Critique sociologique du modèle bureaucratique : Crozier et Friedberg

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Rappel : la prétendue supériorité de la bureaucratie[modifier | modifier le wikicode]

Pour Weber, le respect des grands principes de la bureaucratie au niveau structurel et des fonctionnaires au niveau individuel a comme objectif premier de maximiser aussi bien la coordination des activités administratives que la prévisibilité du comportement des bureaucrates permettant la sécurité du droit à avoir l’égalité de traitement, la rationalisation des décisions à savoir, la neutralité et compétence, l’efficacité, mais aussi l’efficience de l’action administrative. Ce sont des éléments qui permettent de dire que le modèle bureaucratique est supérieur aux autres modèles. Ce modèle peut s’appliquer à toute forme d’organisation à savoir un large champ d’application potentielle comme à la bureaucratie publique, aux entreprises privées, à l’Église aussi bien qu’aux partis politiques. Ces réflexions se retrouvent chez les théoriciens des entreprises industrielles privées, dont Taylor et Fayol.

Dysfonctions classiques : induites par une application stricte des principes de Weber, Taylor et Fayol[modifier | modifier le wikicode]

Weber s’est appuyé sur la réalité qu’il avait et qui était la Prusse de Frédéric II et de la sociale- démocratie allemande. Il aurait extrapolé du modèle allemand un modèle applicable à l’ensemble des États contemporains, et, comme si cela était souhaitable de le faire dans une approche ethnocentriste. Ce qui intéresse Weber n’est pas d’analyser les structures sociales, mais d’analyser les comportements des fonctionnaires et de faire en sorte qu’ils s’inscrivent dans un cadre de prévisibilité. Ce qui l’intéresse est de savoir comment influencer les comportements des individus. Pour Marx, l’État est au service du capitalisme, mais cette approche holistique n’intéresse pas Weber qui adopte une perspective individualiste. L’individualisme méthodologique est la focalisation sur le comportement des bureaucrates, un phénomène social défini comme l’agrégation des comportements individuels nés des motivations des acteurs et intentionnalité des acteurs.

Le modèle bureaucratique même si appliqué avec rigueur entraine des dysfonctions, le résultat n’ira pas dans le sens de ce qui est attendu et anticipé par les tenants de ce modèle. En d’autres termes, les dysfonctions sont les effets pervers liés au respect strict des principes de la bureaucratie. C’est une théorie qui est d’abord apparue aux États-Unis et qui montre que même si l’application de ce modèle hyperrationnel abouti à des effets immédiats, il est aussi dysfonctionnel. C’est un modèle qui se veut fonctionnel avec une série de principes, cependant, les théoriciens des dysfonctions vont montrer que ce modèle ne va pas dans le sens des fonctions qu’on lui attribue, mais qu’il est dysfonctionnel atteignant d’autres buts que ceux souhaités. La dysfonction est au cœur du modèle bureautique, ce n’est pas un accident.

Robert Merton montre qu’il y a dans la bureaucratie un déplacement des buts vers les moyens. Avec le comportement qui est demandé aux bureaucrates et aux fonctionnaires dans le cadre d’une « cage d’acier », le risque est que les fonctionnaires fassent passer leur intérêt avant l’application des règles plutôt que la poursuite des missions et des finalités de l’administration publique. Il utilise le terme de « déplacement des buts » et aussi celui de « comportement ritualiste ». Ce qui primerait serait l’application du cahier des charges. Pour Merton, le modèle bureaucratie est un modèle rigide qui peut privilégier un esprit de caste dans le cadre d’un corporatisme qui s’oppose à la mission du service public. Les fonctionnaires se focalisent sur les moyens, les règles et les procédures à suivre et oublient les buts et les missions, ainsi ils vont négliger l’intérêt public qui est l’esprit de service public.

Cette théorie a été fortement illustrée dans les modèles de l’administration publique et la bureaucratie montrant que les fonctionnaires ont du mal à appliquer et à s’adapter à la règle qui engendre des conflits soit avec les supérieurs du fonctionnaire soit avec le public qui est insatisfait du service. C’est le principe même de la bureaucratie qui fait qu’il y a des résultats considérés comme dysfonctionnels.

Dans Le Phénomène Bureaucratique publié en 1963, au chapitre Les problèmes de gouvernement posés par le fonctionnement d'une organisation, Crozier fait une distinction entre la création et l’application de règles formelles et impersonnelles. Si les règles sont impersonnelles, cela permet l’uniformisation des actes administratifs et favorise l’égalité de traitement. Les règles formelles permettent de lutter contre l’arbitraire, augmentent la prévisibilité des comportements et permettent de favoriser la rapidité d’exécution.

