L’Éthique du Libéralisme : Vers une Morale de la Coopération

De Baripedia

Le libéralisme, en tant que philosophie politique et cadre normatif, repose sur des principes qui cherchent à concilier liberté individuelle et coopération sociale. Parmi les nombreuses contributions intellectuelles qui ont façonné cette tradition, les écrits d’Immanuel Kant occupent une place particulière. Dans son essai visionnaire Vers la paix perpétuelle (1795), Kant propose une approche éthique et politique pour établir une paix durable entre les nations. À travers ses "articles définitifs en vue de la paix perpétuelle", Kant esquisse les fondements d’un ordre international libéral et moralement juste, articulé autour de trois principes fondamentaux : une "constitution républicaine", une "fédération d’États libres" et une "hospitalité universelle".

Ces trois piliers, bien qu'élaborés dans un contexte historique marqué par les guerres incessantes de l'Europe du XVIIIᵉ siècle, restent d'une pertinence saisissante dans les débats contemporains sur l’éthique du libéralisme. D’une part, ils illustrent comment une éthique fondée sur la raison et le respect de la dignité humaine peut informer les institutions politiques et les relations internationales. D’autre part, ils fournissent un cadre théorique permettant d’explorer la tension entre souveraineté nationale et cosmopolitisme, liberté individuelle et ordre collectif.

Le premier article, la "constitution républicaine", traduit l’idée selon laquelle la paix et la justice dépendent de la mise en place d’institutions politiques respectant la liberté, l’égalité et l’autonomie des citoyens. Ce principe s'enracine dans l'éthique kantienne du devoir, selon laquelle chaque individu doit être traité comme une fin en soi et non comme un simple moyen. Le second article, la "fédération d’États libres", propose un modèle de coopération internationale basé sur le consentement mutuel et la limitation des conflits, un concept précurseur des organisations supranationales modernes comme les Nations unies. Enfin, le troisième article, l’"hospitalité universelle", appelle à une reconnaissance mutuelle des droits fondamentaux, affirmant que chaque individu, en tant que membre de l’humanité, possède une légitimité à être accueilli dans un espace étranger.

Le Conséquentialisme : Juger une Action par ses Résultats Anticipés

Le conséquentialisme, en tant que théorie morale, se distingue par une approche axée sur l’évaluation des actions selon leurs conséquences présumées. Il s'agit d'une conception éthique profondément enracinée dans l’idée que la moralité d’une action ne dépend pas intrinsèquement de son intention ou de ses moyens, mais de l’impact qu’elle est censée produire. Cette philosophie est résumée dans l’adage souvent associé à Max Weber : "l’éthique de la responsabilité" (Verantwortungsethik), qui valorise la prise de décision rationnelle et responsable, même face à l’incertitude. Contrairement à une analyse rétrospective fondée sur des résultats réels, cette approche se concentre sur les conséquences anticipées, en prenant en compte la bonne foi et les efforts mis en œuvre pour atteindre une fin moralement acceptable.

Une Éthique de la Prévoyance et de la Responsabilité

Le conséquentialisme repose ainsi sur un "procès d’intention", dans lequel le décideur est évalué sur sa capacité à prévoir les résultats probables d’une action, tout en reconnaissant les limites inhérentes à cette entreprise : le hasard, les accidents ou des facteurs imprévisibles. Ce cadre moral distingue deux formes principales : le conséquentialisme des actes, qui évalue chaque action en fonction de ses conséquences spécifiques, et le conséquentialisme des règles, qui privilégie l’établissement de principes généraux guidant des actions susceptibles de produire les meilleurs résultats à long terme.

L'Utilitarisme : Une Forme Éthique de Conséquentialisme

L’utilitarisme, une des variantes les plus marquantes du conséquentialisme, est souvent qualifié d’"hédonisme éthique conséquentialiste". Cette théorie morale, initialement développée par Jeremy Bentham en 1789, repose sur le Greatest Happiness Principle ("principe du plus grand bonheur"). Selon ce principe, une action est moralement juste si elle tend à maximiser le bonheur et à minimiser la souffrance. Bentham formule cette vision dans deux axiomes fondamentaux :

  1. "Utility, or the Greatest Happiness Principle, holds that actions are right in proportion as they tend to promote happiness, wrong as they tend to promote the reverse of happiness."
  2. "Each person is to count for one, nobody for more than one."

