et des moins de différentes options n’implique pas seulement qu’elles existent, en général, elles existent par un langage, et en général nous trions le bon et le mauvais aussi par rapport à des langages, l’économie étant aussi un langage par ailleurs comme d’autres. Pour les communautariens, l’idée qu’il est possible pour un individu d’être autonome, libre, en dehors d’un univers culturel linguistique de référence est un leurre aboutissant à des problèmes de justice plutôt qu’à une véritable société juste.
Comme le dit Kymlicka, « [L]es communautariens soutiennent que les libéraux commettent la double erreur de surestimer notre capacité d’autodétermination et de négliger les conditions préalables grâce auxquelles cette capacité peut s’exercer de manière significative ».[13] D’un côté, ils surestiment la capacité d’autodétermination de l’individu et de la personne morale libérale, à savoir cette capacité que les individus auraient de s’extraire du contexte, d’évaluer de manière clinique les options et de choisir celle qui est le plus conforme à leur conception du bien, ils surestiment cette capacité et en plus et en même temps, ils négligent les conditions qui permettent l’exercice de cette capacité. Donc, ils ont un double problème : ils créent quelque part un individu qui n’existe pas et ils ne se souviennent pas des conditions sociales permettant ce qu’ils souhaitent que cela soit fait, à savoir l’exercice de détermination de soi ou d’autonomie.
L’approche communautarienne[modifier | modifier le wikicode]
Lorsqu’on parle des communautariens, on a à faire avec une famille d’approches très diverses qui vient de Humes en partie avec le conventionnalisme[14][15][16][17] ou Herder[18][19][20] ou qui vient des contrerévolutionnaires, Berk ou encore De Maistre qui est inhérente à un certain romantisme allemand.[21][22] Il y a toute une filiation notamment avec Hegel, Aristote, tout un tas d’origines.[23][24][25] Donc, il est un peu difficile de ne parler que des communautariens de cette manière. Nous allons surtout aborder trois auteurs qui sont intervenus dans un débat avec John Rawls. Nous parlons de la théorie critique du libéralisme rawlsien et nous allons voir les critiques extralibérales même si les communautariens font partie de la famille libérale mettant des accents différents sur des appartenances.
Lorsqu’on parle d’approche communautarienne, il ne faut pas la confondre avec le communautariste qui est un qualificatif d’une attitude qui pour le modèle républicain français implique une rupture avec la république. Si la France est traversée aujourd’hui par des phénomènes communautaristes, cela veut dire l’enfermement de groupes dans des communautés autoréférentielles.[26][27][28][29] Nous allons nous référencer à la philosophie communautarienne donc produite par des philosophes essentiellement aux États-Unis, en Allemagne ou autre.
En général, il y a une philosophie, mais aussi toute une réflexion politique communautarienne. L’un des auteurs clef dans cette approche est Etzioni qui a beaucoup travaillé sur des questions de citoyenneté et comment donner une vie éthique aux communautés au sens de municipalité, mais aussi de voisinage. Il est un inspirateur des rondes citoyennes entre autres pour garantir la sécurité des communautés.[30][31][32]
Même si, et peut être à juste titre pour tout un tas de raisons, l’approche communautarienne est analytiquement et philosophiquement souvent décriée, il n’en demeure pas moins que si nous prenons les débats publics aujourd’hui et les actions en matière de politique publique en ce qui concerne le nationalisme, les migrations ou encore la justice, des arguments communautariens sont beaucoup plus présent voire dominant, que ce que nous pouvons imaginer.[33][34][35][36] C’est une approche philosophique relativement faible pour certains et surtout les libéraux, qui en même temps a une puissance de feu importante lorsqu’il s’agit de penser à des questions relatives à l’altérité, aux migrations ou encore à la gestion des différences culturelles tout comme la citoyenneté. Comprendre les tenants et les aboutissants de cette approche est important afin d’avoir une idée de pourquoi il y a autant de querelles autour de cela. En Suisse, il y a beaucoup de dimensions communautariennes dans la politique publique.