Les dysfonctions potentielles proviennent de la rigidité dans les rapports avec les citoyens et d’attitudes ritualistes qui font qu’il est difficile de s’adapter aux changements de la société. L’application des règles est aussi une manière de se protéger dans une organisation, car personne ne peut reprocher les résultats s’ils sont non-optimaux.

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Dans ce schéma, dans la mesure ou le fonctionnaire obéit aux règles et aux normes, il n’est plus soumis à des relations de dépendance, n’obéissant qu’aux règles et qu’aux normes. Ce que montre Crozier est que si l’on n’obéit qu’aux normes cela pourra être une protection contre l’autorité de supérieurs ou la pression des subordonnés aboutissant à une forme d’isolement du fonctionnaire soit de non-communication entre les différentes strates hiérarchiques. Ce qui est fonctionnel est qu’on échappe à l’autorité et à la pression et ce qui est dysfonctionnel est qu’on ne communique plus.

Le fonctionnaire est peut-être libre de toute allégeance, mais il risque de se retrouver seul. Le fonctionnaire se retrouve isolé vis-à-vis de son supérieur et inférieur, mais il se retrouve sous la pression de ses pairs qui vont pouvoir exercer une pression assez forte. S’il y a un isolement vis- à-vis de strates hiérarchiques supérieures et inférieures, il peut y avoir soumission aux pairs dans la même strate hiérarchique et qui exercent une même fonction.

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Le principe de centralisation dit qu’il faut tant que possible, non seulement que le contenu de la règle soit décidé au niveau central, mais qu’aussi, la manière dont on va appliquer la règle soit décidée autant que possible au niveau central parce que c’est le niveau qui n’est pas exposé aux pressions au niveau des usagés. Les décisions vont se prendre sans tenir compte d’un certain nombre d’informations qui peuvent venir du terrain. Les décisions qui vont être prises vont être inadaptées par rapport aux réalités de terrain parce que ces décisions seront trop abstraites faisant qu’il y a un risque d’inadaptation entre les décisions centralisées et les réalités du terrain.

Crozier conclut que ceux qui décident ne connaissent pas l’essence des problèmes, et ceux qui connaissent les problèmes n’ont pas de pouvoir de décision. Le résultat est qu’on aboutit à des décisions abstraites déconnectées de la réalité du terrain et mal informées.

Le principe de spécialisation horizontal peut aboutir à une dysfonction. On va spécialiser toutes les personnes dans un champ donné afin d’améliorer la compétence et la qualité du travail effectué parce qu’on aura que des experts dans les champs de l’administration publique. L’idée est que puisque chacun est expert, on améliore le travail de l’administration publique. Les dysfonctions potentielles sont un problème de coordination et un problème de circulation de l’information dans les différents services.

Un principe serait de dire qu’il faut limiter l’étendue du contrôle, c’est-à-dire que si on diminue le nombre de subordonnés, il est possible de mieux les contrôler. Les dysfonctions sont que si on limite l’étendue du contrôle, cela ne peut se mettre en place que par une structure extrêmement pyramidale qui pourrait mener à un éloignement du sommet de la pyramide avec les préoccupations de la masse. Ainsi, le sommet décide en fonction d’informations qui ne proviennent pas de la base.

Le principe d’efficience a pour fonction d’économiser l’argent et d’éviter les gaspillages. Avec cette idée, on va vers l’efficience dans l’esprit de Weber et Fayol, on va vers une administration de machine. L’administration serait une machine qui fonctionnerait avec la même régularité que n’importe quelle machine. Les dysfonctions découlent du fait que le modèle ne prend pas en compte toutes les fonctions politiques dans le cadre de l’administration publique. L’administration publique serait simplement le rouage d’une machine aux commandes de ceux qui ont pensé cette machine.

M. Crozier : les cercles vicieux de la bureaucratie et la sociologie des organisations (systèmes d’action concrets : acteur, incertitude, pouvoir)[modifier | modifier le wikicode]

Dans L'acteur et le système: Les contraintes de l'action collective publié en en 1977, Crozier et Friedberg proposent une sociologie des organisations et une approche dite de l’analyse stratégique. Le but de cet ouvrage et de celui de Crozier publié en 1963 intitulé Le Phénomène Bureaucratique est de transposer l’analyse américaine et de développer un cadre analytique propre. Il y a toujours une imprévisibilité des comportements, une dimension irréductiblement imprévisible de toute forme d’organisation.