Ces énoncés traduisent l’ambition démocratique et égalitaire de l’utilitarisme, en soulignant que chaque individu compte de manière égale dans le calcul des conséquences. La moralité, dans cette perspective, devient une question d'optimisation : maximiser le bien-être collectif en réduisant les souffrances et les désagréments au minimum.

L’impact de l’utilitarisme dépasse largement la philosophie morale. Ce cadre normatif a profondément influencé la théorie micro-économique, en particulier dans la modélisation des comportements visant à maximiser l’utilité individuelle ou collective. Le développement de cette pensée se poursuit au XIXᵉ siècle avec John Stuart Mill, qui enrichit la théorie en introduisant une distinction entre plaisirs supérieurs et inférieurs. Mill soutient que certains plaisirs, liés à l’intellect ou à la moralité, possèdent une valeur intrinsèque plus élevée que les plaisirs physiques, conférant ainsi une dimension qualitative à la théorie utilitariste.

Au XXIᵉ siècle, des penseurs tels que Peter Singer revitalisent l’utilitarisme en l’appliquant à des problématiques contemporaines comme l’éthique animale et l’altruisme effectif. Singer défend une approche universelle du bonheur, intégrant non seulement les humains, mais également les animaux sentients, dans le calcul utilitariste. Cette extension marque un tournant dans la réflexion morale, soulignant la capacité de l’utilitarisme à s’adapter à des contextes variés et à répondre aux défis éthiques globaux.

L’utilitarisme offre une méthodologie pragmatique pour traiter des dilemmes moraux complexes. En s’appuyant sur une analyse rationnelle des conséquences et en valorisant l’égalité de considération entre les individus, cette théorie se présente comme une éthique de la coopération et de la maximisation du bien-être collectif. Cependant, elle n’échappe pas aux critiques, notamment en ce qui concerne la difficulté de mesurer le bonheur ou la souffrance et les risques de sacrifier les droits individuels au nom du bien commun.

Malgré ces limites, l’utilitarisme demeure une référence majeure dans la pensée éthique contemporaine. Sa capacité à conjuguer responsabilité morale et efficacité pratique en fait un outil précieux pour analyser les enjeux sociétaux et les relations internationales, où les décisions doivent souvent équilibrer intérêts individuels et collectifs dans des contextes complexes et interconnectés.

Applications dans les Relations Internationales

Le conséquentialisme, et plus spécifiquement l’utilitarisme, trouve de nombreuses applications dans le domaine des relations internationales, où les décisions politiques et stratégiques sont souvent évaluées en fonction de leurs impacts présumés. Cette approche fournit un cadre théorique qui transcende les idéologies, influençant divers courants de pensée et orientant les pratiques diplomatiques et économiques à l'échelle mondiale.

Le réalisme politique, l’une des écoles de pensée les plus influentes en relations internationales, illustre une application conséquentialiste des décisions étatiques. Cette perspective justifie des actions stratégiques non pas sur la base de principes moraux universels, mais selon leur capacité à préserver la sécurité nationale et à maintenir l’équilibre des puissances. Les alliances temporaires, les interventions militaires, ou les concessions diplomatiques sont ainsi analysées à travers le prisme de leurs résultats anticipés, en privilégiant l’intérêt national et la stabilité régionale.

Dans une perspective différente, le marxisme-globalisme applique un cadre conséquentialiste pour légitimer des actions visant à réduire les inégalités économiques mondiales. Cette approche se concentre sur les structures systémiques et les conséquences à long terme des politiques économiques et sociales. Les initiatives visant à redistribuer les ressources, à promouvoir la justice sociale, ou à corriger les asymétries de pouvoir entre le Nord et le Sud global s’appuient sur l’idée que leurs impacts, bien qu’initialement coûteux ou disruptifs, aboutiront à une amélioration substantielle du bien-être collectif.

Le libéralisme, avec ses racines dans les principes utilitaristes, adopte une approche axée sur la maximisation des bénéfices mutuels par la coopération internationale. La promotion du libre-échange, la défense des droits de l’homme, et la mise en place d’institutions supranationales comme l’Organisation mondiale du commerce ou les Nations unies s’inscrivent dans cette logique. Ces initiatives, guidées par une vision optimiste des relations internationales, cherchent à maximiser le bien-être collectif tout en minimisant les conflits et les coûts associés à l’anarchie internationale.