Il faut insister sur le fait qu’il y a eu une phase au début des années 1990 où il y a eu des réponses aux critiques communautariennes qui ont été faites à Rawls qui ont, au fond, réinvesti cette sorte de dichotomie simpliste que les fascistes et nazis étaient un peu communautariens.[37][38][39][40] Il y a un peu cette dimension, mais ce n’est pas à ce type de philosophie communautarienne à laquelle nous faisons référence. Nous nous basons sur ce que nous pourrions appeler un communautarianisme libéral qui ne remet pas en question un certain nombre de valeurs et de droits fondamentaux du libéralisme, mais qui nourrit la pensée libérale d’une prise en considération de la communauté qui vise selon eux à renforcer la morale et la justice. Pour eux, sans prendre en considération cette dimension morale découlant de la communauté, le libéralisme va à sa perte.
Probablement, ce qui devrait être le moment clef de la position communautarienne est l’une de ses faiblesses. Jusqu’à il y a peu, il n’y avait de définition opérationnelle et un peu claire de ce qu’était la communauté. La communauté est un concept très vague chez les communautariens qui doit être plus analysée sous l’angle de ce qu’elle permet de faire que de l’angle de ce qu’elle est empiriquement. Cette citation de Etzioni dans l’article Citizenship in a communitarian perspective publié en 2011 retrace assez bien l’intuition derrière la notion de communauté : « Communities are social collectivities whose members are tied to one another by bonds of affection and by at least a core of shared values ».[41] Cette intuition est l’idée du lien d’affection et de valeurs communes que les individus partagent.
L’univers de référence de ce partage peut être pluriel. Certains communautariens parlent de « communauté » comme étant la « nation », d’autres pensent que c’est un groupe ethnique, d’autres pensent que c’est une localité, d’autres pourraient l’appliquer à leurs relations de voisinage. Ce qui est au socle du concept est la relation qu’elle crée. L’idée de communauté donne une définition est une spécification de l’ontologie relationnelle. Nous sommes en relation avec les autres et avec certains de ces autres nous avons des liens affectifs, émotionnels de droits basés sur des devoirs. Pour les communautariens, la question qui se pose est de savoir ce qui justifie ces liens (1) et ce qui fait que ces liens doivent être transposés dans une politique des droits et du bien commun afin d’être protégé (2), à savoir, contrairement à l’argument des libéraux où il faut être extrêmement procédural, ne pas se soucier de l’éthique. Qu’est-ce qui fait que pour les communautariens il y ait de liens que nous partageons qui sont moralement significatifs et qui doivent être protégé par l’État parce que remettre en question ces liens en ne les protégeant pas reviendrait à diminuer la qualité éthique de la vie des individus ? La question pour eux est de justifier ceci, de trouver une théorie permettant de donner un contenu à l’exigence de mettre les liens communautaires au centre de la réflexion (1) et de déduire quelque part des théories morales concernant savoir ce que l’on fait de ces communautés (2).
Etzioni est plus orienté pratique : « If significantly eroded – the nation, as a community invested in a state, will lose its capacity to provide human nurturing and to contribute to human flourishing […] The absence of communal bonds causes people to feel detached, alienated and powerless. Such a community deficit leads some to withdraw from society, or act in antisocial ways. For hundreds of millions of people, nations are a major source of communal affiliation, even if they are merely imagined communities ».[42] Cette citation date de 2011 est illustrative donnant l’idée de l’État actuel sur l’idée de nation et pourquoi est-il nécessaire, dans leur optique, de défendre une certaine conception de la nation. Si nous ne le faisons pas, si l’État libéral ne le fait pas, alors il y a des implications comme un phénomène d’aliénation ou encore de manque de pouvoir ou de détachement, ce que Durkheim aurait pu appeler d’anomie.[43][44] Ceci crée des coûts sociaux, démoli des sociétés et créé des injustices. C’est pour cette raison que pour lui, la reconnaissance de quelque chose qui relève d’un lien et d’un attachement communautaire est nécessaire afin de soutenir la justice, de soutenir la citoyenneté et pour soutenir le développement moral des individus donc afin de donner aux individus un vrai pourvoir de définir une conception du bien, une vraie possibilité d’exercice de l’autonomie. Il renverse en quelque sorte la logique : pour le libéral, on est autonome et on détermine « par un acte de volonté » ce que nous voulons que notre société soit. Les individus ont cette puissance. Pour le communautarien, cette détermination présuppose l’acceptation de la dimension cognitive, émotionnelle, culturelle et linguistique entre autres qui permet ce processus de définition collectif. Sans ceci, le choix que les libéraux poursuivent est un choix qui ne repose sur rien. Nous avons affaire à une ontologie qui est une conception de la société qui est différente. Beaucoup de l’idéologie que véhicule l’UDC est inscrite dans la démocratie, dans une vision de la culture, de l’État-Nation qui vient de quelque part. La question qui se pose est de savoir par le biais de quel argument est-il possible de s’opposer à celle-ci.