La bureaucratie devrait assurer la régularité et la prévisibilité des comportements. L’analyse stratégique met au contraire l’accent sur la dimension irréductiblement imprévisible des actions individuelles et collectives, ainsi que sur la contingence des situations organisationnelles. Il y a toujours une contingence, c’est-à-dire que les choses ne sont pas nécessaires. Cette conception de l‘organisation et plus dynamique.

Des acteurs stratèges[modifier | modifier le wikicode]

Crozier et Friedberg reprennent le postulat de Simon dans Theories of Decision-Making in Economics and Behavioral Science publié en 1959 comme quoi les acteurs ont une rationalité limitée cherchant une solution satisfaisante plutôt qu’optimale, c’est-à-dire une solution qui n’est pas le « one best way ». C’est un acteur opportunisme et individuel en fonction des règles établies dont les préférences sont évolutives.

L’organisation pour Crozier et Friedberg n’est pas une « cage d’acier », les choses ne peuvent pas être conçues de cette manière. Trois éléments apparaissent comme importants dans cette conception tournant autour de la notion d’acteur stratège. L’acteur de l’organisation n’est pas un acteur servile, c’est un acteur stratège voulant acquérir du pouvoir, améliorer sa position au sein de l’organisation. Ces acteurs stratèges ont une rationalité limitée.

Le problème de l’organisation chez Crozier se pose d’une façon originale qui est pour l’organisation de trouver la solution optimale pour régler les problèmes organisationnels pour faire en sorte que l’organisation soit la plus efficiente que possible. On est dans un cadre de rationalité limitée. Dans une organisation, il y a toujours des facteurs qui sont contingents, des facteurs qu’on ne maitrise pas, des choses qui ne sont pas nécessaires, de l’imprévu qui peut se produire.

Pour défendre une conception de « rationalité olympique », il faut aller dans le sens de collecter toute l’information pertinente et de pouvoir la traiter exhaustivement. Pour Simon, il est impossible de récolter toute cette information et de la traiter. Dans une organisation, il y a une nécessité de sélectionner des informations et de laisser tomber d’autres informations. La nécessité de sélectionner l’information fait qu’on va toujours dans le sens d’une rationalité limitée.

Les préférences des personnes qui sont poursuivies par les responsables de service et d’organisation ne sont pas données une fois pour toutes, mais peuvent évoluer au cours des évènements. Il y a des facteurs qu’on ne maitrise pas, on ne peut traiter toute l’information, il y a des acteurs stratèges, les préférences acteurs ne sont pas données, mais elles évoluent.

Pour Simon, on ne peut aller vers des solutions optimales, mais plutôt vers des solutions pertinentes. On est dans un cadre de solutions satisfaisantes que de chercher une solution optimale. L’acteur stratège crée une « rationalité limitée » et pas une « rationalité olympique ».

Crozier montre que dans une organisation, le pouvoir ne se réduit pas aux attributs liés aux positions hiérarchiques, mais qu’il existe des pouvoirs parallèles. Il exprime la capacité pour un acteur de mobiliser des ressources pour rendre son comportement imprévisible et donc utiliser les « zones d’incertitudes » inhérentes à toute situation et pertinentes dans l’organisation concernée. Les personnes qui vont arriver à maitriser ces zones d’incertitudes vont acquérir du pouvoir au sein de l’organisation et cela ne sera pas nécessairement celles au sommet de l’organigramme. Il y a nécessairement des pouvoirs parallèles dans une organisation, il y a toujours une marge de manœuvre, une zone d’incertitude, quelque chose qui n’est pas revu par la règle. Ceux qui arrivent à se saisir des zones d’incertitudes vont acquérir du pouvoir. L’organigramme n’est pas tout et il doit composer avec des formes parallèles.

Les acteurs au sein des organisations vont développer des stratégies pour acquérir du pouvoir passant par la négociation. Chez Crozier, le concept de jeu intervient comme étant fondamental. Les jeux d’acteurs reposent plus sur la négociation que sur la confrontation formant des systèmes d’action concrets qui sont des ensembles de jeux structurés. Les jeux vont être influencés par l’organigramme formel, mais aussi par la manière de gérer les zones d’incertitudes. L’administration n’échappe pas à ces trois caractéristiques permettant à Crozier de réintroduire les trois formes de pouvoir politique mis en évidence par Bezes.