Dans chacun de ces exemples, le conséquentialisme offre un cadre d’analyse pragmatique et adaptable, permettant aux décideurs de considérer l’impact de leurs choix dans un environnement incertain et interconnecté. Cependant, cette approche pose également des questions éthiques importantes, notamment sur les limites du calcul des conséquences et les risques de sacrifier des valeurs fondamentales au nom de l’efficacité ou du bien commun.

Le conséquentialisme, qu’il soit appliqué par le réalisme politique, le marxisme-globalisme, ou le libéralisme, reste un outil précieux pour penser les relations internationales. Il fournit un langage commun pour évaluer les politiques et tracer un équilibre entre les intérêts nationaux, les responsabilités globales et les aspirations à un monde plus juste et pacifique.

Une Théorie Morale Adaptée à un Monde Incertain

Le conséquentialisme représente une approche morale pragmatique et flexible, particulièrement adaptée à un monde caractérisé par l’incertitude et la complexité croissante des interactions humaines. En mettant l’accent sur l’évaluation prospective des conséquences, cette théorie propose un cadre éthique permettant de naviguer dans des environnements où les résultats des actions ne peuvent jamais être totalement prédits. Elle incite les décideurs à privilégier une analyse rationnelle des impacts probables, tout en tenant compte des limites inhérentes à toute prévision.

L’une des forces du conséquentialisme réside dans sa capacité à concilier responsabilité individuelle et bien-être collectif. En exigeant une réflexion approfondie sur les effets d’une action, cette approche favorise la prise en compte des intérêts à la fois immédiats et à long terme. Elle propose une base éthique où les décisions ne sont pas seulement guidées par des principes rigides, mais également par une volonté d’atteindre des objectifs concrets, tels que la réduction de la souffrance, la promotion du bonheur ou l’amélioration des conditions de vie.

Cependant, le conséquentialisme n’est pas exempt de défis. L’un des principaux réside dans la détermination des critères permettant de guider les prévisions. Quels paramètres doivent être priorisés dans l’analyse des conséquences ? Comment évaluer le poids relatif des bénéfices et des coûts, surtout lorsque des valeurs fondamentales comme les droits individuels ou la justice sociale sont en jeu ? Ces questions soulèvent également la problématique des moyens employés : jusqu’où peut-on aller pour justifier une fin présumée bonne sans compromettre des principes moraux essentiels ?

Ces enjeux rendent le conséquentialisme particulièrement pertinent dans des domaines tels que la politique, l’économie et les relations internationales. Les débats autour de cette théorie continuent de stimuler une réflexion éthique, notamment sur les moyens d’intégrer des perspectives à la fois rationnelles et humanistes dans des processus de décision souvent marqués par des contraintes pratiques et des dilemmes moraux complexes.

Le conséquentialisme, en dépit de ses limites, demeure un outil intellectuel puissant. En s’efforçant d’équilibrer incertitude, responsabilité et vision prospective, il offre un modèle éthique particulièrement adapté aux réalités d’un monde où les décisions doivent souvent être prises en tenant compte de leurs impacts globaux et des incertitudes qui les entourent.

Le Kantianisme : Une Éthique du Devoir

Le kantianisme, également connu sous le nom d’éthique du devoir ou de déontologie, représente une approche morale fondée sur le respect de règles éthiques absolues. Contrairement au conséquentialisme, qui juge la moralité d’une action en fonction de ses résultats présumés, le kantianisme repose sur la conviction que certaines actions sont intrinsèquement bonnes ou mauvaises, indépendamment de leurs conséquences. Cette vision, souvent qualifiée d’"éthique de la conviction" par Max Weber, puise ses fondements dans les travaux d’Immanuel Kant et a été enrichie par des philosophes modernes tels que John Rawls.

L'Impératif Catégorique : Un Principe Universel

Au cœur de la pensée kantienne se trouve l’impératif catégorique, une règle fondamentale qui guide l’action morale en assurant sa cohérence et son universalité. Kant formule cet impératif en deux maximes célèbres :

  1. "Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." Cette formulation interroge la cohérence d’une action : une action morale doit être universalisable, c’est-à-dire que tout le monde pourrait agir de la même manière sans contradiction logique ou morale.
  2. "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen." Cette maxime souligne le respect inconditionnel de la dignité humaine : chaque individu doit être traité comme une fin en soi, et non comme un simple moyen d’atteindre un objectif.

Ces principes incarnent une éthique de la réciprocité, souvent associée à la "règle d’or" présente dans de nombreuses traditions philosophiques et religieuses : "Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent."