Les points principaux de désaccord avec les libéraux[modifier | modifier le wikicode]
Le débat entre libéraux et communautariens a duré une vingtaine d’années commençant après la publication de la Théorie de la justice de Rawls dans les années 1970 jusqu’au milieu des années 1990.[45][46][47][48] Désormais, il s’est un peu estompé non pas parce qu’il n’existe plus, mais parce qu’il se déploie dans d’autres domaines notamment dans l’analyse du multiculturalisme ou en ce qui concerne la question des identités. Ce débat reste une matrice importante afin de comprendre ce qu’il se passe même s’il a été critiqué par d’autres approches et notamment les poststructuralistes et les républicains, mais il reste un formatage important de la théorie politique des quarante dernières années.
Les libéraux assument que les individus sont égoïstes et instrumentalement rationnels. Par « égoïste », il faut l’entendre par attitude cognitive et non pas jugement moral. C’est égoïste au sens de maximisation de la meilleure option. Ils voient leurs gains individuels à quoi les communautariens rétorquent que l’idée d’individu rationnel et égoïste est basé sur une conception non plausible de l’individu parce qu’on pourrait imaginer par une autre ontologie dialogique à penser à des individus qui ne sont pas nécessairement égoïstes ou instrumentaux à l’égard de leur communauté, mais qui au contraire agissent de manière vertueuse pour la communauté. Il y a un problème d’ontologie faisant que l’ontologie libérale est fausse.[49]
Un autre point est que les libéraux insistent davantage sur les droits que sur les devoirs ou les responsabilités à l’égard de la société.[50][51][52][53][54] C’était un thème très fort dans les années 1990 qui sont tout un tas de critiques qu’on qualifierait aujourd’hui de conservatrices à l’égard de l’omnipuissance et de la présence presque hégémonique du jargon des droits et non pas de celui du devoir. Paradoxalement, ce qui est intéressant est que l’argument du devoir qui se passe notamment à l’égard des migrations ou à l’égard des positions vis-à-vis de l’Islam, le discours du devoir revient. Il y a eu un moment à la suite de Rawls où la question était une question de droit, à savoir quel est le catalogue des droits qu’un système libéral et démocratique doit permettre pour que le fonctionnement de cette société soit compatible avec une certaine conception de la justice. Le devoir était au-delà des devoirs minimaux que nous avons vu dans toutes les approches avec le devoir de respecter les autres, de ne pas nuire à autrui ou le devoir de ne pas suivre la loi parce qu’elle est basée sur l’accord public. Au-delà de cela, toute conception du devoir plus épaisse était considérée comme étant trop éthique pour le libéralisme donc trop sectaire et donc incompatible avec une conception de la justice procédurale. Le devoir du patriotisme par exemple, le devoir de devoir servir une armée visant à devoir défendre les frontières d’une communauté afin d’en protéger l’intégrité est quelque chose qui a été vu et qui est encore vu comme la plupart des libéraux comme étant un devoir excessivement intrusif dans les conceptions du bien des gens. Pour les communautariens, le problème est qu’une théorie qui ne met pas assez en exergue les devoirs que nous devons à notre communauté va remettre en question la possibilité d’atteindre un bien commun, la qualité de notre relation à la communauté et entre nous.
Finalement, les libéraux, avec Rawls notamment, qui partaient de l’idée d’un libre-arbitre, se trompent pour les communautariens sur la possibilité et le caractère souhaitable de la neutralité de l’État. Pour les communautariens, l’État, par définition ne peut être neutre pour la raison qu’un État fonctionne en général avec une liste limitée de langues, cet État traduit dans la vie publique un nombre limité de vacances religieuses, cet État a un nombre limité de fêtes qui renvoient toutes à une tradition culturelle.[55][56][57][58] Selon cet argument, l’idée de postuler un État neutre est une idiotie pour la simple et bonne raison que l’État n’est pas neutre, l’État est déjà en soi le produit de choix culturels qui ont été faits dans son histoire. Pour les communautariens, cela dit des choses sur les options que l’État a prises. Pour eux, les libéraux se trompent s’ils pensent que la neutralité est possible et en plus ils se trompent en pensant qu’elle est souhaitable parce ce que, par exemple, se reposer le d