Des dysfonctionnements « utiles » ?[modifier | modifier le wikicode]

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Si on est face à des acteurs stratèges, si tout n’est pas maitrisable, la dysfonction et le dysfonctionnement ne sont pas l’exception, mais la norme de toute organisation. Les acteurs réels de l’organisation ne sont pas les acteurs taylorien ou encore fayolien. L’organisation est plus mouvante et dynamique que l’image des auteurs classiques. En d’autres termes, les dysfonctionnements bureaucratiques ne constituent pas l’exception, mais la norme de la vie des organisations comprises ici comme des réseaux de pouvoir et de dépendance.

Les dysfonctionnements sont une réalité nécessaire pour les organisations. C’est grâce aux dysfonctionnements que l’organisation d’implose pas. Le problème que met en évidence Crozier est que la manière de traiter les dysfonctions dans la bureaucratie va être de créer des nouvelles règles pour remédier aux dysfonctions. On approfondit le dysfonctionnement de la structure bureaucratique. L’efficacité même des organisations est en partie dépendante de ces dysfonctionnements, car ils facilitent la circulation de l’information et la négociation des règles de pouvoir.

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Le cercle vicieux bureaucratique revient d’une tendance dans la bureaucratie à l’autoritarisme et à la centralisation des décisions. La solution privilégiée dans le cadre du cercle vicieux bureaucratique et de créer de nouvelles règles. Si on applique les règles cela ne se passe pas à la perfection, on va créer des règles qui vont mener à un accroissement tentaculaire de la bureaucratie qui par multiplication des cercles vicieux, approfondie les problèmes de rigidité, causes des dysfonctionnements et accroit toujours plus. D’après Crozier, les règles vont générer nécessairement d’autres dysfonctions. Crozier montre que la bureaucratie a tendance à fonctionner par multiplication des règles et par l’accroissement tentaculaire de sa taille.

L’analyse stratégique selon Crozier et Friedberg (1977) : un résumé[modifier | modifier le wikicode]

D’après Crozier, la volonté d’édicter de nouvelles règles pour régler les problèmes de l’organisation est une illusion. Le modèle bureautique n’est pas impossible à appliquer et à mettre en place. Contre Weber, Taylor et Fayol, il va mettre sur pied l’analyse stratégique autour de quatre concepts centraux :

  • acteur ;
  • système d’action concret ;
  • zone d’incertitude ;
  • sources du pouvoir.

Acteur[modifier | modifier le wikicode]

Max Weber définit la sociologie comme la science qui se propose de comprendre le sens que l’agent donne à son action. Chez Crozier, les acteurs ne sont pas de simples exécutants, mais ce sont des acteurs qui ont toujours une marge d’exécution qui peuvent avoir des intérêts qui ne sont pas forcement en phase avec les intérêts de l’organisation. Il y a toujours des objectifs propres et une marge de liberté dans l’organisation qui permet de déployer et de mettre en œuvre ses objectifs dans le sens des intérêts des personnes concernées. Néanmoins, la marge de manœuvre n’est pas absolue puisque l’organisation définit un cadre. Dans l’organisation, d’autres acteurs existent. Les acteurs qui se trouvent dans l’administration publique doivent jouer dans ce cadre avec d’autres acteurs et les règles de l’organisation. L’organisation telle que définie chez Crozier est un ensemble humain, un ensemble où des gens avec des objectifs, des intérêts variés vont interagir et coexister et toute personne dans une organisation aura pour objectif d’acquérir du pouvoir au sein de l’organisation.

Dans L'acteur et le système: Les contraintes de l'action collective publié en en 1977, Crozier et Friedberg cherchent à expliquer la construction des règles de l’organisation à partir du jeu des acteurs empiriques, calculateurs et intéressés. L’organisation est définie comme un construit humain ou un ensemble humain structuré.

Système d’action concret[modifier | modifier le wikicode]

Cela donne une vision de l’organisation plus vivant que chez Weber, Fayol et Taylor. Pour Fayol, une organisation est un ensemble complexe de personnes qui vont essayer d’interagir pour essayer de trouver une solution satisfaisante qui se pose au sein de l’organisation. Il va s’agir de trouver des solutions qui apparaitront comme étant des solutions satisfaisantes. C’est un cadre où les relations vont être complexes.