Une Éthique Fondatrice en Relations Internationales

Dans le domaine des relations internationales, le kantianisme trouve des applications concrètes dans des principes fondamentaux tels que les droits de l’homme et les institutions libérales. L’idée kantienne selon laquelle chaque individu possède une valeur intrinsèque sert de base à la reconnaissance universelle des droits fondamentaux, indépendamment des contingences politiques ou culturelles. Par exemple, le cadre juridique international qui protège les droits de l’homme s’inspire directement de cette approche déontologique.

De même, le libéralisme en relations internationales, qui valorise la coopération entre États et la protection des individus, reflète les idéaux kantiens. L’insistance sur la nécessité de règles universelles, de la souveraineté partagée à la responsabilité commune, témoigne de l’influence durable de cette philosophie.

Une Morale Rigoureuse, mais Défis Pratiques

Bien que le kantianisme offre une éthique claire et rigoureuse, il soulève également des défis pratiques, notamment dans des contextes où des principes moraux absolus semblent entrer en conflit. Par exemple, l’application stricte des droits universels peut s’avérer difficile dans des situations où des considérations culturelles ou des contraintes pragmatiques dominent. De plus, l’exigence de traiter chaque individu comme une fin peut être complexe à mettre en œuvre dans un monde où les ressources et les intérêts sont limités.

Une Éthique Intemporelle

Malgré ces limites, le kantianisme reste un pilier de la réflexion morale contemporaine. En mettant l’accent sur la cohérence, le respect mutuel et la dignité humaine, cette théorie offre une vision idéale et universelle de la morale, particulièrement pertinente dans un monde où les décisions doivent souvent transcender les intérêts individuels pour répondre à des impératifs collectifs.

5.3. L'éthique de la vertu (3e théorie morale)

► Ethique de la vertu: on juge une personne du point de vue de son caractère moral (et non seulement une décision/action particulière) (cf. Aristote; Alasdair McIntyre 1981)

– 4 vertus cardinales des grecs: sagesse, courage, modération, justice

– vertus chrétiennes cardinales: la foi, l'espoir, la charité et l'amour

– autres vertus éminentes: honnêteté, agrément, prévenance, indulgence, pardon, cohérence, tolérance, modestie, etc.

● exemples RI: démocraties sont pacifiques; constructivisme ('bonnes identités')



5.4. Doctrine de la guerre juste

N.B.: les doctrines d'éthique appliquée utilisent souvent plus d'une théorie morale, comme par exemple la doctrine de la guerre juste (principalement déontologique, mais également conséquentialiste)


► Quand a-t-on le droit de recourir au moyen de la guerre? Le jus ad bellum (cf. Walzer 1977)

cause juste: – auto-défense contre l'agression (= violation souveraineté politique et/ou intégrité territoriale), pour la restauration de la paix – aider l'agressé – intervention humanitaire du fait d'actes qui choquent la conscience de l'humanité (violations graves et massives des droits de l'homme) → "Responsibility to Protect ('R2P')"

autorité légitime: guerre déclarée et menée par l'autorité appropriée

bonne intention: bonne foi, la cause juste est bien la raison (principale)

dernier recours: pour éviter le pire

chances raisonnables de succès: guerre non futile

(macro-)proportionnalité: calcul (grossier) coûts&bénéfices de la guerre


N.B. ► si chacune de ces 6 conditions est respectée => jus ad bellum


sinon, pas de guerre juste !








► Quelles règles de la justice doit-on appliquer durant la guerre? Le jus in bello

(micro-)proportionnalité
immunité des non-combattants (contre le massacre des innocents), discrimi-nation entre combattants (cibles légitimes) et tous les autres

● Doctrine du double effet (= 1. sauver sa vie + ce faisant, 2. tuer l'agresseur) origine: Saint Thomas d'Aquin (13e) = auto-défense violente admissible; cf. "dommages collatéraux" = victimes civiles); conditions: – on a le droit de faire qqch – l'agent recherche le bien (ex. efficacité militaire) et non le mal – le mal n'est pas un moyen pour obtenir le bien – le bien ≥ le mal + Walzer (1977): 'due care' (l'agent prend + de risques pour lui-même)

N.B. ► si chacune de ces 2 conditions est respectée => jus in bello

sinon, pas de guerre juste !



En résumé:

– une guerre juste requiert donc toutes les 8 conditions

– la charge de leur preuve devant toujours être apportée par/pour la partie 'juste'

– une partie au plus peut mener une guerre juste ad bellum

– chaque partie doit mener une guerre juste in bello