La notion de système que l’on retrouve chez Crozier va être différente de la notion de système chez Parsons qui dit que si on a une composante qui bouge, les autres composantes vont devoir s’ajuster quasi automatiquement. Si la composante A bouge, les autres composantes vont devoir s’adapter. Chez Crozier, le système est quelque chose de beaucoup plus contingent, le système va dépendre énormément de l’action des personnes. On n’est pas dans un système qui impose aux personnes un mode de faire, qui s’ajuste automatique, mais dans un système de jeu complexe d’interactions qui vont être à la fois influencées par le système, mais qui vont en même temps influencer la teneur du système. Dans un système, il y a des règles formelles, des organigrammes, des choses prévues qui vont influencer la manière d’agir des personnes, mais cela ne va pas déterminer la manière d’agir. Les personnes dans l’organisation ont toujours une marge de manœuvre, peuvent interagir avec les règles et peuvent les influencer. Une interaction va se mettre en place entre le système et les personnes qui le composent. Le système influence les manières d’être des personnes et en retour les interactions vont pouvoir faire changer et évoluer les règles qui influent ce système. Pour Crozier c’est un système d’interactions complexes où tout n’est pas prévu par une organisation formelle et par la règle impersonnelle.

Selon Crozier, avec cette analyse, on passe de l’organisation formelle qui ses celle de Weber, Fayol et Taylor à l’action organisée qui est l’analyse stratégique qu’il essaie de mettre en avant : « un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité des jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». On retrouve des mécanismes de jeux relativement stables. Un système d’action concret représente donc la manière dont les acteurs organisent leurs relations pour résoudre les problèmes posés par le fonctionnement de l’organisation.

Crozier distingue deux composantes d’un système d’action concrète :

  • un système de régularisation des relations à savoir quelle est la démarche officielle à suivre par exemple que fait l’ouvrier de production si une panne se produit sur une machine ? Comment s’élabore le budget annuel d’une administration ? Ce système de régulation des relations s’apparenterait à la vision de Weber Taylor et Fayol.
  • une deuxième composante est que les systèmes des alliances se construisant selon des logiques qui n’ont rien à avoir avec les organigrammes. Il y a des alliances qui vont se créer et elles vont pouvoir avoir un impact sur l’autre composante du système. Un tel acteur sait que pour réaliser telle action, il peut compter sur l’appui de tel autre acteur. Des pouvoirs parallèles vont pouvoir se créer et influencer la composante plus formelle du système d’action concrète.

Si on regarde ces deux éléments, les logiques ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas on est dans un cas formalisé et prévisible alors que dans le second cas les alliances sont mouvantes pouvant avoir un impact sur l’autre composante du système d’action concret proposant une vision de l’organisation beaucoup plus dynamique. Tout n’est pas déterminable au niveau du système de régulation des comportements, il faut faire intervenir le système des alliances.

Zones d’incertitude[modifier | modifier le wikicode]

C’est un concept au cœur de la notion d’organisation. Ce que Crozier et Friedberg mettent en avant est que l’appareil wébérien bureaucratique ne peut pas arriver à contraindre l’action qui se déploie dans une organisation de manière mécanique. Toute organisation connaît nécessairement des zones d’incertitudes liées à trois types de circonstances :

  • Il y a des événements extérieurs qui ne peuvent être maitrisés par l’organisation elle-même comme des changements ou bien des innovations techniques. Cela peut changer la donne. Le changement technique vient de l’extérieur ou encore l’évolution des marchés : c’est une circonstance qui n’est pas maitrisée par l’organisation, il y a des changements externes à l’organisation qui peuvent aboutir à des zones d’incertitudes au sein de l’organisation.
  • il y a des évènements imprévus ;
  • évènements qui n’ont pas été formalisés dans les règles officielles.

À travers ces trois types d’évènements, des zones d’incertitudes vont intervenir dans le fonctionnement d’une organisation.

Crozier et Friedberg vont montrer que les gens ne sont pas passifs vis-à-vis des zones d’incertitude afin d’acquérir plus de pouvoir au sein de l’organisation. Ces incertitudes sont partie prenante du jeu des acteurs, dont elles renforcent ou diminuent l’autonomie et, par là, le pouvoir. Les acteurs vont essayer de s’empare des zones d’incertitude pour renforcer leur pouvoir au sein de l’organisation. Les acteurs qui vont être le mieux à même de maitriser les zones d’incertitude et d’acquérir du pouvoir à travers les zones d’incertitude sont des acteurs qui vont garder une forme d’imprévisibilité dans leur comportement. En d’autres termes, les acteurs dont le comportement est imprévisible en raison du contrôle de zones d’incertitude (pertinentes pour l’organisation) exercent un pouvoir. Il y a ceux qui maitrisent la zone d’incertitude et ceux qui sont imprévisibles pouvant négocier des conditions plus favorables.

Pouvoir[modifier | modifier le wikicode]

Le pouvoir chez Crozier et Friedberg est au cœur de toute organisation et donc au sein de l’administration publique. Crozier et Friedberg proposent une définition relationnelle du pouvoir envisagé comme problème central de l’organisation. Le pouvoir n’est pas un attribut donné au chef hiérarchique, mais le pouvoir est quelque chose qui se joue dans une relation complexe entre un chef et son suborné. Pour Weber le pouvoir de A sur B est la capacité de A d’obtenir que B fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de A au moyen de la contrainte physique, de l’obéissance ou de la domination légitime afin de susciter de l’adhésion. Crozier va dire que c’est une vision trop mécanique : si la pression du supérieur hiérarchique est trop forte, alors le subordonné lui demande quelque chose en échange, par exemple des moyens supplémentaires, l’accès à tel ou tel service ou encore le recrutement d’un nouveau collaborateur. Il y a aussi un pouvoir des subordonnés sur le chef, un pouvoir qui se met en place de bas en haut qui va notamment pouvoir s’exercer dans les zones d’incertitudes.

Avec Crozier, le supérieur doit être stratège, convaincre pour montrer que c’est l’intérêt d’aller dans son sens. Le subordonné doit aussi être stratège. Chez Crozier et Friedberg, il y a cette définition relationnelle du pouvoir, car le pouvoir de A sur B est la capacité de A d’obtenir que, dans sa relation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables. La « cage d’acier » pure n’existe pas.

Crozier et Friedberg identifient quatre sources du pouvoir :

  • possession d’une compétence ou d’une spécialisation fonctionnelle difficilement remplaçable : expertise des ouvriers d’entretien des machines, juristes, comptables, informaticiens, etc.
  • maîtrise des relations avec l’environnement: si des gens de terrain dans une administration publique en contact avec des groupes d’intérêts et des associations, et qu’ils ont des contacts que les gens de services n’ont pas, ce sont ces acteurs qui vont maitriser la communication. Ce sont des acteurs marginaux séquents. C’est une forme de pouvoir d’intermédiation. Si des gens maitrisent les relations avec l’extérieur, ils acquirent aussi une forme de pouvoir.
  • maîtrise de la communication d’informations : rétention d’informations pertinentes qui offre une maîtrise de l’information et de la communication.
  • connaissance des règles organisationnelles et de fonctionnement : ce sont par exemple les règles d’avancement dans la fonction publique, les procédures budgétaires ou encore les modalités de contrôle.

Exemple du Service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA)[modifier | modifier le wikicode]

Crozier a appliqué cette méthode de l’analyse stratégique au cas du monopole du Service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA) en France. Crozier parle de monopole industriel, car il n’y a pas de zones d’incertitude qui peut venir de l’extérieur. Il va analyser des rapports de pouvoirs sur la base des rapports affectifs entre différentes catégories du personnel de ce service :

  • chefs d’atelier ;
  • ouvriers de production : 60 à 120 par atelier et faiblement qualifiés ;
  • ouvriers d’entretien : 12 par atelier, qualifié et rattaché à un ingénieur membre de la direction.

Crozier met en évidence une organisions très bureaucratique à travers des constats empiriques sur la base d’enquêtes de terrain :

  • relations bonnes entre chefs d’atelier et ouvrières de production ;
  • climat conflictuel entre ouvriers de production et ouvriers d’entretien qui considère les premiers comme leurs subordonnés ;
  • conflits ouverts entre ouvriers d’entretien et chefs d’atelier.

Les conclusions principales de l’analyse stratégique de Crozier sur le cas du SEITA sont que l’arrêt d’une machine est la seule source d’incertitude dans le cadre du SEITA qui est en situation de monopole sur son marché. Les ouvriers d’entretien jouissent donc du pouvoir qui en découle jusqu’à faire disparaître toutes les notices d’entretien afin de s’assurer d’un monopole absolu de l’expertise. Des pouvoirs informels s’organisent parallèlement aux pouvoirs formels. Les stratégies des trois types d’acteurs s’orientent par rapport à cette structure informelle de pouvoir notamment l’agressivité des ouvriers d’entretien, dont le pouvoir est bien réel, mais n’est pas légitime. Les ouvriers de production veulent plus de bureaucratie tandis que les ouvriers d’entretien veulent maintenir la zone d’ombre.

Références[modifier | modifier le wikicode]